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Heil Trump !

Heil Trump !

Elon Musk sur la scène de la Capital One Arena à Washington, le 20 janvier 2025. Photo Sabine Weiss / AFP EDITORIAL C'est un geste qui le démangeait depuis si longtemps... Il ne manquait plus, lors des cérémonies d'investiture de Donald Trump à Washington, que le salut nazi d'Elon Musk. Maintenant, c'est fait. Au-delà de l'indignation planétaire qu'il provoque, reste à se demander d'où vient ce geste et ce qu'il augure. Et aussi, à toutes fins utiles : maintenant, on fait quoi ? Il l’a fait. Excité comme une puce, sur la scène de la Capital One Arena à Washington, lors d’un meeting après l’investiture de Donald Trump, Elon Musk est au comble de la jubilation. Tout à sa joie d’une victoire "historique" et à la perspective d’aller bientôt planter la bannière étoilée sur Mars, le richissime boy friend  du nouveau président américain entre dans une sorte de transe qu’il semble avoir du mal à contenir. C’est plus fort que lui, ça le déborde. Et là, à peiner une minute après être "entré en scène", s’adressant aux supporters de Trump massés là, et devant les caméras du monde entier, Musk fait le salut nazi. Il ne lève pas simplement le bras et la main pour remercier les supporters de Trump : c’est, sans aucune ambiguïté, le "Sieg Heil" hitlérien. Il faut voir, dans la séquence vidéo ci-dessous, la seconde qui précède et accompagne ce salut nazi. Il faut voir le rictus du visage, le surgissement hargneux du geste, et ce que dit juste ensuite Donald Musk : l’avènement d’une « civilisation future » . Il n'a pas osé dire "aryenne" Elon Musk sur la scène de la Capital One Arena à Washington, le 20 janvier 2025 (depuis le compte X d'Elon Musk) Ce salut nazi, se dit-on alors, vient de loin. Il surgit là, un soir de victoire, où Musk peut enfin lâcher, sans retenue, un geste enfoui en lui, refoulé, qu'il brûlait depuis si longtemps de pouvoir faire en public. Un geste trop longtemps rentré, qui jaillit là comme un remugle. Biberonné au régime sud-africain de l'apartheid, qui a irrigué sa formation intellectuelle, Donald Musk a comme maître à penser, depuis longtemps, un "intellectuel" dont nous avons déjà parlé, Curtis Yarvin, alias Mencius Moldbug , pour qui les nazis, en Allemagne, ont fait du bon boulot. Et il a offert son ralliement à Trump, dont les ouvrages préférés, est un livre de discours d'Adolf Hitler (comme l'avait révélé, dans une interview pour Vanity Fair , Ivanna Trump, la première épouse du magnat). Tout comme Mencius Moldbug, Donald Trump pense que le dictateur du IIIème Reich a "aussi fait de bonnes choses", comme l'a confié au New York Times le général à la retraite John Kelly, ex-chef de cabinet de Trump lors de son premier mandat. L'une des premières décision de Donald Trump aura été de lever l'interdiction aux États-Unis de la plateforme chinoise TikTok. Pour amadouer l'ours Xi Jinping ? Peut-être, mais pas seulement. Comme l’a révélé un rapport publié le 17 septembre dernier par l'ONG américaine Media Matters , prolifèrent sur l’application TikTok (depuis avril 2024) des discours d'Adolf Hitler, traduits en anglais par l’IA, qui le font passer pour un homme qui aurait été diabolisé, en niant ou en minimisant la gravité de ce qu'il a fait. Ces vidéos ont été vues des millions de fois. Et ça, ça plait bien à Trump-Musk… Comme l’écrit France info , « ces vidéos sont difficiles à repérer et passent souvent sous les radars. Les extraits audio ne contiennent pas de grossièretés ni de propos ouvertement racistes ou antisémites. De plus, il n'est pas toujours précisé qu'il s'agit de discours d'Adolf Hitler, parfois, il est désigné par les surnoms "le grand peintre"  ou "le grand peintre autrichien" , en référence à sa carrière ratée de peintre et à sa naissance en Autriche. » « Historiens et politologues sont de plus en plus nombreux à qualifier Donald Trump de "fasciste" », estime France info  dans un article publié ce 20 janvier. Il serait temps ! Avec des pudeurs de gazelles effarouchées, beaucoup de commentateurs médiatiques se contentent de (re)prendre pour argent comptant la fadaise macronienne d’une « internationale réactionnaire ». Aux humanités , nous avons parlé dès le 19 novembre d’une « facho-tech au cœur de Trumpland » ( ICI ). Cette chronique n'a nulle part été citée ni mentionnée, au motif que nous "exagérions"... Peter Thiel en 2019. Photo Kiyoshi Ota/Bloomberg L’un des artisans de cette "facho-tech", et non des moindres, rallié dès 2016 à Donald Trump, s’appelle Peter Thiel. Cofondateur de PayPal, investisseur dans Facebook aux débuts du réseau social, il préside aujourd’hui la société Palantir, une entreprise de collecte de données qui a prospéré grâce à ses contrats avec le Pentagone et la CIA. Ce Peter Thiel s’est fendu voici quelques jours, juste avant l’investiture de Donald Trump, d’une tribune remarquée dans The Financial Times . Promettant la prochaine révélation d’une « vaste conspiration millénaire » (depuis 1619, date du débarquement des premiers esclaves noirs en Virginie à la crise du Covid, en passant par l’assassinat de Kennedy) orchestrée par les  « organisations médiatiques, bureaucraties, universités et ONG financées par l’État qui délimitaient traditionnellement la conversation publique » , Peter Thiel annonce l’apocalypse ( apokálypsis ) des secrets de l’ancien régime, qui va provoquer son effondrement (la tribune de Peter Thiel a été traduite en français et brillamment décortiquée par la rédaction de Grand Continent , ICI ). Il disait voici déjà plus de vingt ans : « Je ne crois plus que la liberté et la démocratie soient compatibles ». Au moins, c’est clair… Et maintenant, on fait quoi ? Et maintenant, on fait quoi ? Suprême acte de résistance, nombreux sont ceux qui annoncent fièrement « quitter X » et exhiber leur désertion sur d'autres réseaux sociaux (plutôt Bluesky -à peu près similaire à X- que Mastodon, pourtant beaucoup plus éthique-, voire Facebook). Quel acte de bravoure ! (1). Lors de l’émission « L’Esprit public » , ce dimanche 19 janvier sur France Culture, l’essayiste et éditeur Jean-François Colosimo (directeur des éditions du Cerf) a glissé des éléments de réflexion intéressants, pour nous qui sommes "progressistes". Selon lui, « nous avons vécu, depuis les Lumières, sur l'empire du progrès, voire de la religion du progrès, et cette religion prend fin sous nos yeux. Ce camp du progrès est d’abord divisé (il n'y a qu'à voir par exemple la gauche française) sur la question de savoir si les droits doivent être illimités dans leur individuation. Ce camp progressiste devrait parfois se demander pourquoi il a nourri une telle « réaction » au sens chimique du terme, plutôt qu’au sens idéologique. Or ce camp ne se pose pas la question, parce qu’il reste en quelque sorte adhérent à sa religion du progrès, mais ce progrès-là est fini. La modernité est finie. Nous sommes rentrés dans une post-modernité, c'est-à-dire une modernité qui se continue sans plus de projet d'espérance et qui procède par collages. la post-modernité c'est en fait le mariage du progrès qui est rapporté simplement à la technologie, avec des réflexes très archaïques d'identité. Si on ne veut pas comprendre ça, on ne comprend pas ce qui se passe. (…) Si on ne veut pas analyser le nihilisme qu'a créé aussi la modernité, avec son matérialisme et son consumérisme, et son absence, au fond, d'horizon eschatologique, d'horizon d'espérance, on ne comprendra pas de quoi ils [Trump et autres] sont la réaction. » Indépendamment de ce que sont ses engagements théologiques (mais non dogmatiques), Jean-François Colosimo pose-là une question essentielle : quels "horizons d’espérance" nos sociétés démocratiques sont-elles capables de former aujourd’hui pour faire front à l’illibéralisme des gourous d’une technologie toute-puissante (la question de l’Intelligence artificielle et de ses usages commence à peine à se poser), alliés au salut nazi d’un Elon Musk (mais derrière lui, bien d’autres "nazillons" cachés sous le masque de telle ou telle "identité passée", et souvent fantasmée (Make tout-ce-que-vous-voulez Great Again). Ce travail intellectuel, éditorial, politique, est aujourd’hui hautement nécessaire. Nous le disions déjà en juillet dernier, au lendemain des élections législ-hâtives en France ( ICI ), en citant Bernard Stiegler (in Mécréance et discrédit ), sur « la décadence des démocraties industrielles » : « Il faut que la société opère une seconde suspension pour que se constitue une époque à proprement parler , ce qui signifie : pour que s’élabore une pensée nouvelle  se traduisant dans de nouveaux modes de vie , et, autrement dit, que s’affirme une volonté  nouvelle d’avenir, établissant un nouvel ordre -une civilisation, une civilité réinventée. (…) Une pensée n’a de sens que si elle a la force d’ ouvrir à neuf l’indétermination d’un avenir. Mais il ne peut s’agir de nouveaux modes de vie que si ces vies constituent de nouveaux modes d’existence  : la vie humaine est une existence. »   Quand on voit le niveau du débat politique en France, on n’est pas sortis de l’auberge ! Dans la foulée de ces élections, nous avions appelé à « faire humanités communes » . Faute de moyens, et d’élans, cet appel est resté lettre morte. Peut-être n’est-il pas trop tard ? En face, en tout cas, le néo-nazi Elon Musk n’est pas du genre à attendre… Jean-Marc Adolphe (1) - Pour ma part, bien qu'ayant aussi des comptes Bluesky et Mastodon, je ne quitte pas X, sans rien payer ni y publier quoi que ce soit. Je n'aurais pas pu documenter la déportation des enfants ukrainiens en Russie sans m'informer sur certains sites russes, et même consulter des comptes de propagande pro-russe (ne serait-ce que pour mesurer l'ampleur de la désinformation). En tant que journaliste, X restera une source d'information (et parfois, non seulement les "posts", mais aussi certains commentaires très instructifs. Je dis cela par honnêteté, non par prosèlytisme -comme m'en a accusé voici deux jours le rédacteur en chef adjoint d'un journal "de gauche"-). Parce que vous le voulez bien, les humanités , ce n'est pas pareil. Indépendants, sans publicité, notre liberté de dire n'est pas négociable. Mais qu'on le veuille ou non, la liberté a un prix. Dons ou abonnements ICI

