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A Bernard Noël, depuis les oliviers.


Bernard Noël, chez lui, à Mauregny-en-Haye, mai 2016. Photo JMA.


EN FORME D’HOMMAGE. Depuis les hauts-plateaux des Andes colombiennes où il vit désormais, Bruno Tackels, philosophe et membre du comité de rédactions des humanités poursuit, par-delà la mort, le fil d’une précieuse correspondance avec l’écrivain-poète Bernard Noël, qui s’est absenté le 13 avril dernier.


« Le siècle n’a pas su répondre aux nouvelles virtualités techniques par un ordre social nouveau. »


Cher Bernard,


Dans le temps linéaire qui s’impose à nous, je ne pourrai plus t’écrire de lettres. Mais si l’on écoute la cosmogonie d’Auguste Blanqui, le révolutionnaire embastillé en pleine mer durant la Commune, il n’y a strictement aucune raison d’arrêter de t’écrire. Pour lui, notre vie sur terre connait un nombre illimité de sosies, qui revivent notre vie, en d’autres espaces et d’autres temps, et connaissent d’innombrables bifurcations. Ici et maintenant, je sais donc que tu recevras cette lettre, ailleurs et plus tard.


Si la figure de Blanqui me donne le coup d’envoi et l’autorisation de cette lettre, c’est parce que c’est lui qui me vient à l’esprit depuis que tu t’es absenté. Le premier souvenir qui me vient, au nom de Bernard Noël, ce ne sont pas des mots, ni des livres, c’est un silence, un de ces silences qui t’ont fait écrire, et sur lesquels tu as écrit magnifiquement. Je veux parler de ce silence – je ne l’ai encore jamais fait – qui s’est emparé de nos corps à Morlaix, un après-midi pluvieux du mois de novembre 1997.






Illustrations : Le Fort du Taureau, à Plouezoc'h, en baie de Morlaix dans le Finistère. Photo DR.

Et les yeux d’Auguste Blanqui.


J’ai en fait oublié les circonstances qui nous ont mené sur la baie de Morlaix, avec notre amie commune, la metteuse en scène Madeleine Louarn. Ce qui est sûr, c’est que nous venions de la Fonderie au Mans, car c’est l’attablement des gens du Radeau qui nous a réuni. Je me souviens en revanche des gigantesques crabes que Madeleine nous apprenait à manger dans la pure orthodoxie bretonne, et de cette invitation qu’elle nous fit : « Si vous voulez, je vous emmène au Fort du Taureau, ce n’est pas loin, il suffit de faire le tour de la baie. »


Je nous vois sortir de la voiture, ma mémoire à partir de ce moment fonctionne avec la précision d’un travelling de cinéma. Un vent méchant gifle nos visages et le crachin breton s’attaque à tous les pores de notre peau. Dans la brume surgit la masse obscure de cette forteresse construite par l’inévitable Vauban sur un ilot minuscule. Auguste Blanqui, qui passera plus de la moitié de sa vie en prison, y est enfermé en 1871, quelques jours avant les événements de la Commune – ce qui n’empêchera jamais les Communards de le considérer comme leur boussole politique. Le vent chasse les nuages et le Fort apparaît maintenant dans toute sa puissance, non pas posé sur la mer, mais comme surgi des flots en colère.


A ce moment précis, où tu allais non pas prendre la parole, mais donner celle qui venait nous fouetter depuis le large, un immense arc-en-ciel s’est formé dans la baie, jaillissant très exactement au-dessus du Fort du Taureau, et formant une courbe qui s’étirait dans le ciel pour retomber sur le continent. Tu as gardé le silence, nous aussi. Aucun mot n’aurait eu sa place face à l’événement. Dans un astre lointain, au fond de son cachot, sans pouvoir s’approcher de la fenêtre, surveillée par des gardes prêts à tirer sur le moindre mouvement, Blanqui prit la plume ce jour-là. « Ce que j’écris en ce moment dans un cachot du fort du Taureau, je l’ai écrit et je l’écrirai pendant l’éternité, sur une table, avec une plume, sous des habits, dans des circonstances toutes semblables. » Ces mots achèvent l’Éternité par les astres, son dernier texte, écrit devant nous à l’intérieur de ce monstre de pierre, dans la salle dite de discipline. Un texte négligé par l’histoire – à l’instar de Blanqui lui-même, dont tout le monde a oublié qu’il avait donné à sa revue le nom Ni Dieu ni maître – et réveillé par Walter Benjamin qui en fera son compagnon de route, à la fin de sa vie. Depuis ce jour, L’Éternité par les astres est devenu l’une de mes boussoles littéraires et politiques.


Et bien sûr, bien avant notre rencontre, il y avait Le Château de Cène. La préface que tu as écrite après que le livre ait été censuré, L’outrage aux mots, faisait partie des textes fondateurs de mon cours d’esthétique, lorsque j’enseignais à l’université de Rennes, dans le département des Arts du spectacle – quel intitulé catastrophique, vraiment. J’étais alors en charge d’un des rares cours qui mêlaient les étudiants de théâtre et ceux de cinéma, et que j’avais transformé en un espace de pensée commune, où ils puissent exprimer – et penser, donc dépasser – leur mutuelle détestation disciplinaire.


