Ce jeudi 13 janvier, les enseignants sont en grève, massivement. La façon dont ils sont traités par leur ministre de tutelle est certes au premier rang du mécontentement, mais c’est la goutte de trop qui fait déborder la coupe. Fil conducteur de la politique éducative du sarkozysme, qui a supprimé 80 000 postes d’enseignants entre 2007 et 2012, Jean-Michel Blanquer est très marqué à droite, comme le montrent ses dernières obsessions contre « l’islamo-gauchisme » et aujourd’hui le « wokisme ». En le choisissant comme ministre de l’Éducation, Emmanuel Macron ne pouvait ignorer le parcours de cet ancien élève du très huppé et très catho collège Stanislas à Paris. Sans doute a-t-il été séduit, de surcroît, par la réputation d’innovateur à-tout-va que Jean-Michel Blanquer a forgée à la tête des académies de Guyane et de Créteil. Auquel cas, c’est encore plus grave.
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«C'est le chaos à l'école pour les enfants, pour les parents et pour les enseignants». On ne saurait mieux dire que le député communiste (et candidat à la prochaine élection présidentielle) Fabien Roussel. Ce mardi 11 janvier à l’Assemblée nationale, le ministre de l'Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, a notamment été pris à partie pour sa gestion de la crise sanitaire dans les écoles, et les nombreux changements de protocole pour les enfants et leurs parents. Avant-dernier avatar de cette navigation à vue : c’est dans un entretien (payant) au Parisien, le dimanche 2 janvier, que le ministre de l’Éducation a jugé bon de dévoiler le nouveau protocole sanitaire dans les écoles… à quelques heures de la rentrée des classes. « Depuis la rentrée du 3 janvier », écrit Le Monde, « les établissements scolaires sont plongés dans une pagaille qui met sous tension des millions d’élèves, de parents et d’enseignants. »
« Il faut plus d’anticipation », a même convenu Emmanuel Macron. Pourtant, Jean-Michel Blanquer est bien en pleine anticipation. Mais ça ne concerne ni la crise sanitaire ni les établissements d’éducation dont il est censé s’occuper. Car Blanquer voit beaucoup plus loin, pour la présidentielle et après. Les masques FFP2 pour les enseignants, les purificateurs d’air dans les écoles ? Tout ça peut bien attendre. Il y a plus urgent : le ministre consacre en effet une bonne partie de son temps à mettre sur les rails son think tank, le Laboratoire de la République. Et à cette fin, il a enfourché un fougueux cheval de bataille : combattre le « wokisme ». Un combat que L’Humanité du 10 janvier qualifie de « croisade délirante ». Le week-end dernier (vendredi et samedi), Jean-Michel Blanquer a inauguré en personne un colloque à la Sorbonne, intitulé Après la déconstruction. Reconstruire les sciences et la culture, que son ministère a entièrement financé sur des fonds réservés. Il s’en est notamment pris aux personnes qui nourrissent « la pensée décoloniale » et a appelé à « déconstruire la déconstruction », s’en prenant à Derrida, Foucault et Deleuze, exactement comme l’idéologue chilien nazi Alex López, parti en guerre contre ce qu’il nomme la « révolution moléculaire dissipée », et qui inspire le gouvernement colombien de droite extrême d’Ivan Duque, grand ami d’Emmanuel Macron (Lire ICI article d’Olga L. Gonzalez sur Mediapart).
Passionnant. Dans l’assemblée du séminaire à la Sorbonne, triée sur le volet, on a entendu des participants pouffer de rire à l’évocation de la mort de George Floyd, regretter le bon vieux temps de l’Algérie française, appeler à en finir avec la « vulgate bourdieusienne fossilisée » et à la « pensée 68 », quand la sociologue Nathalie Heinich a dénoncé une « épidémie de transgenres » causée selon elle par l’éducation nationale. Bref, plus zemmourien tu meurs.
Le séminaire organisé par le ministère de l’Éducation nationale à la Sorbonne.
Voilà donc à quel genre d’agapes Jean-Michel Blanquer se consacre. Et il n’en est pas à son coup d’essai. En octobre 2020, il avait brandi l’étendard de la lutte contre « l’islamo-gauchisme », ciblant tout particulièrement le syndicat étudiant UNEF. Cela ne doit pas surprendre au regard du parcours très droitier du personnage, depuis ses années lycéennes au très huppé et très catho collège privé Stanislas, dans le 6e arrondissement de Paris, dont la devise est « Français sans peur, chrétien sans reproche », et qui ignorait la mixité à l’époque où Blanquer y a fait ses classes. Directeur adjoint du cabinet de Gilles de Robien (2006-2007), puis nommé par Luc Chatel en décembre 2009 directeur général de l'enseignement scolaire (DGESCO), il est selon le philosophe Saïd Benmouffok, auteur du Fiasco Blanquer (éditions les Petits Matins, 2021), « le fil conducteur de la politique éducative du sarkozysme. D’ailleurs, on le surnomme à l’époque le « ministre bis », puisqu’il est en contact avec l’Elysée et s’autorise à prendre les devants sur de nombreux sujets sans passer par son ministre de tutelle. Il est l’homme fort de la droite à l’éducation, bien plus que les ministres successifs. Blanquer est bien celui qui a conduit l’essentiel des réformes » du quinquennat Sarkozy. Il est donc comptable de son bilan : « hausse des inégalités, baisse drastique des budgets et du nombre d’enseignants (…) Près de 150 000 jeunes se trouvent chaque année en situation de décrochage, tandis que 80 000 postes d’enseignants sont supprimés entre 2007 et 2012 ». (Lire ICI)
En 2015, il se rapproche encore de la Manif pour tous et de Sens commun, un mouvement politique dénommé aujourd’hui Mouvement conservateur, qui s’est rallié à la candidature d’Éric Zemmour ; et il écrit plusieurs articles pour des sites de droite extrême, Causeur.fr et SOS Education, une association au fonctionnement obscur qui navigue entre officines ultra-libérales et mouvements anti-avortement proche de l’extrême droites. Les articles de Jean-Michel Blanquer ont été retirés de ces sites lorsqu’il a été nommé au gouvernement. Décidément, ça commence à faire beaucoup de « pages introuvables ».