François Bayrou, le pousse-au-crime

François Bayrou, le pousse-au-crime

François Bayrou. Photo Ludovic Marin ÉDITORIAL C'est sans précédent dans la Vème République. Au moment où un militant écologiste était placé en garde à vue dans les Landes, l'intérimaire Premier ministre attaquait des serviteurs de l’État, dont les missions sont pourtant fixées par la loi. En désignant à la vindicte, dans un discours de politique générale, les "inspecteurs" de l'Office français de la biodiversité, François Bayrou encourage de facto les agissements criminels (locaux saccagés, agressions) dont ils sont victimes, depuis des mois. Avant-hier, 17 janvier 2025, sur l’ordre de l’État français, via la Préfète des Landes Françoise Tahéri, un écureuil a été placé en garde en vue. Les "écureuils", ainsi surnomme-t-on ces militants écologistes qui occupent les arbres dont ils prennent la défense. Ce mouvement a été créé en 2019 par Thomas Brail, un grimpeur arboriste qui alerte sur la destruction d’arbres sains en France. Reva est l’un de ces "écureuils". Les humanités  l’avaient interviewé en avril 2024 ( ICI ) ; il était alors engagé dans le combat contre le trajet de la future A 69 qui devrait relier Toulouse à Castres. Aujourd’hui, Reva participe aux actions du collectif Stop THT 40, qui protestent contre le tracé de la future ligne à très haute tension (THT) du golfe de Gascogne, qui doit relier la France et l’Espagne. Tracé qui impliquerait de déboiser, sur 130 kilomètres, à travers Gironde, Landes et Pyrénées-Atlantiques, un certain nombre de parcelles forestières, sans parler des éventuels risques sanitaires liés à l’enfouissement de lignes de 400.000 volts à un mètre vingt sous le sol. Dès 2021, la première enquête publique sur le tracé de cette ligne à très haute tension avait recueilli 94 % d’opinions hostiles. La commissaire enquêtrice a toutefois rendu un avis favorable au projet : l’avis des gens, on s’en fout. En août 2022, le Conseil national de la protection de la nature a rendu un avis défavorable à ce même projet de tracé. Le Conseil national de la protection de la nature, on s’en fout pareillement. Le collectif Stop THT 40 , qui s’est constitué en 2021, ne conteste pas le projet lui-même de ligne à haute tension, mais préconise un autre tracé, qui longerait l’autoroute A63. Alors que des recours juridiques sont en train d’être étudiés par les tribunaux, l’opérateur du projet (RTE, Réseau de transport d’électricité) et la Préfète des Landes accélèrent le chantier pour mettre tout le monde devait le fait accompli, comme l’indique Marie Darzacq, présidente de l’association Landes Aquitaine Environnement (LAE).   C’est dans ce contexte que, depuis le 4 janvier, six « écureuils »  ont érigé à Soorts-Hossegor une plateforme de planches entre plusieurs troncs à quelques mètres au-dessus du sol. Parmi eux, donc, Reva, qui a été placé en garde à vue pour « mise en danger de la vie d’autrui » ! Le Parquet de Dax a heureusement ordonné sa remise en liberté, ce samedi 18 janvier, sans qu’aucune poursuite ne soit retenue contre lui. Dans le CV de la Préfète des Landes, il est pourtant indiqué qu'elle a jadis obtenu une licence de droit. Peut-être devrait-elle réviser ses cours ? Mais il y a encore bien plus grave. A peu près en même temps qu’était prise la décision d’arrêter Reva, l’actuel Premier ministre, François Bayrou, dont on a bien noté qu’il a choisi, lors de sa déclaration de politique générale, de faire la carpe sur les sujets climatiques et environnementaux. Enfin non, dans cette même déclaration de politique générale, il s’est fendu d’une déclaration incendiaire à l’encontre des agents de l’Office français de la biodiversité : « Quand les inspecteurs de la biodiversité viennent contrôler le fossé ou le point d’eau avec une arme à la ceinture, dans une ferme déjà mise à cran, c’est une humiliation, et c’est donc une faute ». Fère-en-Tardenois, dans l'Aisne, le 19 janvier 2025. Photo Jean-Marc Adolphe Rappelons à toutes fins utiles, puisque l’information ne semble pas encore parvenue jusqu’à Pau ni davantage au Haut-commissariat au Plan, où François Bayrou a paresseusement pantouflé pendant quatre ans (avec lui, c’était plutôt le commissariat plan-plan), que l’Office français de la biodiversité (OFB) est un établissement public, créé par la  loi n°2019-773 du 24 juillet 2019 , placé sous la tutelle du ministère de la Transition écologique, de l'Énergie, du Climat et de la Prévention des risques et du ministère de l’Agriculture, de la Souveraineté alimentaire et de la Forêt. Rappelons encore que « l’OFB est au cœur de l’action pour la préservation du vivant dans les milieux aquatiques, terrestres et marins. Il joue un rôle essentiel pour lutter contre l’érosion de la biodiversité face aux pressions comme la destruction et la fragmentation des milieux naturels, les diverses pollutions, la surexploitation des ressources naturelles, l’introduction d’espèces exotiques envahissantes ou encore les conséquences des dérèglements climatiques. » Dans l’histoire de la Vème République, c’est la toute première fois, nous semble-t-il, qu’un haut responsable de l’État dénigre ainsi des agents dont la mission a été fixée par la loi, et auxquels il devrait garantir la protection. La saillie de monsieur Bayrou est encore bien plus grave que les formules à l’emporte-pièces de Gérald Darmanin contre les "éco-terroristes" et sa volonté de dissoudre les Soulèvements de la Terre, heureusement contrariée par le Conseil d’État (lire ICI ). L’irresponsabilité de François Bayrou n’est pas seulement politiquement gravissime ; elle est en outre criminelle -et nous pesons nos mots. Depuis des mois, les agents de l'Office français de la biodiversité sont dans le collimateur de la Coordination rurale et certaines franges du syndicat des exploitants agricoles (FNSEA). Comme le rappelle Le Monde , « fin 2023 et début 2024, des personnels et des agences de l’OFB avaient été pris pour cibles lors de manifestations. Fin 2024, lors d’un nouveau mouvement de protestation agricole, une cinquantaine d’agressions et d’attaques ont été recensées. » Saccage de locaux publics (voire incendie comme à Brest), intimidations verbales ou physiques, etc. : pourtant, à ce jour, aucune poursuite n'a été engagée. En accusant les "inspecteurs de la biodiversité" "d'humiliation", voire de "faute", François Bayrou légitime et même encourage de telles violences à l'encontre d'agents de l’État. « En réponse à la remise en cause incessante de nos missions et afin d’éviter de commettre des “fautes”, l’intersyndicale demande à l’ensemble des personnels de rester au bureau » , cinq organisations (Syndicat national de l’environnement, FSU, FO, CGT, Unsa, EFA-CGC) ont vivement réagi aux propos du Premier Ministre dont ils attendent désormais des « excuses publiques » . Rappelons la raison pour laquelle certains agents de l'OFB portent une arme de service. A sa création, cet Office a notamment hérité des missions assumées jusqu'alors par l'Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS). Les chasseurs étant armés (par nature), il était logique que les agents chargés de les contrôler le soient aussi (1) . Aujourd'hui, au demeurant, ils ne sont pas tant accusés par la Coordination rurale et la FNSEA d'avoir « une arme à la ceinture », comme le dit François Bayrou, que de vouloir exercer une « police de l'environnement » pour laquelle ils sont missionnés , c'est-à-dire de faire respecter des règles et des normes édictées par la puissance publique. On peut entendre une certaine détresse rurale et agricole. Et que celle-ci puisse s'exprimer à travers des actions spectaculaires et/ou violentes n'est pas un fait nouveau : que l'on se souvienne des jacqueries du Moyen-Age. Mais ce n'est pas en faisant des agents de l'Office français de la biodiversité de bien commodes boucs-émissaires que le gouvernement résoudra l'actuelle "crise agricole". "Il y a très longtemps dans le nord, était un très très grand arbre dont tous les animaux dépendaient. A la base de cet arbre de vie, un castor géant qui ronge quand il est angoissé. Alors les gens du nord savent qu’il ne faut pas déranger le peuple castor pour ne pas mettre en colère castor géant." Aquarelle de Suzanne Husky en illustration du livre de Baptiste Morizot, " Rendre l'eau à la terre.  Alliances dans les rivières face au chaos climatique". https://www.suzannehusky.com/aquarelles-castor Il faut enfin préciser, à l'adresse du Premier Ministre que la « police de l'environnement » n'est qu'une des missions de l'OFB, qui a aussi pour objectif de : favoriser la connaissance, la recherche et l’expertise sur les espèces, les milieux, leurs fonctionnalités et usages, les risques sanitaires en lien avec la faune sauvage, et l’expertise en matière de gestion adaptative des espèces ; aider à la mise en œuvre des politiques publiques de l’eau et de la biodiversité ; soutenir la gestion des espaces naturels ; accompagner la mobilisation de la société civile et des acteurs économiques sur les enjeux de la biodiversité, par exemple gérer les subventions pour la réalisation des Atlas de biodiversité communale . Un rapport réalisé pour le Sénat et remis en septembre 2024 afin d’évaluer le travail effectif de l’OFB depuis sa création (lire ICI ), énonçait la nécessité de rééquilibrer les missions de l’OFB au profit de la prévention, de l’appui aux territoires et de l’accompagnement des acteurs, afin d’atténuer l’image répressive attachée à l’établissement, qui nuit à sa capacité à créer l’indispensable confiance avec les élus locaux, les acteurs économiques et agricoles (lire ICI ). Comme beaucoup de rapports parlementaires, celui-ci est resté lettre morte. La récente crise agricole n'a fait que refléter un hiatus persistant, où s'affrontent deux imaginaires : un imaginaire militaire (de conquête) et un imaginaire "du vivant" (passant, comme l'a montré le philosophe Baptiste Morizot dans son livre le plus récent, Rendre l'eau à la terre.  Alliances dans les rivières face au chaos climatique, par des alliances pour la préservation du vivant, de la vie dans sa diversité, de la biodiversité). On reviendra, dans de prochaines publications, sur la multiplicité des actions menées ou encouragées par l'Office français de la biodiversité. Actions que François Bayrou serait bien inspiré de soutenir et de contribuer à faire connaître, plutôt que de pousser au crime vis-à-vis de celles et ceux qui, avec dévouement et sens des responsabilités, en exercent la charge. Jean-Marc Adolphe , rédacteur en chef des humanités , & Isabelle Favre , chargée de veille éditoriale Écologies aux humanités . (1). Comme l'indique Sylvie Gustave-dit-Duflo, présidente du conseil d'administration de l'Office français de la biodiversité dans un entretien à France 3 : "Nos inspecteurs sont habilités à ce port d'arme et lorsqu'ils exercent des contrôles, ils le font dans le cadre des missions : soit une procédure administrative diligentée par le préfet, soit dans le cadre d'une procédure judiciaire diligentée par le procureur. On ne sait jamais à qui l'on a affaire dès lors qu'on est dans une mission de contrôle. (...) On ne peut pas désarmer la police de l'environnement. Tous les troisièmes jeudis de septembre, je m'incline devant la stèle des agents qui sont tombés dans l'exercice de leur fonction. La police de l'environnement c'est encore une fois 7,5% de contrôles agricoles. Pour tout le reste - du braconnage, la lutte contre le trafic illégal d'animaux - nous avons affaire à des gens qui peuvent être dangereux". Parce que vous le valez bien, les humanités, ce n'est pas pareil. Sans publicité : notre liberté de dire n'est pas négociable. Mais même gratuit, qu'on le veuille ou non, cela a un coût. S'en foutre reste une option. Sinon, dons et/ou abonnements ICI