Puisqu’il s’agissait de leur donner des outils pour mettre en mots ce qu’ils ressentent face à une œuvre, je leur fourguais cette bombe, révélée par ton écriture : comment continuer à utiliser les mots de la langue française, lorsqu’on sait que c’est avec ces mêmes mots que l’on torturait les terroristes algériens. La question continue de me hanter, jusqu’à ce jour. Comment donner la parole aux bourreaux ? Signe évident que la question reste à vif, certains étudiants rejetaient en bloc Le Château de Cène, parce qu’il leur faisait violence, affectant leurs propres mots, et leurs fragiles certitudes. Beaucoup d’entre eux n’ont sans doute jamais oublié ces séances houleuses et éprouvantes.


L’autre souvenir qui me vient lorsque je dis Bernard Noël, c’est Cerisy-la-Salle, le temple (bien endormi) des intellectuels de la seconde moitié du XXème siècle. En juillet 2005, j’organisais une décade consacrée à Walter Benjamin, encore lui. Et quelle ne fût pas ma surprise, en m’arrachant du Festival d’Avignon enflammé par le scandale, accueilli par la douceur des collines de Normandie, de voir ta fine silhouette sur le perron du château de Cerisy. Une décade consacrée à ton œuvre, et en ta présence, se déroulait en parallèle. Par le hasard des calendriers, tu avais pu assister à ma présentation dans le grenier du colloque Walter Benjamin dans le grenier, et je m’étais dit que tu en étais l’auditeur exemplaire, juste à côté – un étage au-dessus en fait –, absent, mais tout près à la fois.


Tu m’avais dit à quel point tu aurais aimé pouvoir disparaître de ces journées d’études qui t’étaient consacrées, et venir te glisser dans la mythique bibliothèque, pour écouter Maurice Gandillac, 99 ans, parler de Walter Benjamin, dont il fut l’un des premiers traducteurs passeurs. Mais pendant dix jours – je ne te l’ai jamais dit, mais moi aussi, je mourrais d’envie de m’éclipser pour vous rejoindre –, tu as tenu ce paradoxe inouï : assister de son vivant à une objectivation de sa vie pensante et poétique, autrement dit à une véritable vivisection. Paradoxe si souvent intenable qu’il rend très difficile l’accueil des artistes et des poètes dans le cercle de l’université. Pour qu’ils soient étudiables, il faut en fait qu’ils soient morts et enterrés. Didier Gabily en sait quelque chose. Lorsque je l’avais invité à travailler dans mon département, on ne peut pas dire qu’il ait été bien accueilli, c’est un euphémisme. Deux ans plus tard, son corps mis en terre, les séminaires et les mémoires sur son œuvre se sont multipliés.


Nous n’avons jamais perdu le fil, malgré mon départ pour la Colombie. C’est que nous tenait le fil de l’écriture si belle de la correspondance. Je mesure chaque jour à quel point l’exercice épistolaire est un art, et combien sont précieuses ces lettres que nous nous écrivions. Tu es le seul qui m’ait soutenu dans mon projet de faire récit de ma propre vie, alors qu’il était refusé par tous les grands éditeurs.


“J’aimerais tant servir ton livre, je dis bien TON livre et non pas Toi,

mais je ne vois pas comment.

je vis à l’écart depuis si longtemps désormais.

(…)

Ton livre qui sans doute fait violence à tous,

et à moi aussi bien sûr mais cette violence devient force,

un effet comparable à celui des Cent-Vingt journées de Sodome de Sade,

cette brutalité répétitive fait que, tout à coup, on traverse

Quoi ? je ne sais pas.

Cela m’est arrivé avec mon propre texte « La maladie de la chair »

interprétée en entier par Marc Lador : deux heures et demie

où tu foutais le camp, où tu traversais un seuil que je ne sais qualifier,

brusquement le mal devient le bien.”


Tes mots sont un précieux viatique qui, à la lettre, fait tenir. Donne une tenue pour affronter le monde. Lorsque je commençais un atelier dramaturgique dans les écoles d’acteurs, je leur demandais à quoi pouvait bien servir ce que nous faisions. Et je terminais en leur donnant ma propre réponse. “Le seul sens que l’on puisse donner à ce travail de penser avec l’art, c’est l’espoir que lorsque vous sortirez de l’école, vous sentiez la nécessité d’avoir toujours un livre avec vous.”


Oliveraie Bernard Noël, Colombie. Photo DR.


Dans tes lettres, tu me demandais régulièrement des nouvelles de l’oliveraie que je projetais de planter dans ma finca des hauts-plateaux des Andes colombiennes. Dans ta dernière lettre, tu me questionnais pour savoir d’où me vient cette passion des oliviers, et tu évoquais leur nom : “Ce nom me projette toujours vers Delphes, d’où l’on domine l’immense forêt d’oliviers millénaires qui couvre les pentes jusqu’au golfe de Corinthe, tout en bas. J’aime l’huile d’olive, exclusivement !”


Quelques jours après ta mort, les premiers plants d’oliviers sont arrivés. Ils sont aujourd’hui soixante, ils ont presque deux ans, et font déjà la taille d’un homme. Lorsque nous les avons sortis du camion, j’ai senti ta présence, et le nom est venu tout seul : l’oliveraie Bernard Noël.


Je t’embrasse,

Y suerte,

Bruno


Bruno Tackels, 21 mai 2021.


A VOIR AUSSI : Bernard Noël, « Le cerveau disponible », inédit. ICI

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