La "facho-tech", au cœur de Trumpland

La "facho-tech", au cœur de Trumpland

Entre tech et capital-risque, entre musculation et budgets militaires : les "Gundo Bros", illustration de Philip Smith pour le magazine "Forbes" SUITE AMÉRICAINE Dans la galaxie des "généreux donateurs" qui ont financé la campagne de Donald Trump, et qui attendent désormais avec impatience un "retour sur investissement", il n'y a pas que les habituels magnats-maniaques des hydrocarbures, de la finance et de l'immobilier. Avec Elon Musk comme figure de proue (mais il n'est pas le seul), la tech, biberonnée à la Silicon Valley et au "capital-risque", fait une entrée fracassante en politique, avec des mentors qui se demandent s'il ne serait pas temps de se débarrasser de la démocratie. Un discours qui séduit jusqu'aux jeunes étudiants de Stanford, qui rêvent de "reconstruire l'Amérique" en surfant sur les budgets militaires au cri de « Fuck it, we ball » . Un fascisme 2.0 qui n'en est qu'à ses débuts, contre lequel se dresse modestement un simple oignon. Dis-moi qui te finance, je te dirai qui tu es... Sans surprise, parmi les milliardaires américains qui ont très généreusement contribué à la campagne de Donald Trump, on ne trouvera pas de sympathisants d’extrême gauche. Des maniaques du baril, oui, comme Harold Hamm, 79 ans, patron de Continental Ressources, l’une des plus grandes sociétés de forage pétrolier et gazier de l'Oklahoma et du Dakota du Nord. Il possède notamment l’énorme gisement de la formation de Bakken, qui s’étend sur près de 520.000 kilomètres carrés au nord des États-Unis.   Ce territoire était autrefois peuplé par les Lakotas (dont l’un des plus illustres leaders fut Sitting Bull) avant qu’ils ne soient massacrés et/ou déplacés à la fin du 19ème siècle par les colons blancs. Ceux qui survivent se battent depuis des années contre un oléoduc long de 1.800 kilomètres qui traverse le territoire ancestral des Sioux, avec un tronçon qui passe sous le fleuve Missouri, et pourrait engendrer une pollution majeure. Fin 2016, Barack Obama avait suspendu l’autorisation du projet, que Donald Trump s’est empressé de rétablir à son arrivée à la Maison Blanche en 2017. Le lobby pétrolier n’y était pas pour rien. A gauche : Harold Hamm, patron de Continental Ressources (photo Bloomberg). A droite : une manifestante Lakota à Standing Rock, lors de manifestations contre le pipeline Dakota Access, en 2016 (photo Alessandra Sanguinetti / Magnum) Le 11 avril 2024, Harold Hamman a organisé une petite party entre amis chez Donald, à Mar-a-Lago. Il y avait là une petite vingtaine de personnes, parmi lesquelles plusieurs cadres d'ExxonMobil, d'EQT Corporation, 1er producteur américain de gaz naturel, et de l'American Petroleum Institute. Officiellement, il s’agissait d’une « table ronde sur l'énergie ». L’objet véritable était de réunir 1 milliard de dollars pour la campagne de Trump. Mais la philanthropie, même politique, n’est pas spécialement dans les us et coutumes de ce monde-là. Il y avait donc une condition : que le candidat Trump, s’il était élu, mette un terme à toutes ces mesures de protection de l’environnement qui sont quand même particulièrement chiantes. Avec son « Fore, chéri, fore » (lire ICI ) et la nomination d’un climatosceptique apôtre de la fracturation hydraulique (lire ICI ), le lobby gazo-pétrolier est récompensé au centuple. Dans le langage des affaires, on appelle ça un très bon retour sur investissement.   On dira : bon, aux États-Unis, les magnats et maniaques des hydrocarbures ont toujours fait campagne pour les candidats républicains. C’est vrai, et on ne voit guère pourquoi Trump aurait fait exception à la règle. Mais parmi les "généreux donateurs" de sa campagne électorale, on trouve d’autres profils, moins hydrocarburés , qui attendent eux aussi d’être payés en retour. Et avec intérêts, si possible. Ceux qui ont fait fortune pendant la crise des subprimes A gauche John Paulson en 2019 à New York. Photo Jason Szenes / UPI. A droite : Bill Ackman. Photo Patrick T Fallon/Bloomberg. Dans ce bal des milliardaires (selon l’expression de Robert Reich, ex-secrétaire d'État au travail sous l'administration Clinton, reprise par The   New York Times ), il y a notamment un certain John Paulson, grand manitou de la finance spéculative qui a fait fortune en tirant la bagatelle de 15 milliards de dollars de la crise des subprimes entre 2007 et 2011. Son credo : supprimer tout contrôle des activités bancaires, et diminuer les taux d'imposition sur les bénéfices des entreprises. Dans la même catégorie, on trouve aussi Bill Ackman, fondateur du fonds Pershing Capital, qui a lui aussi fait fortune en surfant sur la crise financière des années 2000. Ultra-conservateur comme il se doit, il a fait connaître sa vive opposition aux mouvements #metoo et Black Lives Matter, et se bat avec pugnacité contre les programmes « diversité et inclusion » (DEI) dans les universités et les entreprises américaines.   John Paulson et Bill Ackman ont un intérêt commun (sonnant et trébuchant) avec Trump. Tous deux ont investi dans Fannie Mae et Freddie Mac, deux sociétés qui interviennent, avec des prêts hypothécaires, sur le marché de l’immobilier. A l’origine, en 1938, sous le mandat de Franklin Roosevelt, il s’agissait d’une initiative du gouvernement fédéral pour permettre l’accession à la propriété de familles aux revenus modestes. Ces deux entités ont été privatisées à la fin des années 1960. Trafic des bilans comptables, emprunts douteux : elles prennent de plein fouet la crise financière qui atteint son paroxysme en 2008. Pour éviter la banqueroute, le gouvernement fédéral injecte 190 milliards de dollars et place les deux sociétés sous tutelle de l’Agence fédérale du financement du logement (Federal Housing Finance Agency). John Paulson et Bill Ackman militent pour que cette tutelle soit levée, ce qui leur permettrait d’à nouveau spéculer, comme aux beaux jours qui ont précédé la crise des années 2000. Le pactole qu’ils en retireraient serait largement supérieur à leur « investissement » dans l’élection de Donald Trump. Le juteux marché des prisons A gauche : George Zoley, l'un des principaux dirigeants de Geo Group, leader du marché des prisons privées. A droite : Un agent de la Patrouille des frontières embarque un groupe de migrants pour les conduire au centre de rétention d'Eagle Pass, propriété de Geo Group, au Texas. Photo Michael Gonzalez/Getty Images Encore plus cynique : Brian Evans et George Zoley, les deux principaux dirigeants de Geo Group, ont accordé plus de 500.000 dollars au "mouvement" Make America Great Again, non sans juteuses arrière-pensées. Geo Group, c’est LE géant américain des prisons privées. Avec la promesse de Trump de traquer les migrants clandestins, et avec le sheriff Tom Homan en « tsar des frontières » (lire ICI ), Brian Evans et George Zoley se frottent les mains. Depuis des années, l'agence américaine de l'immigration et des douanes (ICE) fait déjà appel à des entreprises privées pour héberger les migrants détenus, ce qui représente un chiffre d'affaires de plusieurs millions de dollars. En 2015 les contrats du groupe GEO avec le gouvernement fédéral américain pour l'exploitation des prisons ont ainsi généré environ 45 % de ses revenus. Et le "marché des prisons" va connaître un boom spectaculaire. Bingo ! Le règne des cryptomonnaies (sans régulation) Cameron et Tyler Winklevoss, premiers milliardaires de la cryptomonnaie. Photo DR La construction de nouvelles prisons sera-t-elle financée avec de la cryptomonnaie ? D’ores et déjà, Cameron et Tyler Winklevoss jubilent. Ces deux frères jumeaux, passés par la very select   BrunsWish School,  l'une des écoles privées les plus prestigieuses des Etats-Unis, avant d’intégrer Harvard puis Oxford d’où ils sont sortis diplômés en administration des affaires et gestion des investissements, sont surtout connus pour leurs démêlés avec Marc Zuckerberg. Alors qu’ils étaient à Harvard, ils avaient développé un site web appelé “HarvardConnection”, qui devait permettre aux étudiants du campus d'interagir avec d'autres élèves, sur une plateforme en ligne sécurisée. Pour finaliser leur site, ils demandent conseil à Zuckerberg, qui vient- de créer son premier réseau social, Facemash. Zuckerberg dit oui, les fait traîner, et les roule finalement dans la farine : il leur pique l’idée et lance en février 2004 thefacebook.com , initialement destiné… aux étudiants de Harvard. Au bout de quatre années de procédure, les frères Winklevoss recevront finalement un dédommagement de 65 milliards de dollars. Un petit pécule qui leur permet de se lancer dans le Bitcoin, au tout début des cryptomonnaies. Leur fortune est aujourd’hui évaluée à plus de 3 milliards de dollars.   Aujourd’hui à la tête de Gemini, plateforme d'échange de cryptomonnaies, ainsi que d'autres entreprises liées aux technologies et aux actifs numériques, ils plaident, en échange des 800 millions de dollars qu’ils ont apporté à la campagne de Trump, pour que le Bitcoin soit reconnu comme monnaie légale, et que le secteur des cryptomonnaies, où ont massivement investi le fonds de pension BlackRock et la banque américaine Morgan Stanley (entre autres), soit exempté de toute régulation juridique ou fiscale. Auprès de Donald Trump, ils ont deux alliés de poids : le financier Howard Lutnick, que Trump a désigné comme coprésident de son équipe de transition présidentielle, et… Donald Trump lui-même qui a promis de virer, dès le premier jour de son mandat, le président de la Securities and Exchange Commission (SEC) qui, suprême outrage, vante les mérites de la régulation, notamment sur les marchés du Trésor, les marchés boursiers, et bien entendu, le marché des cryptomonnaies. La « fin des entraves » Le milliardaire californien Marc Andreessen. Photo Chip Somodevilla (Getty Images) De la cryptomonnaie à la tech, il y a qu’un pas, qu’invite allègrement à franchir le Californien Marc Andreessen, qui a versé quelque 4,5 milliards de dollars à Right for America, l’un des "comités d'action politique" mis en place pour soutenir la campagne de Trump. Au début des années 1990, Marc Andreessen a commencé à faire fortune dans l’Internet encore balbutiant, avant de se lancer dans la finance à la tête d’une société de capital-risque (prises de participations dans des entreprises non cotés en bourse), Andreessen Horowitz, avec laquelle il a investi des milliards de dollars dans des start-ups spécialisées dans les outils d'intelligence artificielle. Et ce brave monsieur n’est pas du tout content que Joe Biden ait signé, en octobre 2023, un décret ( Safe, Secure, and Trustworthy Artificial Intelligence , "Pour une intelligence artificielle sûre et fiable"), qui établit des règles et des mesures de contrôle afin de garantir que l'intelligence artificielle reste maîtrisée et ne puisse être utilisée à des fins terroristes. Sitôt après l’élection de Trump, Marc Andreessen s’est enflammé : « c’est la fin des entraves !  » Puis, il a présenté au président élu ses "quatre commandements" : « Limiter la portée des réglementations fédérales sur l'intelligence artificielle. Faire de la place pour que les crypto-monnaies puissent prospérer. Assouplir la répression antitrust sur les grandes entreprises technologiques. Acheter plus de drones militaires. Et ne pas augmenter les impôts des milliardaires. » Clair, net et précis.   Car Marc Andreessen n’est pas seulement un businessman qui aimerait profiter de l’élection de Trump pour faire fructifier sa boutique. Il a des idées, qu’il a exposées en 2023 dans un texte initialement publié par la revue de la Harvard Divinity School , une branche de l’université de Harvard dont le but est de former ses étudiants aux sciences des religions . Tout un programme ! Pour faire vite, ce texte, intitulé " The Techno-Optimist Manifesto" (Manifeste du techno-optimiste)   glorifie le progrès technologique comme Graal ultime de l'ambition et de la réussite humaine. Une "profession de foi" que certains commentateurs ont qualifiée de « nietzschéenne », quand d’autres y ont surtout perçu l’influence de la pensée néoréactionnaire du philosophe britannique Nick Land qui promeut, au nom des "Lumières obscures" ( Dark Enlightenment , on va en reparler), les idées anti-égalitaires et antidémocratiques. Pour lui, la démocratie limite la liberté et la responsabilité individuelle. Là aussi, on va en reparler…   Inégalitaire, Marc Andreessen l’est au point de considérer (et de dire ouvertement) que les pauvres n’ont qu’à bien se tenir et à se contenter d’analgésiques et de séries télé.   « C'est un grand amateur de pouvoir » , écrivait voici quelques jours Eric Lipton dans The New York Times  :  « Il s'agit du pouvoir de certaines personnes, c'est-à-dire des personnes comme lui. Les riches, en d'autres termes. J'avais l'habitude de considérer Andreessen comme un bouffon - un homme qui a été si riche pendant si longtemps qu'il en a perdu l'usage de son cerveau. (…) Aujourd'hui, cependant, je pense qu'un qualificatif plus approprié pourrait être "maniaque". Il semble croire avec zèle à tout ce qui contribue à soutenir ou à renforcer l'accumulation de pouvoir de l'élite américaine, au mépris de toute autre considération. » Quand les "Gundo Bros" entrent en scène Une partie des étudiants "Gundo Bros" réunis en février 2024 par Marc Andreessen, à mi-chemin entre Standford et la Silicon Valley. « L’Amérique est menacée, et c’est maintenant qu’il faut construire » . Avec ce message en forme d’appel à mobilisation, Marc Andreessen a rassemblé, en février 2024, une petite armée de quelques centaines de jeunes gens à El Segundo, sur la Sand Hill Road, à mi-chemin entre l'université Stanford et la Silicon Valley, et qui représente en termes de capital-investissement, nous dit Wikipédia, ce que Wall Street représente pour les marchés boursiers. La presse française n’en a pas parlé, la presse russe, oui ( ICI ). En février 2024, quelques-uns des "Gundo Bros" arrivent à l'évènement organisé par Marc Andreessen. Nom de code de cette petite armée : les "Gundo Bros". "Bros" est évidemment l’abréviation de "brothers" (ce qui ne laisse pas beaucoup de place aux filles), et "Gundo" est le diminutif de la ville de El Segundo, qui abrite une importante concentration d'industries aérospatiales. Désormais, "The Gundo" est quasiment le nom d’une marque, lancée par un jeune entrepreneur de 24 ans, Augustus Doricko, dont la start-up, Rainmaker Technologies, ambitionne de vendre des drones.   « Il y a une chanson, “The Story of Tonight”, dans la comédie musicale Hamilton », confie-t-il. « Dans cette chanson, on voit tous les révolutionnaires se réunir dans un bar, parler de leurs idées et de la manière dont ils vont gagner la révolution. Pour moi, le Gundo est analogue à "The Story of Tonight". Ici, il y a des gens qui partagent les mêmes idées, qui sont pro-américains et qui veulent un avenir radicalement différent et révolutionnaire. »   Et l’avenir "révolutionnaire", en l’occurrence, c’est le matériel militaire. Au cours des trois dernières années, les fonds de capital-risque (dont celui de Marc Andreessen, baptisé "American Dynamism Fund") ont investi plus de 100 milliards de dollars dans les startups du secteur de la défense. A l’instar de Isaiah Taylor, fondateur de Valar Atomics, une entreprise qu’il a créée à 17 ans et qui tente de produire du pétrole et du gaz par le biais de l'énergie nucléaire, le changement climatique ne préoccupe guère ces jeunes gens, dont les expressions préférées, entre séances de musculation et sachets de nicotine Zyn pour se doper au travail, sont « We are so back »  et aussi, un peu plus vulgaire, « Fuck it, we ball » .   « Il y a seulement cinq ans » , nous confie un journaliste américain, « personne, dans les milieux de la tech, ne voulait travailler dans la défense. C'était un sacrilège, l'équivalent de travailler pour Dow Chemical pendant la guerre du Vietnam. Aujourd’hui, c’est devenu tendance… »  A l’université toute proche de Standford, il y a tout de même quelques réfractaires. Fin 2023, des étudiants de la Graduate School of Business avaient ainsi rejeté une demande de création d'un club de technologies militaires. Et c’est précisément pour contrer une telle menace éminemment "subversive" que Marc Andreessen a organisé, en février, son petit raout pour les "Gundo Bros".  Évènement qui, on a oublié de le dire, était coorganisé par Joe Lonsdale, fondateur du géant de l'analyse de données Palantir Technologies, qui s'appuie sur l'intelligence artificielle, et dont le principal client est le Pentagone. Lui aussi fait partie des généreux bailleurs de fonds de la campagne de Donald Trump. Elon Musk, nouveau vizir des États-Unis ? Elon Musk lors d'un meeting de campagne de Donald Trump au Madison Square Garden, à New York, le 27 octobre 2024. Photo Evan Vucci/AP Pour continuer cette revue d'effectifs, la logique voudrait que l’on parle de la star Elon Musk. Le patron de Tesla, Starling, X et tutti quanti incarne sans doute, plus que tout autre, l’alliance du trumpisme et de la tech. Celui qui sera en charge de “l’efficacité gouvernementale” dans la future administration Trump, entend “démanteler la bureaucratie” américaine et réduire l’État à son strict minimum. Il est déjà tellement médiatisé que l’on ne va peut-être en rajouter, sauf à souligner avec l’historien David Colon, spécialiste des médias (dans une toute récente tribune publiée par Le   Monde ), que  « le journalisme de qualité n’est plus seulement contourné comme il l’a été depuis l’avènement du Web, mais nié dans son essence. Ce que Musk appelle le "journalisme citoyen" n’est autre qu’une arme de destruction massive de la réalité factuelle et de disqualification systématique de celles et ceux qui ont pour vocation de produire des connaissances fiables. »   Quelle est l'idéologie libertarienne dont se revendique Elon Musk ?   On ne saurait guère rajouter de commentaire aux propos du philosophe Michel Feher dans l’émission C Politique , dimanche dernier sur France 5 (extrait ci-dessous). Comme le dit Michel Feher, ces "libertariens" qui veulent supprimer l’État sont les premiers à vivre à ses crochets. Nul doute qu’Elon Musk, sans craindre le conflit d’intérêts (il a refusé un poste de Secrétaire d’État), saura bénéficier de juteux contrats du Pentagone ou d’autres administrations fédérales. Le retour sur investissement qu’attend Elon Musk du rôle qu’il a joué dans la campagne de Trump ne s’arrêtera cependant pas à l’augmentation de sa fortune personnelle, qui n’en a nul besoin. Sa présence à Mar-a-Logo aux côtés de Donald Trump après l’élection, l’influence qu’il semble avoir eue dans les premières nominations de la future administration présidentielle, interrogent : voudrait-il être vizir à la place du vizir, quitte à rejouer la fable de la grenouille qui aimerait être plus grosse que le bœuf ?   Ne donnons pas à Elon Musk plus d’importance qu’il n’en a déjà. Quel qu’ait été son pouvoir de manipulation de l’opinion pendant la campagne de Trump, qu’il menace aujourd’hui d’exercer dans d’autres pays, il n’explique pas à lui seul la lente montée en puissance d’une droite radicale aux États-Unis, dont la réalisatrice et journaliste Alice Cohen remonte le fil dans un passionnant documentaire diffusé sur Arte (voir ICI ).   Ce qui est nouveau, en revanche, c’est l’alliance entre cette droite ultra-réactionnaire et ce que représente la Silicon Valley, perçue comme un laboratoire d’innovations, sans connotation politique, même si la journaliste Emily Chang a mis en évidence, dans un ouvrage intitulé Brotopia : Breaking Up the Boys' Club of Silicon Valley  (2018), la diffusion d’une culture majoritairement blanche, misogyne, dopée au culte de la compétition. Peter Thiel, illuminé ou Illuminati ? Peter Thiel, premier "gourou" de la Silicon Valley à avoir soutenu Donald Trump. Photo DR Pur produit de cet écosystème (qu’il a quitté en juillet dernier pour rejoindre le Texas, nouvel Eldorado), Elon Musk n’est pourtant pas la première figure de la tech à faire allégeance au trumpisme.  Le premier à avoir franchi le pas, mentionné par Michel Feher dans l’émission C Politique , s’appelle Peter Thiel. Cofondateur de PayPal, investisseur dans Facebook aux débuts du réseau social, il préside aujourd’hui la société Palantir, une entreprise de collecte de données qui a prospéré grâce à ses contrats avec le Pentagone et la CIA, que nous avons déjà mentionnée à propos de Marc Andreessen et de ses "Gundo Bros". Il a apporté son soutien à Trump dès 2016. Et si Elon Musk pourrait être qualifié d’idéologue tardif, tel n’est pas le cas de Peter Thiel, qui avait déjà fondé pendant ses études à Standford une revue de droite, provocatrice et homophobe.   « Je ne crois plus que la liberté et la démocratie soient compatibles », écrivait-il il y a plus de 20 dans   un texte publié par le think tank conservateur Cato Institute. En 2009, il disait encore, dans un article intitulé  " L'Éducation d'un libertarien"  : « Je reste attaché, depuis mon adolescence, à l’idée que la liberté humaine authentique est une condition sine qua non du bien absolu. Je suis opposé aux taxes confiscatoires, aux collectifs totalitaires et à l’idéologie de l'inévitabilité de la mort » . Il ajoutait encore qu’à ses yeux, le capitalisme et la démocratie sont devenus incompatibles depuis que les femmes ont obtenu le droit de vote.   Achat d’une ferme en Nouvelle-Zélande, équipée d’un bunker ultra-sécurisé, avec un jet privé prêt à décoller au moindre signe d’apocalypse ou d’émeute sociale, investissements dans l’Institut de la Singularité, qui prépare l'arrivée d'une forme d'intelligence artificielle avancée, ou encore dans le Seasteading Institute, une organisation fondée pour faciliter l'établissement de communautés autonomes et mobiles sur des plateformes maritimes opérant dans les eaux internationales, et se situer ainsi en dehors de toute règle étatique : on pourrait penser que Peter Thiel est un illuminé sorti d’un ouvrage de science-fiction. Un Illuminati , plutôt : membre d’une « organisation conspiratrice supposée agir, selon le mouvement complotiste, dans l'ombre du pouvoir en contrôlant les affaires du monde au travers des gouvernements et des grandes multinationales, dans le but d'établir un "Nouvel ordre mondial" » (Wikipédia). Le héraut décomplexé d’une "facho-tech" qui voit en Trump l’opportunité rêvée pour mettre à bas l’ancien monde, quitte à faire alliance avec des fondamentalistes religieux parmi les plus rétrogrades. Des origines ancrées dans le régime d'apartheid L'Afrique du Sud au temps de l'apartheid. Photo Ernest Cole Avec un autre lascar, David Sacks, lui aussi biberonné à la tech et au capital-risque, trumpolâtre  comme il se doit avec option troll anti-Ukraine, Elon Musk et Peter Thiel partagent au moins un point commun : ils ont tous grandi en Afrique du Sud au temps de l’apartheid. Le père d’Elon Musk, d’origine en partie afrikaner (néerlandaise) via l'une de ses grand-mères, était un ingénieur et promoteur immobilier, et avait par ailleurs, pour arrondir les fins de mois, des parts dans une mine d'émeraudes en Zambie. Le père de Peter Stiehl, un ingénieur allemand, était impliqué dans l'extraction d'uranium, au service du régime d’apartheid qui cherchait -clandestinement- à se doter d’armes nucléaire. A peu près à la même époque, en Afrique du Sud, un obscur journaliste et développeur de logiciels du nom de Paul Furber fournissait des théories conspirationnistes qui allaient fournir la matrice du mouvement QAnon...   La mine où travaillait le père de Peter Thiel était « connue pour ses conditions de travail proches de la servitude » , écrit le biographe Max Chafkin : « Les cadres blancs, comme les Thiel, avaient accès à un centre médical et dentaire flambant neuf et étaient membres du country club de l'entreprise. Les travailleurs noirs de la mine vivaient dans des camps de travail. Pour les Blancs d'une certaine mentalité, cette inégalité n'était pas due à l'apartheid. Ils pensaient qu'elle était inscrite dans la nature. Certaines personnes étaient équipées pour réussir dans le capitalisme, tandis que d'autres ne l'étaient pas. » En 1995, Peter Thiel et David Sacks, qui se sont rencontrés à l’université de Stanford, ont coécrit un livre intitulé The Diversity Myth in the US  ("Le mythe de la diversité aux États-Unis"), une défense de la « civilisation occidentale » contre le « multiculturalisme » (ce que la droite appelle aujourd'hui « wokisme »). Dans les années 1980, Stiehl qualifiait encore le régime d’apartheid « d'économiquement sain » , et en 2023, il mettait en garde contre un potentiel « génocide des Blancs en Afrique du Sud » . Pour Simon Kuper, journaliste au Financial Times , « une vieille mentalité sud-africaine blanche se perpétue dans le trumpisme » … Curtis Yarvin, l'intello de la bande Curtis Yarvin, alias Mencius Moldbug, rêve d'un « gouvernement autoritaire basé sur une élite issue du monde des affaires, technocratique et blanche ». Photo Diane Francis Il manque encore, pour parachever ce portrait de famille de la "facho-tech", l’intello de la bande…, bien qu’il fasse un peu bande à part : à son goût, Donald Trump est encore trop mou du genou. Cet olibrius s’appelle Curtis Yarvin, alias Mencius Moldbug, le pseudo qu’il s’est donné : Mencius est la version latinisée d’un très lointain penseur chinois, Meng Zi, qui aimait bien offrir ses conseils aux grands de ce monde, et Moldbug, on ne sait pas trop, littéralement "mite du moisi", peut-être une référence au rôle de destructeur du vieux monde qu’il entend incarner ? Informaticien et bloggeur, Curtis Yarvin a rencontré la poule aux œufs d’or grâce à un internet : en 1998, il a mis au point un navigateur Web dont le succès lui a valu une confortable rente de situation pendant quelques années. Depuis une vingtaine d’années, sans que l’on sache très bien qui le finance (le nom de Thiel est fréquemment cité), il travaille au développement d’un algorithme qui devrait, selon lui, restructurer la façon dont les gens utilisent Internet. Wait and see . Cela lui laisse en tout le cas de s’épancher au fil de blogs et autres podcasts. En juillet 2023, lors d’une causerie de 75 minutes sur You Tube ( ICI ), il demandait : « Est-il temps d’abandonner la démocratie ? » . Admiré par Steve Bannon, l’ancien conseiller stratégique de Donald Trump, il compte aujourd’hui, selon lan Ward, journaliste à Politico , parmi les personnes qui ont le plus d’influence sur le vice-président élu, J-D. Vance. Pour Ian Ward, « Curtis Yarvin estime que la démocratie américaine s'est transformée en une oligarchie corrompue, dirigée par des élites qui s'efforcent de consolider leur pouvoir plutôt que de servir l'intérêt général. La solution, selon Yarvin, est que l'oligarchie américaine cède la place à un dirigeant monarchique ayant le style d'un PDG de start-up - un « PDG national » [ou] ce qu'on appelle un dictateur », comme l'a dit Varvin - qui peut déboguer l'ordre politique américain comme un programmeur informatique déboguerait un mauvais code. » Bon. La pensée de Curtis Yarvin est quand même assez difficile à suivre. Il se revendique tour à tour extrémiste, pronomien (pro-loi), "jacobite", libertarien mais aussi royaliste, etc. Il dit qu’il n’est pas fasciste mais que « la terreur nazie était légitime parce qu'elle fonctionnait »  ( « Qu'y a-t-il de si mauvais chez les nazis ? » , a-t-il écrit sur son blog). En revanche, il juge « illégitime » le geste meurtrier d’Anders Breivik en 2011 : après tout, il n’a tué que 77 personnes mais n’a pas réussi à abattre le gouvernement « communiste » de la Norvège. Il prétend qu’il n’est pas raciste, mais quand même, soutient que des races sont plus adaptées à l'esclavage que d'autres (ce qui nous ramène à l’apartheid)… Sans tourner autour du pot, il aimerait tout simplement un « gouvernement autoritaire basé sur une élite issue du monde des affaires, technocratique et blanche » . Tiens donc : cela ne ressemble-t-il pas à la galerie de portraits brossés dans cet article ? Pelure d'oignon “Kupplerin I”, solo de la danseuse satirique Valeska Gert, image issue du film de Volker Schlöndorff "Num zur spass, num zur spiel" (Juste pour le rire, juste pour le jeu), 1977. Pour finir ce tour d’horizon un peu sombre, une lueur d’espoir, avec un peu d’humour. Aux États-Unis, un simple oignon met en émoi Trumpland et ses alliés de la "facho-tech". The Onion  : un journal satirique qui, depuis plusieurs décennies, fait pleurer de rire les Américains friands de dérision. Ce poil à gratter s’est mis sur les rangs pour racher le site méga-conspirationniste InfoWars. Son fondateur et unique auteur, Alex Jones, avait prétendu que la fusillade de Sandy Hook, en 2012, qui avait fait 26 victimes dont plusieurs enfants, était une  « mise en scène » destinée à promouvoir le contrôle des armes à feu. Les familles endeuillées ont modérément apprécié : elles ont attaqué Alex Jones en justice, et il a été condamné à verser des dommages et intérêts d’un milliard et demi de dollars, provoquant la faillite d’ InfoWars . Avec l’accord des familles, The Onion a racheté le site aux enchères. Mais l’affaire n’est pas encore tout à fait finie : la cavalerie trumpiste déploie toutes sortes de stratagèmes juridiques pour tenter de faire annuler la vente.   En tout cas, c’est d’ores et déjà un sacré pied de nez. Dans les années 1930, la danseuse satirique allemande Valeska Gert, pressentant la montée du nazisme, avait été l’une des premières artistes à fuir son pays. Elle trouva refuge à New York, où elle travailla dans un "Bar des mendiants" ( Beggar ‘s Bar ) dont quelques-uns des plus fidèles habitués s’appelaient Louise Brooks et Tennessee Williams. Et ça riait fort. « Le rire » , disait Valeska Gert, « est l’ultime forme de résistance de ceux qui ont tout perdu ».   Jean-Marc Adolphe, avec les contributions de Maria Damcheva, de Michel Strulovici et de Ellen Wang Aux lectrices et lecteurs de cet article : « le journalisme de qualité n’est plus seulement contourné comme il l’a été depuis l’avènement du Web, mais nié dans son essence »... Cet article est (provisoirement ?, et sauf coup de Trafalgar) le dernier de notre "série américaine". Demain, nous voyagerons vers d'autres visages que ceux du suprématisme blanc, puis nous épouserons les longitudes d'un géographe-érudit-poète, puis nous ferons "fibres et corps" avec une plasticienne-designeure qui viendra nous parler d'ananatomie et de soin, puis... qui sait ce que l'avenir vous réserve ? Parce que vous le valez bien, les humanités, ce n'est pas pareil, mais ce travail de veille-lucioles vaut bien trois francs six kopeks, faute de quoi... Dons et abonnements ICI .

"Montagne" : Farhad Ostovani / Jean-Gabriel Cosculluela. Atelier du regard #11

"Montagne" : Farhad Ostovani / Jean-Gabriel Cosculluela. Atelier du regard #11

Farhad Ostovani, "Montagne bleue. Melancolia" Parfois, la peinture est poème, et lui répondant, le poème devient peinture. Mais comment dire une "image de silence" ? Pour l'atelier du regard des humanités , le peintre d'origine iranienne Farhad Ostovani et le poète d'origine aragonaise Jean-Gabriel Cosculluela offrent un dialogue montagneux, en "appel d'autres ciels et d'autres terres". à Farhad Ostovani pour ses montagnes Placer l'être en face de lui-même. Un à-pic, comme d'existence. Jean-Paul Michel Montagne La montagne est ici, mais nous la savons aussi d'ailleurs, appel d'autres ciels et d'autres terres. 27 février 2024 La montagne est un accord mineur ou un accord majeur avec le proche ou le lointain. 24 mars 2024 Que ressentons-nous d'abord de la base ou du sommet ? Que ressentons-nous d'abord de la base ou du sommet, si ce n'est le vertige de regarder au plus proche ou au plus lointain et d'aller au plus profond d'être, de marcher ? Usted va por dentro (1). C'est d'aller au plus profond. La montagne devient image de silence. Sí, silencio. Tan solo silencio (2). Oui, ce silence. Juste ce silence. Nous allons vers la montagne dans ce chemin de silence. La montagne garde un air de solitude (3). Nous marchons pour éviter la perte d'un chemin, d'une clarté (4). 1er avril 2024 Parfois, une forme de lumière se perd vers la montagne, tôt ou tard. Tôt ou tard, une forme de lumière fait jour ou fait nuit vers la montagne. En montagne, la lumière est une nudité, elle met nos pas à nu. Faisons nuit, ici, faisons jour, ici, de loin comme de près, avec nos regards, nos pas, nos mots. 1er – 2 avril 2024 De loin, nous regardons une maison dans la montagne. Nous tombons de silence. Nous nommons les yeux pauvres de silence La montagne est elle-même faite de silence. Chacun de nous se dit : et pourtant, je n'aurais pas été attiré, voire fasciné par le paysage si je n'avais vu ou cru voir ou espéré trouver là-bas, tout au loin, dans cette sorte de creux ou de repli du paysage sur lui-même, une maison, voire un groupe indistinct de quelques maisons... seule la certitude, l'impossible certitude qu'il n'y a rien, m'aurait ôté le courage et d'abord le désir de me mettre en route, puis de poursuivre même lorsque le chemin s'est fait de moins en moins praticable... Ai-je réellement vu, tout au loin, quelque discret signe de vie ? (5). 2 juin 2024 Il y a cette lumière qui s'élève peu à peu, surgit et s'éveille sur la pente de la montagne. Il y a cette autre lumière qui s'attarde sur la même pente de la montagne. La terre et le ciel s'y confondent et pigmentent la lumière. La lumière a couleur de ciel, la lumière a couleur de terre, jusqu'à l'ombre portée au sol, se confondant peu à peu avec la terre. 3 juin 2024 Quand je cherche un mot, mon regard erre sur les montagnes (6). Il y a toujours d'autres montagnes au-delà d'une montagne, un ondoiement de ciels et de terres, un ondoiement de mots qui commencent peut-être. 31 juillet 2024 Jean-Gabriel Cosculluela 27 février 2024 – 31 juillet 2024 (1) Rubén Darío à Juan Ramón Jiménez (2) Juan Ramón Jiménez (3) Gustave Roud (4) Philippe Jaccottet (5) Roger Laporte (6) Charles Juliet Farhad Ostovani est né dans le nord de l’Iran, à Lahijan, en 1950. Il commence à peindre à l’âge de douze ans. Il entre en 1970 au département des Beaux-Arts de l’Université de Téhéran avant d’intégrer l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris cinq ans plus tard, après sa première exposition en 1973 à l’Institut Français de Téhéran. En 1994, il se lie d’amitié avec Yves Bonnefoy et Bernard Blatter et s’intéresse aux éditions. Il reçoit en 2014 le Grand prix de bibliophilie (prix Jean Lurçat) de l’Académie des Beaux-Arts pour We talked between the rooms , poésie d’Emily Dickinson traduite par Yves Bonnefoy. Avec plusieurs autrices et auteurs, Farhad Ostovani  crée un autre espace du livre, intensif  (Yves Bonnefoy, Béatrice Bonhomme, Louis-René des Forêts, Emily Dickinson, Emily Grosholz, Paul Laborde , Alain Lévêque, Alain Madeleine Perdrillat, Jean-Paul Michel, Jean Starobinski, Salah Stétié, Jérôme Thélot, Marie-Laure Zoss …). "La qualité d’un partage ne se mesure pas uniquement à l’aune du dialogue qu’il instaure et reconduit en chaque occasion nouvelle. Elle implique aussi la capacité de dépasser le langage, quand les mots deviennent inutiles ou, tout simplement, inaptes à cerner un indicible qui semble pouvoir être compris sans eux...  Et qu’au-delà des propos qui l’auront affermi, il se sera nourri de l’écoute des grandes œuvres musicales (et, plus particulièrement, de celles de Bach) et, dans un registre plus intime, de silence... Farhad Ostovani écrit : « Nous savions l’un et l’autre ce qu’est le silence, nous savions sa richesse et apprécions sa valeur en musique, parfois aussi dans la conversation"...Et, de fait, en certaines circonstances, le silence se présente à nous comme le lieu d’une ouverture à ce qui nous dépasse, comme l’invitation à nous porter au-devant d’un absolu qui ne cessera pas de nous requérir parce que nous aurions renoncé à le parer de mots. Il arrive alors qu’il marque d’un sceau éclatant l’intensité et la justesse d’une relation... Car elle vient à preuve du dépassement de soi que la création artistique peut produire chez un peintre, mais aussi chez qui a su accueillir son œuvre sans faillir". ( Pierre-Alain Tâche) Son site internet : http://farhad-ostovani.net/ Jean-Gabriel Cosculluela , né en 1951 dans l’Aude, vit depuis 1984 en Ardèche. Conservateur en chef des bibliothèques, passionné par la lecture en milieu rural, il a été responsable du réseau départemental de lecture publique en Ardèche Nord. Auteur d’une cinquantaine de livres (livres courants, livres d’artistes), traducteur de l’espagnol, il travaille depuis 1995 avec des artistes et est critique d’art. Derniers ouvrages parus : Sobrarbe  (éd. Propos Deux, 2024) évoque des lieux, les visages et les paysages du Haut-Aragon (dans les Pyrénées espagnoles) dont il est originaire avec des textes en trois versions (français, espagnol, aragonais). Le livre est accompagné de peintures de Christian Sorg. Nuidité du noir  (éd. L’Étoile des Limites, 2024) est un dialogue avec la peinture de Pierre Soulages et sur la lumière du noir. Vida : suite pour Roger Laporte (éd. Artgo & Cie, 2023). Le livre est accompagné d’un dessin d’Anne-Marie Pécheur. Le principe de "l'atelier du regard" est simple : sélectionner une image (photographie, tableau, etc.), voire un film, comme ici, et dire en quoi ce que nous voyons nous regarde (cf Georges Didi-Huberman). Propositions à adresser à contact@leshumanites.org   Parce que vous le valez bien, les humanités ce n'est pas pareil. Pour continuer à porter le regard, dons ou abonnements ICI

Danse à Montpellier : liquidations en cours, "gestes de puissance" à venir...

Danse à Montpellier : liquidations en cours, "gestes de puissance" à venir...

Stage d'été à l'Agora de la danse, à Montpellier, en juin 2024. Photo Montpellier Danse A près de 80 ans, le capitaine en chef de Montpellier Danse et de l'Agora-cité internationale de la danse s'apprête enfin à prendre sa retraite, non sans avoir contribué à liquider ces deux entités, et aussi, pendant qu'on y est, le Centre chorégraphique national jadis créé pour Dominique Bagouet : une première en France. En lieu et place verra le jour une nouvelle structure «  innovante et hybride » , pour répondre au vœu formé par le maire (PS) de Montpellier de voir advenir « des gestes de puissance » . Les artistes de la région sont "naturellement" exclus du processus de réflexion et de décision. Un collectif tout nouvellement formé appelle à «  établir un Cahier des Rêves En Mouvements » ... Enfin, le capitaine passe la main, à près de 80 ans. Dans le paysage des institutions culturelles françaises, caractérisé par un turn-over aussi légitime que parfois excessif, il aura fait figure d’exception, cumulant plus de quarante années d’un règne quasiment sans partage à la tête du festival Montpellier Danse (dont il avait repris la direction à Dominique Bagouet en 1983), et aussi de l’Agora – Cité internationale de la danse à partir de 2010 (brève histoire de l'Agora à lire ICI ). A plusieurs reprises, son départ avait été annoncé. Philippe Saurel, maire de Montpellier de 2014 à 2020, n’avait pas fait mystère de son intention de le remplacer. Mais Jean-Paul Montanari, puisque c’est de lui dont nous parlons, a alors su opposer un argument de poids : un contrat de travail signé par l’ancien maire Georges Frêche, stipulant que son engagement de directeur ne pourrait être rompu avant l’âge de 70 ans ! Le coût des indemnités dues en cas de « licenciement abusif », a conduit M. Saurel à ravaler ses intentions. Bien qu’ayant déclaré en 2016 que « cet art qu’on appelle la danse contemporaine est voué à une sorte de disparition »  (parce que, disait-il encore, « la nouvelle génération cultive un art de la laideur qui ne m’intéresse pas beaucoup. (…) C’est au sein des ballets d’opéra que l’histoire de la danse va continuer » ), l’indéboulonnable Jean-Paul Montanari est resté aux commandes de ce double navire-amiral (festival et Agora) de ladite danse contemporaine. L’été dernier, accompagné d’articles dithyrambiques dans la presse ( Le Monde , Libération , The New York Times , etc.), il a toutefois annoncé prendre sa retraite en janvier 2025. Nous y sommes. Mais faute qu’ait été désigné son successeur, Jean-Paul Montanari restera encore sur le pont quelques mois de plus, jusqu’à la prochaine édition du festival Montpellier Danse. On peut même dire aujourd’hui qu’il n’aura pas de successeur. Jean-Paul Montanari, une pleine page dans "The New York Times" du 25 août 2024.   En 2016, il prônait de fusionner en une seule et même entité les trois principaux festivals de la métropole languedocienne (Montpellier Danse, le Printemps des comédiens et le festival de Radio France). La proposition fut assez fraîchement reçue. L’été dernier, tout en annonçant sa prochaine retraite, il lançait ce nouveau défi : « Il faut une rupture, changez tout ! ».  Et l’actuel maire (PS) de Montpellier, Michaël Delafosse, de renchérir : « Surprenez-nous, ne continuez pas comme avant. (…) L’urgence est à la défense de l’inventivité, la créativité, l’écriture de la modernité. Sans quoi, c’est le populisme qui menace. Il faut des gestes de puissance ; ça n’est pas un problème de gestion de petits lieux ». La rupture vers ces « gestes de puissance » est en marche : Montpellier Danse, l’Agora cité internationale de la danse sont en voie de "liquidation", tout comme le Centre chorégraphique, dont le mandat du dernier directeur, vient d’expirer. En lieu et place de ces trois entités qui cohabitaient déjà dans les vastes locaux de l’ancien couvent des Ursulines (couvent qui fut aussi, pendant 130 ans, une prison pour femmes, puis une caserne), l’État, la Région Occitanie et la Métropole de Montpellier ont convenu de créer une nouvelle structure unique, « selon un modèle innovant et hybride »,  est-il indiqué dans l’avis d’appel à projet (ci-dessous en PDF). Innovant, en effet : appel à "projet" plutôt qu’à "candidature". Cette nouvelle structure, est-il précisé, « s’appuiera sur une direction collective, composée au minimum d’un ou une artiste chorégraphique de reconnaissance nationale et/ou internationale, et de personnes dotées de compétences au niveau stratégique en management, développement, gestion et en matière de programmation artistique » . "L’équipe lauréate" sera désignée en mars prochain, pour une prise de fonction « attendue au plus tard à la fin du 1er semestre 2025 » . Innovation toute relative… Sur l’excellent site montpelliérain lokko.fr , Gérard Mayen écrivait en juillet dernier : « Toute une tragi-comédie, typiquement montpelliéraine, débouche sur une procédure absolument classique, banale, normale, dans le cas des successions à la tête des grands établissements culturels, vaisseaux amiraux de la prestigieuse politique culturelle française ».   L'Agora de la danse, vidéo promotionnelle de France 3 Occitanie, coproduite par Montpellier Danse   « Une rupture » , « changez tout » , sauf l’essentiel : un mode de désignation qui sent bon l’ancien régime. Que les trois structures soient amenées à fusionner, pourquoi pas (la "cohabitation" n’a pas toujours été des plus harmonieuses : dans son article, Gérard Mayen fait état de « querelles de compétences, susceptibilités d’égo, incompatibilités statutaires des structures, et autres passions toxiques du pouvoir » ), mais pour faire quoi ? Le texte de l’appel à projet reprend, sans surprise, toute la nomenclature habituelle des « missions » dont cette nouvelle structure aura la charge, dont la principale : « œuvrer au développement de l’art chorégraphique » . Bref, continuer comme avant, mais autrement… Il y aurait pourtant eu matière à lancer une belle consultation publique sur le devenir d’une "cité de la danse" à Montpellier (en s’inspirant, pourquoi pas, du projet de cité du théâtre qu’Alain Crombecque avait imaginé pour Avignon). Au lieu de cela : la sempiternelle opacité décisionnelle.  Même les acteurs chorégraphiques régionaux n’ont jamais eu communication d’un rapport commandé voici quelques années à Laurent Vinauger -nommé ensuite délégué à la danse au ministère de la Culture- sur les perspectives de Montpellier Danse. Sans doute en haut lieu et autres salons feutrés des décideurs qui décident, juge-t-on les citoyens (parmi eux, artistes et pratiquants, publics, etc.) trop bêtes pour avoir voix au chapitre. Et parmi ceux-là : danseurs et chorégraphes à qui on laissera encore le "droit de création", et l’espoir d’être "programmés" (ou pas), mais à qui l’on dénie le droit de penser à l’impact social de la danse, à d’autres formes de gouvernance, etc. Or, un collectif tout nouvellement créé, le Collectif Régional des Artistes En Mouvement - Montpellier Occitanie, tenait conférence de presse à Montpellier ce jeudi 16 janvier 2025, pour y présenter un « Manifeste » (ci-dessous en PDF) qui énonce des idées et propositions intéressantes, qui changent quelque peu du jargon des décideurs de la décision culturelle. Visiblement peu sensible aux « gestes de puissance » , ce collectif, « porteur d'expertises incontestables de la danse, [qui] rassemble une large diversité d'esthétiques et une multiplicité de pratiques », ose vouloir « penser de nouveaux imaginaires et récits de danse, à partir desquels chaque acteur·ice – artistes, partenaires, habitants – pourra contribuer à bâtir un art chorégraphique vivant et accessible. (…) Nous nous proposons de travailler ensemble à établir un Cahier des Rêves En Mouvements nourri d'une démarche vertueuse, constitutive et déterminante de la dynamique de la danse », qui devra notamment « réenvisager les modes de gouvernance, et initier des relations participatives, collaboratives, horizontales et inclusives, au sein de notre écosystème ». L'esprit « créatif et constructif » dont se réclament les signataires de ce manifeste risque fort, hélas, de se heurter au mur oligarchique que Jean-Paul Montanari a patiemment construit pendant plus de 40 ans à Montpellier, et dont il semble avoir convaincu de ses "vertus" les actuels décideurs politiques et culturels. Ce sera son dernier "héritage". Jean-Marc Adolphe Parce que vous le valez bien, les humanités , ce n'est pas pareil. Mais la liberté de dire a un coût... Dons ou abonnements nécessaires pour continuer. ICI

En hommages à David Lynch (atelier du regard #11)

En hommages à David Lynch (atelier du regard #11)

David Lynch, sur le tournage de Twin Peaks. Photo DR Maintenant il est mort. On ne verra pas le prochain film de David Lynch. Mais il reste ceux d'avant. Avec insistance, le cinéma de David Lynch, tellement visionnaire , nous regarde encore. Justement, qu'est-ce qui nous regarde, dans les films de David Lynch que nous voyions et que nous reverrons sans doute ? Cette onzième séquence de notre atelier du regard, en hommage à David Lynch, est un peu particulière. Il ne s'agit pas de telle ou telle proposition qui aurait été adressée à la rédaction des humanités , mais d'un montage , composé à partir de réactions ou témoignages glanés sur les réseaux sociaux, parmi abonnés et/ou amis des humanités . "J'ai appris qu'il y a juste sous la surface un autre monde, et des mondes encore différents quand vous creusez plus profondément. Je le savais quand j'étais petit, mais je n'ai pas pu trouver la preuve. C'était juste une sorte de sentiment. Il y a de la bonté dans le ciel bleu et les fleurs, mais une autre force - une douleur sauvage et la pourriture - accompagne aussi tout." (David Lynch) David Lynch. Photo Josh Telles David Lynch avait la gueule de ses films et il a fait les films de sa gueule. Et il a bien fait. Vincent Présumey The Air is on fire , vidéo réalisée lors de l'exposition David Lynch à la Fondation Cartier (2007), partagée par Franck Yeznikian sur sa page Facebook. Il y a 17 ans, un soir, un copain me lance : «-Il y a un vernissage de lithographies de David Lynch dans le 14e, on y va ? » David Lynch. Mon héros. Mon dieu. Le plus grand des plus grands. Et en plus, tellement beau avec ses millions de cheveux ! À Paris ! « -Il sera là ? On va le voir en vrai ? » «-Nan… juste les lithos. » Me voilà donc dans cette galerie, à regarder les lithographies, en espérant un jour, être assez riche pour m’en offrir une petite dizaine d’un coup. Et là, une énorme voiture noire, tout droit sortie de Mulholland Drive débarque, et qui en sort ? Un homme avec un imper tout gris, aux grosses chaussures : David Lynch, bien sûr. Le vrai. Dans la galerie, tout le monde le fixe, mais personne n’ose l’approcher. Il entre, tranquille, salue vaguement la petite foule. Et puis, chacun se remet à discuter, faisant mine de l’ignorer (comme si de rien n’était, évidemment). Moi, je suis près du bar. Il arrive près de moi chercher un verre… Il prend une bouteille de vin blanc, me regarde et, avec sa voix de Gordon Cole, agent du FBI tout droit sorti de Twin Peaks, il me lance comme si j’étais sourd : «- DO YOU WANT SOME WHITE WINE? » Je réponds, la gorge serrée : «-Euh yes, thank you very much. » Il me sert à ras bord. Je m’apprête à lui dire un truc, quelque chose, n’importe quoi… quand une femme géante, incroyablement apprêtée, surgit devant nous, essoufflée. Mini-jupe rouge vif, talons démesurés, grosses lunettes, chevelure tentaculaire. Elle s’arrête net devant lui, complètement figée, et le fixe en tendant vaguement ses mains vers lui. Elle commence à trembler de tout son être et à bafouiller un étrange : « Bl… khhlllb… je… euh… klll… Vous…» D’un geste parfaitement naturel, il lui attrape les deux mains, l’empêche de trembler et lui dit avec le même ton ferme et jovial de Gordon Cole : «-Everything is gonna be all right. DO YOU HEAR ME? EVERYTHING IS GONNA BE ALL RIGHT» David Lynch est mort mince ! Riad Sattouf , partagé par Hélène Dussauchoy Photo Sandro Miller Pensée souvenir... Hommage connexion d'une enfant que je ne suis plus à David Lynch, je ne sais pas pourquoi. Blue Velvet est le premier film vu qui m'a fait voir tous les autres en arrière en avant et dans tous les sens. Une anecdote. Une petite chose qui bouleverse tout. Enfant, 6 ans peut être, peut-être 5 peut être 7 maxi, mais c'est très présent. Nous rentrons de l'école, à la campagne, dans les années 1960, 2 kilomètres à pied, en bande, tous les élèves des hameaux de l'école de Saâcy-sur-Marne. Un scarabée est signalé en hurlant, qui traverse la route (route étroite). Avec le scarabée une légende qui dit que la bête en carapace envoie un liquide qui rend aveugle celui qui le dérange, une vérité pour tous les enfants, on ne sait pas d'où elle sort, mais justement le scarabée sort et traverse la route. Très lentement pourtant, et c'est l'hystérie autour, hystérie plutôt joyeuse, et quasi tous les enfants négocient le passage, c'était pas bien compliqué. Sauf une, paralysée qui ne peut enjamber le chemin qu'emprunte le scarabée tout noir. Terrorisée, je ne sais vraiment pas pourquoi je me retrouve à genoux. À genoux de trouille sans doute, je me trouve ayant perdu mes pieds et un peu de hauteur, quasi nez à nez avec l'animal noir. Et je le regarde, avancer si lentement, pattes nombreuses, je l'ai suivi du regard, je me suis penchée vers la chose, à quatre pattes, j'ai vu que l'armure avait des reflets bleus et verts, me suis surprise à l'observer dans sa lenteur et urgence à traverser la route, compris que je pouvais l'écrabouiller, compris que je ne le ferai pas, que je n'avais plus peur, et j'ai continué de la regarder aller à l'herbe de l'autre côté, que je ne la verrai plus que je pouvais continuer mon chemin mais qu'elle serait toujours là. Voilà, l'enfant s'est remise debout et est rentrée à la maison, silencieuse. J'ai toujours, allez comprendre, associé ou revécu cette expérience, peut être une enfance, dans les films de David Lynch, avec un supplément adulte perdue, dans l'trou. C'est dire comme vous m'accompagnez. Merci pour la vie. Marie Matheron Sweet dreams, mr David Lynch Léa Cornetti , fusain sur papier, 16/01/2025 Parce que vous le valez bien, les humanités ce n'est pas pareil. 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Barre Phillips, en souvenirs de danse

Barre Phillips, en souvenirs de danse

Barre Phillips, Bochum 2019. Photo Elmar Petzold Le 28 décembre dernier, la contrebasse de Barre Phillips s'est tue. Les trop peu d'hommages qui ont été rendus à cet immense musicien de jazz et "compositeur de l'instant" ont grandement passé sous silence les généreuses collaborations que Barre Phillips a entretenues avec la danse, en partage d'une véritable "politique de l'improvisation". En hommage, les humanités réparent aujourd'hui cet oubli. Hormis le fidèle Francis Marmande dans Le Monde , et Franpi Barriaux sur l’excellent Citizen Jazz , qui souligne à quel point ce « musicien au geste précis »  aura été « une figure incontournable des musiques improvisées depuis la fin des années 1960 »,  bien peu nombreux auront été, dans la presse, les hommages rendus à Barre Phillips à l’annonce de sa disparition, le 28 décembre dernier. Quant à un éventuel hommage du ministère de la Culture (Barre Phillips a vécu en France pendant cinquante ans)... Il y a un ministèrede la Culture ? Ce   « compositeur de l’instant »  (selon une juste formule de Francis Marmande), né aux Etats-Unis en 1934, avait émigré en Europe en 1967 et avait trouvé refuge à partir de 1973 en France, dans le Var, à Puget-Ville. Il avait élu domicile dans une bâtisse du XIème adossée à la colline de La Blaque, Sainte-Philomène. Là, il avait posé de nouvelles fondations, celles d’un Centre européen pour l’improvisation (CEPI). En décembre 2021, à 87 ans, Barre Phillips avait décidé de retourner outre-Atlantique pour y couler ses derniers jours. La mairie de Puget-Ville avait alors organisé une petite réception, et le quotidien Var Matin  avait salué comme il se doit cet « homme d’un abord si facile qu’il vous ouvre son cœur comme il vous ouvre sa porte » , ce « philosophe de vie hors du commun » qui portait en lui « la politesse, la discrétion et la délicatesse, l’altruisme, le besoin de communiquer, de partager et de transmettre. ».  C’est ainsi : les plus grands sont souvent les plus humbles. Et oui, Barre Phillips faisait partie de la famille des plus grands. Barre Phillips avec Fred Van Hove & Conny Bauer, à Anvers en 200. Photo Gérard Rouy, culturejazz.fr On ne va pas s’amuser, ici (ce n’est pas le genre des humanités ), à recopier Wikipédia pour dire à quel point Barre Phillips était un immense musicien de jazz, contrebassiste et improvisateur. En revanche, on renverra volontiers à une série d’entretiens infiniment précieux dont le journaliste et photographe Gérard Rouy a commencé la publication sur Culture Jazz , où Barre Phillips évoque ses rencontres avec Ornette Coleman, le New York Philharmonic Orchestra, Jimmy Giuffre, Coleman Hawkins, John Stevens, Scott LaFaro, John Surman et Stu Martin, Steve Swallow, Alain Corneau, Carolyn Carlson, etc. (dernier entretien publié ce dimanche12 janvier, ICI ). On peut aussi écouter l'un des derniers concerts de Barre Phillips, aux Instants chavirés, à Montreuil, en février 2020 (ci-dessous). Mais qu’il soit modestement permis, ici, de réparer quelques omissions majeures.   Au Panthéon des collaborations musicales qui ont marqué la "carrière" (mot qu’il eut détesté) de Barre Phillips, personne ne mentionne Colette Magny. Comme un redoublement de censure pour celle dont un bureau de contrôle, à feue l’ORTF, poinçonnait les disques, pour être certain que jamais ne fussent diffusés à l’antenne. En 1971, installé en Europe peu avant, Barre Phillips avait signé les arrangements de l'album Répression . Au générique, on trouve aussi le pianiste et compositeur François Tusques et le trompettiste Bernard Vitet, la pochette étant réalisée par Pignon-Ernest. Excusez du peu ! Passons au cinéma. L’article sur Wikipédia  (très incomplet, d’où ont visiblement été tirées quelques "nécrologies" paresseuses) mentionne que Barre Phillips a composé « des musiques de films par exemple pour Jacques Rivette, Robert Kramer », sans mentionner les titres : Merry-Go-Round , en 1981, pour Jacques Rivette, et le formidable Route One/Usa , en 1989, pour Robert Kramer. Il faudrait a minima ajouter Un été sauvage , réalisé en 1969 par l’essentiel mais trop peu connu Marcel Camus (dans ce film où joue aussi Nino Ferrer, Barre Phillips accompagne avec Gunter Hamphel, Steve McCall, Alain Corneau et Ambrose Jackson, le saxophoniste Marion Brown) ; et, plus récent, en 2011, No Man’s zone , documentaire du cinéaste japonais Toshi Fujiwara sur la côte de Fukushima après le tsunami du 11 mars 2010 et l’accident nucléaire qui s’en est suivi. La musique a été enregistrée chez Barre Phillips, avec la chanteuse, poète et compositrice Émilie Lesbros, aujourd'hui installée à New York, que le New York Times décrit comme « une des chanteuses et compositrices les plus créatives de sa génération (…) capable d’allier les opposés avec génie : du groove au punk, de la soul au jazz en tirant vers la musique électronique. » Dans une interview , le réalisateur du film disait : « Avec Barre Phillips, on avait déjà travaillé ensemble [Independence, 2002] . (…) Ce qui est amusant, c'est qu'il a enregistré la musique dans la chapelle d'un ancien monastère dans le sud de la France. Dans No Man's Zone , il y a beaucoup de vues traditionnelles japonaises avec des images de bouddhas et de petits dieux, alors j'ai pensé qu'il serait intéressant d'enregistrer la musique dans une chapelle catholique. De cette manière, la musique et la narration peuvent peut-être suggérer quelque chose d'universel. (…)  Cet accident nucléaire pose d'énormes questions à chacun d'entre nous, à notre civilisation et à la manière dont nous nous sommes liés à la nature et à l'univers, à la manière dont nous percevons notre vie. » "No Man's zone", avec Emilie Lesbros, musique pour le film de Toshi Fujiwara Concernant la danse, c’est encore plus indigent. L’article de Wikipédia, repris ad nauseam , indique sans plus de précision que Barre Phillips a composé « des musiques de ballet pour Carolyn Carlson ». D’abord, à ma connaissance, Carolyn Carlson n’a jamais créé de "ballets", mais passons. Certes, Carolyn Carlson, qui a elle-même contribué à "révolutionné" la danse française, a noué pendant plus de vingt ans, une belle complicité avec Barre Phillips (et John Surman), qui donna lieu, pour mémoire, à quelques pépites comme X Land  au festival d’Avignon (1975) et à la même époque, à la Scala de Milan, au mythique Trio  avec Larrio Ekson et Jorma Uotinen. Mais l’arbre-Carlson ne saurait cacher à lui seul la forêt des danseurs-chorégraphes-improvisateurs que Barre Phillips a accompagné de sa contrebasse… et de son fin esprit. Barre Phillips et Julyen Hamilton, "The Duo Now", festival Szene, Salzbourg, 2018. Photo Astrid Askberger Parfois, ce fut lors de stages ou workshops. Patricia Kuypers, fondatrice à Bruxelles en 1984 de la très dynamique association Contredanse (à laquelle fut ensuite adossée la revue Nouvelles de danse, ainsi qu'un centre de ressources), se souvient que Barre Phillips y fut invité en 1995 pour un workshop approfondi sur l’improvisation musique et danse : « Il s’est trouvé qu’il n’y avait à l’époque pas de danseur/chorégraphe disponible pour donner ce workshop à deux voix, il a donc pris tout l’enseignement à son compte, nous entrainant du coup dans une approche de l’improvisation guidée par des principes musicaux, la journée s’étirant en longues pauses, café, cigarettes, suivies de sessions de pratique intenses avec un groupe composé pour moitié de musiciens et de danseureuses… Sans guider directement la danse, Barre était très attentif à l’engagement dans l’espace, à la présence, à l’espace donné à chacun.e.s, au sens du temps, aux durées, à la composition globale. Il était en effet marqué par son expérience avec Carolyn Carlson dont il avait tiré l’importance de la présence du musicien en scène, de la part performative de son jeu et, bien sûr, la passion de la relation au mouvement. Il avait un œil très attentif à ce qui émanait de chaque personne dansante, l’énergie, le rythme, l’engagement, la relation. Je me rappelle surtout comment il poussait les musiciens à assumer leur présence et à en jouer scéniquement en s’inspirant de ce qu’amenaient les danseureuses. » A l'issue de ce workshop, Barre Phillips eut l'idée de créer l'année suivante « une performance "d’art total" où nous créerions costumes, scénographie, et improviserions selon des règles qui mêlait tirage au sort et improvisation. Ce projet s’est mis en place sous le titre de "Fête foreign" et s’est poursuivi dans différents pays.  » La danseuse et chorégraphe Pascale Gille, qui a partagé cette aventure, a publié sur son site internet le texte de Barre Phillips qui en précise les contours et l'intention : « Fête Foreign est une pièce de théâtre musicale et dansée, composée d'une sélection d'artistes interprètes, chacun étant un compositeur ou un chorégraphe indépendant. L'idée sur laquelle repose la pièce est simple : chaque participant apporte à la première répétition son "personnage" pour la pièce, y compris le costume, le maquillage, les qualités artistiques et la conception de base du rôle. La période de répétition, sous la direction de Barre Phillips, sert à développer davantage les rôles individuels et à établir une "forme de performance" pour cette collection de personnages fabuleux. La forme se trouve dans la composition et la chorégraphie de la pièce. Le contenu est donné par l'interaction des personnages impliqués, musiciens et danseurs, dans une série de tableaux construits avec précision. Chaque représentation est unique car la forme est restructurée par le metteur en scène pour chaque spectacle. On peut ainsi trouver un duo entre un culturiste et une hôtesse de l'air ; un trio entre une "femme fatale" d'un film de Cassavetes, un computervirus et un rugbyman ; un quatuor entre un touriste belge, un pilote de chasse, un artiste de rollers et un dresseur d'animaux sauvages. Une sorte d'île de Naxos où les âmes sœurs se rencontrent et vivent ensemble... Cette façon de travailler permet une véritable composition collective, car chaque joueur apporte non seulement ses capacités de performance professionnelle, mais aussi sa vision et/ou son commentaire sur l'art contemporain et la vie d'aujourd'hui. Aujourd'hui, dans les domaines de la danse et de la musique contemporaines, nous trouvons un « réseau » d'artistes expérimentés qui travaillent à développer leurs qualités individuelles en tant que compositeurs, chorégraphes et improvisateurs. Il existe une tendance où ces artistes ne se contentent plus de travailler uniquement dans les formes établies que nous connaissons depuis 50 ans où le compositeur ou le chorégraphe sous contrat est le seul membre créatif d'une production et qui s'entoure d'un groupe d'interprètes professionnels pour exécuter son travail. » Avec Barre Phillips, Patricia Kuypers a créé deux spectacles, Détour , « où il jouait avec nous dans un espace architectural mobile : nous construisions et déconstruisions l’espace d’apparition et de disparition et il adorait ça, tout en développant des moments de danse/musique avec ses deux complices suisses Hans Burgener et Martin Schutz  » ; et Lest , « avec une scénographie d’air, d’eau et de terre, où il a accepté d’improviser une série de pièces d’une minute, auxquelles il a donné un titre, en suivant une partition que nous lui avions donnée qui faisait alterner des temps de silence et des temps de musique. » Invitée en 2018 au Centre européen pour l’improvisation que Barre Phillips avait fondé à Puget-ville, Patricia Kuypers a pris le relais en accueillant ces rencontres en 2019 et 2021à Valcivières, en Auvergne, où elle a transformé avec Franck Baubois une ancienne bergerie en espace de danse ( https://www.mu-pied.com/un-lieu-de-danse-a-moyenne-altitude.html ). Chaque anbnée, les rencontres Ri.ves continuent de rassembler danseurs et musiciens (mais aussi poètes, plasticiens...) autour de l'improvisation. En France, la danseuse et chorégraphe Claire Filmon, directrice d'Asphodèle Danses Envol, a dansé au moins à deux reprises avec la contrebasse Barre Phillips, notamment en 2014, à Vernoux (vidéo ci-dessous). Mais c'est sans conteste avec Julyen Hamilton, danseur-chorégraphe-improvisateur anglais, aujourd’hui basé à Gérone, au nord de l’Espagne, que Barre Phillips a entretenu la plus vive relation entre musique et danse, ces vingt dernières années. Pas forcément en spectacle : pour des ateliers communs, ou pour le seul plaisir de la rencontre, comme ces moments partagés et filmés (ci-dessous) en 2016, en Espagne. Jean-Marc Adolphe Dans l'archive : Barre Phillips et l'improvisation Barre Philipps : « Improviser, c’est comme faire le ménage » « L'expérience physique du jeu en public est très importante. Il s'agit de passer du trac, quand on est écrasé par les vibrations, au transport, quand on accepte les vibrations. Dès que quelqu'un se lève devant d'autres gens et fait son truc, il existe une force énorme de vibrations qui circulent. Cette situation de performance est pour moi à chaque fois une sorte d'expérience transcendantale sur scène ; il se passe quelque chose qui me met dans un état autre. A ce moment-là, l'improvisation joue un grand rôle, parce qu'elle ouvre à quelque chose que je n'ai pas prévu. Je n'ai plus à juger, ce que j'ai à faire est évident. C'est mon travail, je crois, de recevoir ces vibrations. Il y a un lien très étroit entre le son, cette vibration de l'air, et la vibration qu'entretient un public. J'ai trouvé un point de jonction entre ce phénomène vibratoire de performance et moi comme producteur de son ; je sais faire ce qu'il faut maintenant pour que, s'il ne se passe rien, cela commence à vibrer, et que ce soit très excité ou pacifique, positif ou négatif. Quand l'expérience est très forte, je me sens comme dans un nuage, mais un nuage matériel, la musique devient palpable ; à ce moment, j’ai un sens spontané d'architecture, de masses, de formes, de poids, comme si ce nuage devait être porté, sculpté. Et, vraiment, ce qu'il faut faire devient évident. Je me suis aperçu que j'avais deux états en musique, l'un intérieur, l'autre extérieur. Je passe perpétuellement de l'un à l'autre. Dans le premier état, je suis pris par les sons de mon instrument et ceux des autres, je reste à leur source. Mes réactions sont viscérales et immédiates, seconde par seconde, fraction de temps par fraction de temps. Dans le second, je suis extérieur au son d'ensemble, que j'écoute comme si j'étais loin  ; mes réactions sont plus "musicales" : comme quand on joue en studio au casque, on se place dans le mixage. Je suis arrivé petit à petit à passer du premier état au second, et j'arrive à présent à combiner les deux en situation de performance : je me mets dans le public, j'écoute le tout, et je joue la partie de base qui est évidente à jouer, cette évidence étant bien entendu intérieure. C'est un processus, je crois, qui va vers l'honnêteté. J'arrive tout doucement à des paliers d'expression, des bouts de musique. Je les accepte. Je les mets en ordre ; je les fixe sur disque, je les joue en concert pendant six mois, et cela me permet de continuer, cela me stimule pour avancer. Depuis des années, j'ai accumulé des sons et des techniques, des outils : improviser, c'est un peu comme faire le ménage. J'accepte cette situation je ne crois pas arriver tous les jours avec une fraîcheur nouvelle. Tout ce que je trouve est la somme d'un travail, et ce qui arrive de vraiment nouveau sur scène ne représente sans doute pas plus de deux pour cent de ce qui se joue. » (Propos extraits du livre de Denis Levaillant, L’improvisation musicale, Essai sur la puissance du jeu , Ed. Jean-Claude Lattées, 1981 ; repris dans le dossier "De l’improvisation à la composition", revue Nouvelles de danse , n° 22, Hiver 1995). Mémoire / improvisation, entretien avec Barre Phillips (ci-dessous, à télécharger en PDF) Barre Philips : "Pourquoi improviser aujourd’hui. Un point de vue socio-politique" (ci-dessous, à télécharger en PDF. Transcription d'une intervention de Barre Phillips lors du cycle de webinaires "Risquer le Vide - Interdisciplinarité et performativité des pratiques improvisées", 30 septembre 2021. Parce que vous le valez bien, les humanités , ce n'est pas pareil. Pour que ça puisse continuer, dons et abonnements ICI

A saute-mouton avec la mort (Jacques Prévert, collage). Atelier du regard #10

A saute-mouton avec la mort (Jacques Prévert, collage). Atelier du regard #10

Jacques Prévert, "L’Échappée belle", avant 1963 Visitant l'exposition "Jacques Prévert, rêveur d'images", au musée de Montmartre à Paris, Isabelle Flipo a sélectionné, pour l'atelier du regard des humanités , un collage de Jacques Prévert, et partage les sensations que lui inspire cette image « face à la violence actuelle faite aux enfants » , en joignant un poème de William Blake : « J'ai souhaité, devant ce collage, que Blake ait raison et que ce génie poétique permette aux enfants victimes de la barbarie des hommes, de sauter par-dessus la mort avec un sentiment d'éternité » . Même en admettant que les enfants soient habiles, par la force de l’esprit à enjamber, contourner la mort pour trouver en dehors de la réalité, l’épaisseur de la vraie vie, difficile devant ce collage de Prévert de ne pas penser aux enfants martyrisés de Gaza, d’Ukraine, d’Afrique ou d’ailleurs dont le quotidien joue en permanence à saute-mouton avec la mort.  Les enfants auraient-ils, de façon spontanée, comme une ontologie de l’enfance, ce mysticisme de William Blake pour qui les choses de l’esprit sont les seules réalités, pour qui le monde sensible est obstacle à l’action et les yeux spirituels supérieurs aux yeux visuels ? Auraient-ils la possibilité de marcher dans les feux de l’enfer, d’y échapper et même d’y trouver un monde de plaisir, de fantaisies et de délices ? The little boy lost Father, father, where are you going? O do not walk so fast. Speak, father, speak to your little boy, Or else I shall be lost. The night was dark, no father was there; The child was wet with dew; The mire was deep and the child did weep, And away the vapour flew. William Blake Que la souffrance exprimée soit celle du petit garçon perdu de William Blake ou celle des enfants ukrainiens, raflés et déportés par le gouvernement russe,  Peu importe, l’homme ne gagne rien à laisser dans des champs de ruines ses enfants jouer à saute-mouton avec la mort, mais il perd le seul paradis à sa dimension : celui de l’enfance. Isabelle Flipo Une exposition À l’occasion de la célébration du centenaire du surréalisme et du soixante-dixième anniversaire de l’installation de Jacques Prévert en 1955 au 6 bis, Cité Véron – juste au-dessus du Moulin Rouge dans le 18ème arrondissement – le musée de Montmartre met à l’honneur celui qu’on connaît d’abord et surtout comme poète et scénariste, mais dont la création s’étend bien au-delà. Parolier et auteur de chansons, dramaturge, humaniste engagé, pleinement surréaliste, Jacques Prévert a également consacré une part importante de sa vie aux arts visuels : planches de scénarios illustrées, collaborations artistiques avec des peintres, sculpteurs et photographes, collages surréalistes, Éphémérides… Ces créations, plus intimes et confidentielles, souvent éclipsées par ses écrits mais tout aussi révélatrices de son génie, méritent aujourd'hui d'être redécouvertes et sont mises en lumière dans l’exposition « Jacques Prévert, rêveur d’images », jusqu'au 16 février 2025 : https://museedemontmartre.fr/exposition/jacques-prevert-le-reveur-dimages/ Et un joli parcours dans l'exposition à lire et voir ici : https://www.lescarnetsdigor.fr/post/exposition-jacques-prevert-reveur-d-images-une-plongee-poetique-au-musee-de-montmartre Le principe de "l'atelier du regard" est simple : sélectionner une image (photographie, tableau, etc.), voire un film, comme ici, et dire en quoi ce que nous voyons nous regarde (cf Georges Didi-Huberman). Propositions à adresser à contact@leshumanites.org   Parce que vous le valez bien, les humanités , ce n'est pas pareil. Pour rester aux aguets, dons ou abonnements   ICI

L'affaire des manuscrits coréens, par Michel Strulovici

L'affaire des manuscrits coréens, par Michel Strulovici

La restitution des œuvres d'arts dérobées sous domination coloniale fait toujours débat. En Corée, les manuscrits royaux "Oekyujanggak Uigwe" volés sur l'île de Ganghwa par le corps expéditionnaire français, ont tardé à être restitués à la Corée du Sud. "L' inaliénabilité des collections publiques" dont se réclament certains "conservateurs du patrimoine" n'est-elle pas comme une prime donnée à des crimes contre l'humanité ? C'était un temps déraisonnable. Nous occupions des pays qui n'étaient pas nôtres. Nous en exterminions les hommes. Nous agressions leurs femmes. Nous assassinions leurs enfants au fil des baïonnettes. Parfois, comme lors de la "conquête" de l'Algérie après avoir brûlé leurs villages, nous avions inventé une "distraction" en forme de concours. Le soir, à la veillée, nous comptions les jarres remplies d'oreilles coupées d'Algériens, et l'unité qui en possédait le plus grand nombre, gagnait le trophée ! (1) Nous détruisions leurs totems, nous dérobions leurs bijoux et leurs œuvres d'art, et, parfois jusqu'à leur mémoire. Non seulement nous les avons pillés mais encore, aujourd'hui, nous refusons de restituer le larcin à leurs propriétaires africains et, parfois, il fallut un temps fou pour rendre (en prêt) ces braquages. Car la loi française interdit la restitution de ces œuvres volées. Hold-up en Corée C'est le cas d'un vol perpétré il y a près de deux siècles en Corée. Un larcin qui devint contentieux et qui tendit, épisodiquement, les relations entre Séoul et Paris. Ce scandaleux hold-up perpétré au nom de l’État français, aurait du nous couvrir de honte. Il n'en fut rien. Pire encore, nous avons refusé de rendre, pendant près de deux siècles, ce trésor national a son propriétaire légitime. Quelles sont donc la nature et les raisons de ce recel ? Le règne de Napoléon le petit fut marqué par une expansion coloniale qui, nous le savons, avait jeté à la poubelle les notions d'égalité entre les peuples et entre les hommes, issues de notre Révolution française. En Asie, l'esprit de lucre du capitalisme se transformant en impérialisme, appuyé sur les canonnières, visait en priorité l'immense Chine, pays convoité par la France et la Grande Bretagne. En 1860, les corps expéditionnaires de ces deux pays impérialistes menèrent ce qui est appelé les "guerres de l'opium" (2) . Ces guerres se concluront par ce qui est défini par les historiens comme des  "traités inégaux". Cette agression occidentale en Chine avait été précédée par des tentatives d'influence multiples débutant au 16ème siècle, par les Jésuites en mal de conversion planétaire. Ces missionnaires parcoururent la Chine puis l'Indochine pour convertir, non sans succès, non sans "martyrs". Pendant les "guerres de l'opium". Au royaume de Corée, c'est en 1831 qu'un vicariat apostolique est crée par trois missionnaires catholiques français. Ces trois prélats furent condamnés à mort et décapités en 1839. Cela n'interrompit pas la volonté missionnaire et, en 1859, il y avait déjà plus de 17.000 Coréens convertis au christianisme. En 1864, on y recense douze prêtres jésuites et plus de 23. 000 convertis. Cette évangélisation se déroule au moment même où la Chine vient de connaître une défaite humiliante face aux puissances occidentales, marquée notamment par la mise à sac et la destruction du Palais d'été de l'Empereur. Le pouvoir coréen qui se sent et se sait menacé va réagir face à la montée en puissance d'une religion venue d'Occident et qu'il associe à l'agression française et britannique. Ce qui s'est produit en Chine voisine peut se reproduire en Corée. Le pouvoir va donc rejeter la présence sur son territoire d’étrangers dont les pays sont responsables de la défaite du grand voisin. Pour stopper net l'influence de ces convertis au sein de la Cour, le pouvoir déclenche, en 1866, une vague de massacres des catholiques français et coréens. Neuf prêtres et 8.000 fidèles furent tués. Le contre-amiral Roze qui mène la flotte du corps expéditionnaire français, passant par là ( quel hasard heureux !) apprend le massacre par trois rescapés. Fort de son expérience à Pékin, le fougueux amiral décide de   mener une expédition punitive. Du 11 octobre au 12 novembre 1866, les Français canonnent les côtes et occupent l’île de Ganghwa, à l’embouchure de la rivière Han, à quelques dizaines de kilomètres de Séoul. Or se trouve sur cette île un dépôt d’archives royales exceptionnelles : les " Oekyujanggak Uigwe ". Ces archives consistent en une collection de manuscrits uniques, en relation avec la Dynastie Joseon qui dirige le pays depuis 1392. Ils recensent en détail les prescriptions protocolaires, les cérémonies, la vie de la cour. Ils comportent de très nombreuses calligraphies faites par les meilleurs calligraphes de l’époque. Le commandant Osery en fait entreprendre aussitôt l’inventaire et expédie ce trésor mémoriel vers la France (3) . Une loi inique Les 297 volumes de manuscrits royaux sont expédiés en France et déposés en 1867 à la Bibliothèque impériale (aujourd'hui Bibliothèque nationale de France). Ils vont y rester jusqu'en juin 2011 ! Sauf un qui est restitué à Séoul par le Président Mitterrand … en échange d'un contrat pour la vente d'un TGV, en 1993 ! La bataille pour empêcher une totale restitution de ce trésor déclaré patrimoine culturel de l'humanité par l'UNESCO, fut une sorte de querelle des anciens et des modernes. Ces refus en disent long sur la persistance dans certains milieux, y compris universitaires, de cet esprit de rapines propre au siècle de l'expansion du colonialisme. Alors nous pouvions nous approprier, sans questions éthiques angoissantes, les richesses du monde conquis ou à conquérir. Les conservateurs de la BNF se sentent dépossédés à l'annonce par Nicolas Sarkozy d'un prêt, renouvelable tous les cinq ans, des manuscrits royaux. Et ils lancent une pétition par  Libération i nterposé le 18 novembre 2010 , pour tenter de s'y opposer. Leur plaidoirie s'appuie sur la loi sur "l' inaliénabilité des collections publiques". «  Il faut rappeler qu’il existe en Corée d’autres copies de la plupart d’entre eux. Cette décision a été prise contre l’avis de la Bibliothèque et contre l’avis du Ministère de la culture qui depuis des années ont toujours plaidé pour des formules de retour avec réciprocité ou contrepartie (échange, prêt croisé ou par rotation, ...). Ils sont aujourd’hui désavoués », argumentent-ils. Pour ma part, je considère une telle loi comme une prime donnée à des crimes contre l'humanité. Je la conçois comme une sorte de jouissance de vols exercés par le plus fort au détriment de la culture du plus faible. Une manière de négationnisme historique. Mais les conservateurs ne l'emporteront pas. Jack Lang, soutenu par des présidents d'université dont Vincent Berger, de Paris 7-Diderot, mènent une contre-offensive victorieuse.   A Séoul, lors de la cérémonie de restitution, envoyé spécial du Président Sarkozy, l’ancien ministre de la Culture, déclare :  « Si j’avais eu seul le pouvoir de décider, j’aurais purement et simplement restitué ces manuscrits pour l’éternité. […] Il faut être pragmatique. Personnellement, j’interprète ce retour comme un dépôt de longue durée. Ces manuscrits sont sur le sol coréen, ils sont ici dans leur patrie d’origine. Je n’imagine pas personnellement un seul instant qu’un gouvernement français puisse ne pas renouveler cette décision jusqu’au jour où on finira par pérenniser par une loi et je suis optimiste . » Cette restitution ne tire pas un trait définitif sur l'histoire de ce long contentieux, commencé en 1975 quand une historienne coréenne a découvert dans la section chinoise de la BNF ces manuscrits pour le moins oubliés. Les Coréens les croyaient mêmes disparus depuis l’expédition menée par le contre-amiral Roze en 1866. (4) N'est-il pas temps de changer la loi et de rendre à César ce qui est à César ? Michel Strulovici NOTES (1). « … Un plein baril d’oreilles… Les oreilles indigènes valurent longtemps dix francs la paire et leurs femmes, demeurèrent comme eux d’ailleurs, un gibier parfait… »  (Olivier Le Cour Grandmaison,  Coloniser - Exterminer – Sur la guerre et l’État Colonial , Fayard, 2004, p. 158-159 .  Cité dans le reportage   radio d'Anaëlle Verzaux et Rosa Moussaoui, pour "Là bas si j'y suis", sur France Inter,  » du juillet 2016. Sur la stratégie de la terreur de Bugeaud et des autres militaires français, voir le très intéressant article de Jacques Fremeaux " Guerre et violence en Algérie ( 1830-1870 ; 1954-1964)",  dossier de la Revue historique des Armées , 2003 / 232. (2). Les guerres de l’opium (en chinois : 鴉片戰爭) sont des conflits commencés en 1839 et 1856 motivés par des raisons commerciales qui opposèrent au XIXe siècle la Chine de la dynastie Qing, voulant interdire le commerce de l’opium sur son territoire, au Royaume-Uni qui voulait l’imposer en paiement des marchandises qu’elle importait. En 1860, une force franco-britannique partie de Hong Kong accoste à Pei-Tang le 3 août, et attaque avec succès. Les troupes franco-britanniques incendient les deux palais d'été, le nouveau et l'ancien, à Pékin, après plusieurs jours de pillage. Le vieux palais d'été est totalement détruit. La défaite de l’armée chinoise en 1860 contre l’armée britannique alliée à celles des États-Unis et de la France, obligea la Chine à concéder le territoire de Hong Kong à la Grande-Bretagne. De nouveaux traités sont conclus, ces derniers apportent de nouveaux privilèges aux Français et aux Britanniques. L’empereur Xianfeng fuit Pékin et de sa suite, en juin 1858, le traité de Tianjin est finalement ratifié par son frère le prince Gong, lors de la convention de Pékin le 18 octobre 1860. C'est la fin de la guerre de l'opium. Le commerce de l’opium est entièrement légalisé et les chrétiens voient leurs droits civils pleinement reconnus, incluant le droit de propriété privée et celui d’évangéliser. (3). Le grand spécialiste des langues et cultures asiatiques Maurice Courant, dans sa Bibliographie Coréenne,  écrite entre 1894 et 1897, évoque la donation de manuscrits " Uigwe"  à la Bibliothèque Nationale de France. Puis l'information de ce "legs" sera enterrée jusqu'en 1975. (4). Voir l'article de Jean-Michel Tobelem, "Manuscrits coréens, diplomatie et inaliénabilité ", hérodote.net , 18 novembre 2010. Parce que vous le valez bien, les humanités , ce n'est pas pareil. Pour rester aux aguets, en sortant des sentiers battus, dons ou abonnements   ICI

Avec vues sur "Sorbonne-plage", par Nicole Gabriel. Atelier du regard #9

Avec vues sur "Sorbonne-plage", par Nicole Gabriel. Atelier du regard #9

De gauche à droite : Marie Curie, Irène et Frédéric Joliot-Curie. A la pointe de l'Arcouest, face à l’île de Bréhat, en Bretagne, Marie Curie fit construire une maison qui fut, tout au long du 20e siècle, l'épicentre de rencontres, en été, de chercheurs et d’universitaires qui s’interrogeaient notamment sur le rapport entre savoir, science, justice et démocratie. Pour "l'atelier du regard", Nicole Gabriel, critique de cinéma, évoque un film documentaire de Florence Riou, récemment sorti en salles, sur la riche histoire de cette villégiature-phalanstère. L’Esprit de l’Arcouest, raconté par Hélène Langevin-Joliot,   documentaire de Florence Riou, produit par l’association Rennes en sciences, chargée de la diffusion des sciences et des techniques, retrace l’histoire du village de Ploubazlanec, à la pointe de l’Arcouest, en face de l’île de Bréhat. Tout au cours du 20e siècle, ce site a été le lieu de rencontres, en été, de chercheurs et d’universitaires au point que l’on surnomma le bourg "Sorbonne-plage". L’historien Charles Seignobos (1854-1942) et le neurologue Louis Lapicque (1966-1952) furent à l’initiative de cette villégiature qui se révéla une aventure. Se joignirent à ces pionniers des tenants des "sciences dures" tels que Jean Perrin (1870-1942), prix Nobel de physique en 1926, Marie Curie (1867-1934), doublement nobélisée en physique et en chimie, qui s’y fit construire une maison en 1912 et y séjournait avec ses filles, Paul Langevin (1872-1946), professeur de physique au Collège de France, le mathématicien et homme politique Paul Painlevé (1863-1933) qui fut président du Conseil, avec son jeune fils, Jean Painlevé (1902-1989), biologiste et réalisateur de merveilleux films, comme   La Pieuvre   (1928),   L’Hippocampe   (1934) ou   Le Vampire   (1945). Ces personnalités étaient toutes dreyfusardes. Elles se rapprochèrent d’ailleurs à la suite du deuxième procès Dreyfus qui eut lieu à Rennes en 1899. Tous s’interrogeaient sur le rapport entre savoir, science, justice et démocratie. Faisant des allers-retours entre passé et présent, le montage du film est adroitement agencé. Florence Riou  recueille les propos de Hélène Langevin-Joliot,  petite-fille de Pierre & Marie Curie  et fille de Irène Curie  et Frédéric Joliot  (tous deux titulaires du prix Nobel de chimie en 1935). Hélène, qui épousa en 1948 le petit-fils de Paul Langevin, est un témoin privilégié s’il en est. Elle est remarquablement expressive malgré son âge (93 ans au moment du tournage). Elle-même physicienne nucléaire, comme il se devait, elle a travaillé au CNRS et à l’université d’Orsay. Depuis la maison familiale, à l’Arcouest, elle s’adresse à la réalisatrice, laquelle intervient peu. Elle l’emmène en promenade, et nous avec, montrant les villas construites par les hôtes au cours des ans. Elle fait remarquer comme celles-ci se touchent et qu’aucune barrière ne les séparent. L’entretien est ponctué d’anecdotes mais également de réflexions sur la science. On alterne séquences bretonnes et intérieurs du musée Marie-Curie à Paris. Dans cet ancien Institut du radium, les interlocutrices sont, cette fois, deux historiennes des sciences, Bernadette Bensaude-Vincent  et Andrée Bergeron, qui montrent comment plusieurs de ces personnalités vont jouer un rôle de premier plan dans la naissance d’institutions scientifiques et d’établissements comme le Palais de la Découverte (créé en en 1937), ou le CNRS qui date de 1939 et succède à l’Office national de la Recherche scientifique, industrielle et des inventions. L’évolution du "groupe de l’Arcouest" est narrée par des cartons avec des citations et des dates qui facilitent le suivi. Après 1945, le documentaire change de tonalité, passant de l’étude du groupe de savants dans leur intimité au débat portant sur l’utilisation militaire de l’énergie atomique au cœur de la guerre froide. Frédéric Joliot-Curie,  que De Gaulle avait nommé à la tête du Centre de l’Énergie atomique en 1945, est destitué de son poste à la suite de l’Appel de Stockholm (1950) jugé trop favorable à Moscou. Il est remplacé par son ami Francis Perrin, fils de Jean Perrin. La richesse iconographique du film est exceptionnelle. Les films d’amateurs en noir & blanc pris entre 1926 et 1946 par les Joliot-Curie,  conservés de nos jours à la Cinémathèque de Bretagne, les portraits des principaux protagonistes, les photos anciennes, les archives relatives au deuxième procès de Dreyfus alimentent le métrage. Les films muets donnent un caractère vivant au récit et nous renseignent sur la vie dans ce phalanstère. C’est sans doute le versant le plus attachant du film, qui s’ouvre sur un nageur de crawl dans la baie, suivi du départ d’un voilier puis d’une barque pleine de vigoureux rameurs. On assiste à des fêtes d’enfants, le groupe étant extrêmement attentif à l’éducation, privilégiant une pédagogie basée sur l’expérience et sur le concret. Ces adultes étaient des sages qui refusaient l’idée d’ambition, d’émulation ou d’excellence. L’histoire publique et privée de ces intellectuels, insuffisamment connue du public, méritait bien cette évocation en forme d’hommage. Manque, selon nous, un intertitre citant Gargantua : Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. Nicole Gabriel L’Esprit de l’Arcouest.    Réalisation, scénario, montage. Avec Hélène Langevin-Joliot, Bernadette Bensaude-Vincent, Andrée Bergeron (France, 2024, 75 mn). Documentaire. (texte initialement publié le 4 décembre 2024 sur le site de la revue Jeune Cinéma ) Nota bene : Le film de Florence Riou a eu une brève sortie en salles en décembre 2024. Pour qui souhaiterait le diffuser, organiser une projection..., contacter la réalisatrice : flo-riou@wanadoo.fr Le principe de "l'atelier du regard" est simple : sélectionner une image (photographie, tableau, etc.), voire un film, comme ici, et dire en quoi ce que nous voyons nous regarde (cf Georges Didi-Huberman). Propositions à adresser à contact@leshumanites.org   Parce que vous le valez bien, les humanités , ce n'est pas pareil. Pour rester aux aguets, dons ou abonnements ICI

Avec Cy Twombly, par Kseniya Kravtsova. Atelier du regard #8

Avec Cy Twombly, par Kseniya Kravtsova. Atelier du regard #8

Cy Twombly, Sans titre (Lexington), 2004. Bois, vis, corde, toile à sac, plâtre, peinture à la résine synthétique. 206,5 x 44,5 x 45. © Cy Twombly Foundation, courtesy Sammlung Udo and Anette Brandhorst. « Une élégie du silence » . Pour l'atelier du regard des humanités , Kseniya Kravtsova, elle-même artiste plasticienne et peintre, dit en quoi l'art de Cy Twombly « sauve de l'abîme » . « Le travail de Cy Twombly, aussi bien sa peinture, sa photographie, que son œuvre de sculpture, me bouleverse. Depuis ma première rencontre avec son univers à la collection Lambert à Avignon, j'ai le sentiment qu'il parle le langage que les autres ne parlent pas encore. Mais un langage que je comprend intuitivement. Je saisie le sens de choses qu'il évoque, car les choses s'adressent aux sens chez lui. Il parle avec un accent de vérité, une langue d'origines. Son geste de peintre est hâtif. Il y a urgence... Sa sculpture me donne le sentiment de maintenir l'effondrement en cours... L'art survivrait à ses ruines, avait prophétisé Kiefer, un autre immense artiste dont j'admire l'œuvre ; à condition que les ruines deviennent sa matière première... C'est une élégie du silence... faisant abstraction du vacarme du chaos ambiant. Le blanc est un signal, un cran avant le vide. Son œuvre m'aide à supporter le monde en décomposition qui m'entoure. Ce blanc, délavé, sali, usé, redonne une sorte d'existence aux choses affranchies de leurs utilité, dévouées à l'abandon Je vibre Twombly. Son geste pictural me sauve de l'abîme... » Kseniya Kravtsova (Pour les humanités , Kseniya Kravtsova avait traduit en juin 2023 un poème inédit du poète ukrainien Grugoriy Choubaï -lire ICI . Artiste plasticienne et peintre, Kseniya Kravtsova vit et travaille près d'Avignon. Sur Instagram : @KseniyaKravtsovasculpture) Le principe de "l'atelier du regard" est simple : sélectionner une image (photographie, tableau, etc.) et dire en quoi ce que nous voyons nous regarde (cf Georges Didi-Huberman). Propositions à adresser à contact@leshumanites.org   Parce que vous le valez bien, les humanités , ce n'est pas pareil. Dons ou abonnements   ICI

Extension du domaine des arts du cirque

Extension du domaine des arts du cirque

Tatiana-Mosio Bongonga à la Friche Belle de Mai, à Marseille, le 11 janvier 2025 lors de l'inauguration de la Biennale internationale des arts du cirque. Photo Nicolas Villodre Jusqu'au 9 février 2025, la BIAC (Biennale internationale des arts du cirque) « met en lumière l’étendue et la diversité des expressions artistiques du cirque contemporain » , rappelle l’édito d’Archaos dans le programme de la 6ème édition d’un festival qui, de Marseille, rayonne en Provence, Alpes et Côte d’Azur. Le week-end d’inauguration a permis de découvrir de remarquables artistes. Le mot artiste étant à prendre au féminin, les organisateurs ayant « souhaité mettre en valeur les femmes qui font le cirque » , comme le précise le maire de la cité phocéenne, Benoît Payan. De notre envoyé spécial. Le brouhaha d’une ville comme Conakry, capitale de la Guinée, pays d’origine du Baobab Circus, recouvre le speech de l’adjoint à la culture de Marseille, Jean-Marc Coppola. Ce qui prête à sourire. Après cette entame, la première partie déçoit quelque peu ceux qui avaient découvert la troupe l’an dernier à la Scala parisienne dans le prodigieux spectacle, Yé ! Leur nouveau titre, Yongoyély  ("l’exciseuse", en soussou), est censé « censé rendre hommage aux femmes africaines » , d’après la note d’intention. On ne connaît l’auteur(e) de la note pas plus que du texte écrit à la va-vite et dit en voix off dans la partie théâtrale du spectacle. Heureusement, restent les chants interprétés a cappella par une chorale féminine – non traduits en français, ce qui est dommage – et, pour peu qu’on soit patient, une deuxième partie virevoltante, les unes douées en matière d’acrobatie et de contorsion, les autres, d’infatigables porteurs, base de nombre de tours humaines. Et, bien sûr d’un virtuose de la voltige, déjà repéré par la critique parisienne. Des parpaings et des barres en bois servent d’agrès. Le finale  mérite à lui seul le détour. Il faut être nombreux pour être beaucoup. Cet aphorisme édicté par le chanteur-guitariste de la compagnie Basinga s’est vérifié samedi après-midi à la Friche Belle de mai qui avait fait le plein de spectateurs, dans les étages de l’ancienne manufacture de tabacs de la Seita et dans ses terrains en plein air. Sous le mistral, sous le soleil. Que ces représentations aient été offertes gratis a sans doute influé. Soka Tira Osoa , "performance funambule" de la compagnie Basinga, mobilise musiciens, techniciens, traducteur en langue des signes, funambules ainsi que le premier rang du public, prié de tirer une cordelette faisant lever – et non cherrer – la bobinette de câble pour fildeféristes pour obtenir la tension idéale. Le titre emprunte aux Basques le jeu du tir à la corde. La musique est d’esprit rock, un peu comme celle du cirque Archaos, avec des touches d’électro et de jazz. Le dévoilement des coulisses, la sacralisation des préparatifs, le suspense propre à la suspension , les aléas de la météo, gardent en haleine l’audience répartie bi-frontalement. Aussi bien les petits que les grands. Qu’elle ait été feinte ou non, la chute de Tatiana-Mosio Bongonga dans sa première traversée, son éventail ne suffisant pas à la maintenir en équilibre face à l’adversité – le mistral avéré perdant –, elle a dû s’équiper d’un balancier maousse pour conclure sa prestation en beauté. Points de suspension. Nous avions découvert Chloé Moglia en 2009 à l’Espace 1789 (Saint-Ouen), dans le spectacle de la chorégraphe Kitsou Dubois, Traversée . Nous l’avions retrouvée en août 2013 à l’aube, dans Horizon , après un récital de Yungchen Lhamo et une démo de Rocío Molina sur une berge de la Seine, dans le cadre du regretté festival Paris Quartier d’été. Dans sa dernière création, Rouge merveille , Chloé Moglia a passé la main à une de ses suspensives , Mélusine Lavinet-Drouet. La technique ou méthode Moglia est maintenant reconnue comme discipline circassienne à part entière. L’agrès a évolué avec les années. L’art de la suspension aussi. Mais pas tant que ça. Par suspension, on peut entendre pendaison – celle d’un corps se « raccrochant aux branches » , pour reprendre l’expression de Chloé Moglia. En l’occurrence les arcs, les cornes diaboliques, les ailes d’ange non en plumes mais en acier signés Sylvain Ohl et Éric Noël. Qui dit suspension dit aussi rupture temporelle, ralentissement, immobilité, cessation d’activité ou tout comme. Et incertitude – cirque rime avec risque. C’est l’art du trapèze sans trapèze. En quinze ans, le numéro de cabaret ou le tableau d’art de rue a mûri, a muté, est devenu spectacle dosant temps forts déclenchant l’enthousiasme d’un public des plus exigeants car connaisseur, et temps morts. Ne serait-ce que celui de l’installation de la structure, sketch amusant dans lequel l’ingénue interprète fait mine d’ignorer le mode d’emploi et recourt à l’aide d’une spectatrice chargée lui donner les instructions. Le minimalisme de la suspension n’exclut pas pour autant la prouesse. L’exploit a bel et bien lieu. Mais sans roulement de tambour. Alice Rende, "Passages". Photo Nicolas Villodre Contorsions intellectuelles. Dès la fin de la présentation du programme de 2005 de la BIAC par son équipe de direction, Guy Carrara, Rachel Rache de Andrade et Simon Carrara, dans le Magic mirror du village de chapiteaux installés plage du Prado, nous avons été épaté par l’étonnant solo de la Brésileinne Alice Rende intitulé Passages . Confinée une demi-heure durant dans une colonne carrée en plexiglas d’une étroitesse suffocante, la jeune artiste a fait montre de talent dans plusieurs disciplines. Dans le domaine de la contorsion, genre dont elle est spécialiste comme dans celui de l’acrobatie, qui agrémentent la routine sans provoquer de malaise ou d’émoi chez le spectateur, mais également dans celui de l’escalade – de la varappe à mains nues. Le numéro est, littéralement, des plus mouvementés. La variation d’Alice Rende progresse, digresse, régresse sans cesse. Grâce à la grâce de l’interprète, le sport peut atteindre à l’art. Rien de sado-maso, pourtant, dans cette démarche, rien de l’autopunition un peu catho sur les bords. Pas d’allusion ou d’illusion du type traversée du miroir d’Alice. Une série gestuelle entêtée, obstinée, simple, du moins en apparence. L’absurdité d’un mouvement ascensionnel, tel celui d’Icare, bissé ad lib , contrarié par la loi de la gravitation. Glissades, chutes et rechutes pouvant évoquer le rocher de Sisyphe. Sauf que le boulet transporté est celui de notre propre corps.  Arrêté du Préfet du Gard, 1853, dans l'exposition " En piste ! Clowns, pitres et saltimbanques", au Mucem. Tous en piste. Pour l'inauguration de la Biennale internationale des arts du cirque, Macha Makeïeff nous a fait la visite de sa sensationnelle exposition au Mucem, en compagnie du co-commissaire, Vincent Giovannoni, conservateur en chef du pôle Arts du spectacle de l’établissement. Le titre complet de la monstration (qui se tient jusqu’au 12 mai 2025), En piste ! Clowns, pitres et saltimbanques , ne s’applique pas au personnel politique contemporain mais aux disciplines circassiennes les plus traditionnelles. Malgré tout, l’ horror vacui dominant le parti pris curatorial, on peut avoir l’impression (pour ne pas dire comme, de nos jours, le ressenti ) que l’art du comique déborde le cadre ou, plus exactement, le cercle de la piste aux étoiles chère au regretté Gilles Margaritis pour englober celui du spectacle au sens commun du terme, non dans son acception situationniste.  De fait, si l’on suit l’adage de Rabelais « qui trop embrasse mal étreint » , certains objets et signes alignés, agencés, espacés avec soin par Sylvie Jodar, en lien avec le concept flou de saltimbanque, peuvent sembler hors sujet – par exemple les photos d’Agnès Varda sur la troupe de Jean Vilar ou l’autruche empaillée de la collection perso de Macha Makeïeff. Cela dit, le déplacement vaut la peine. À côté d’affiches du bon vieux temps relevant de l’art populaire, ont été disposés d’émouvants fétiches – cf. la série de godillots clownesques, parmi lesquels les oblongs souliers à semelles de bois du comédien anglais Harry Relph, aka Little Tich, immortalisé par le film que tourna Clément Maurice en 1900. Les petits rapins sont concurrencés par les plus grands – Daumier et son Crispin et Scapin  de 1864, Picasso et son Arlequin  de 1923, Léger et sa Grande Parade  de 1953, Niki de Saint Phalle et sa Nana noire upside-down  de 1965-66... On en passe et des meilleurs. Nicolas Villodre Biennale internationale des arts du cirque , à Marseille et en région Provence-Alpes-Côte d'Azur, jusqu'au 9 février 2025. https://biennale-cirque.com Exposition En piste ! Clowns, pitres et saltimbanques , au Mucem, à Marseille, jusqu'au 12 mai 2025. https://www.mucem.org/programme/exposition-et-temps-forts/en-piste Parce que vous le valez bien, les humanités , ce n'est pas pareil. 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