Un homme de réseaux
Jean-Michel Blanquer ne manque ni de réseaux, ni de ressources. On note ainsi deux étrangetés dans son CV. Par exemple : il est l’auteur d’un Que sais-je ? sur la Colombie (paru en 2017) : il a effectivement séjourné dans ce pays entre 1989 et 1991, où il a été nommé chercheur coopérant à l’Institut français d'études andines à Bogota, sans parler un traître mot d'espagnol. Un exploit ! L’article sur « son CV arrangé », publié en avril 2018 par le magazine Capital, a été retiré de la Toile : « page introuvable ».
Attention au croquemitaine !
Autre exploit : en 2004, avoir réussi à se faire nommer recteur de l'académie de la Guyane pour deux ans, sans avoir encore jamais travaillé dans l'Éducation nationale. L’histoire officielle retient, pour l’heure, qu’« en Guyane, où il fut en poste de 2004 à 2006, il a innové comme rarement avant lui, en luttant contre la déscolarisation. Il tenait aussi à serrer les mains de tous les chefs d'établissement, même au bout du fleuve Maroni. Au point de risquer d'y laisser la vie, un jour, quand sa pirogue s'est renversée, sur un ressaut. » (Le Monde du 22 octobre 2009) C’est que Jean-Michel Blanquer mouillait sa chemise et n’y allait pas par quatre chemins. Plutôt que de répondre aux aspirations des communautés amazoniennes parfois éloignées qui demandaient à ce que l’école viennent jusqu’à elles (comme cela se faisait autrefois avec l’enseignement à distance), le recteur avait une toute autre idée : enlever les enfants à leurs communautés et à leur environnement, et les interner dans des pensionnats en ville. De là vient un surnom que l’on retrouve aujourd’hui encore accolé à Jean-Michel Blanquer : « le croquemitaine » (Pour mémoire, le croquemitaine est un personnage maléfique présenté aux enfants pour leur faire peur et ainsi les rendre plus sages). Il y eut certes, in fine, quelques réussites scolaires mais aussi beaucoup de drames liés à la séparation des enfants de leurs communautés (Lire ICI), augmentant la défiance vis-à-vis de l’institut scolaire. Une attitude qui s’inscrit dans le droit fil de ce qu'Alexis Tiouka, Amérindien guyanais Kalin'a, membre de l’association Groupes d’experts et juristes en droits humains et droits des peuples autochtones, qualifie « d’intégrisme colonialiste de l’État français en Guyane ». Résultat de cette politique au forceps : le problème des enfants non-scolarisés en Guyane reste aussi vif aujourd’hui qu’il l’était voici 25 ans.
Nous avons retrouvé dans les archives du syndicat Sud éducation de Guyane ce petit texte rédigé suite à la « désertion » en pleine année de Jean-Michel Blanquer de son poste de recteur, qui en dit long sur le personnage :
« Le recteur Blanquer n’était pas un chef comme les autres. Il avait réussi à faire l’unanimité, même au sein des principaux syndicats de l’Éducation Nationale, qui ont pu vanter dans leurs journaux et même dans la presse locale les mérites de ce bonhomme de Recteur. A Sud Éducation nous restons encore dubitatifs d’un tel engouement pour un supérieur hiérarchique qui, au-delà de la récupération d’initiatives populaires, comme la mise en place de l’observatoire de la non-scolarisation, n’a fait qu’appliquer la politique de casse du service public du gouvernement pour lequel il travaille. Maintenant, on le sait, le gouvernement a un bras plus long que l’autre. Le long sert à prendre beaucoup et partout. Le bras court sert à donner mais il atteint seulement ceux qui sont tout près et la Guyane est bien loin des ministères. Le recteur Blanquer a donc décidé de nous quitter au bout de deux ans pour rejoindre le cabinet du ministre de Robien. Encore bravo, bel exemple pour tous les personnels que celui d’un homme qui voulait stabiliser les équipes éducatives dans l’Académie et fait passer sa carrière personnelle avant son engagement auprès des Guyanais. Le fonctionnaire a beau se défendre d’abandonner son poste et prétexter qu’au ministère il continuera son œuvre bienfaitrice pour le système éducatif, nous ne sommes pas dupes et nous savons que l’homme est plus intéressé par la promotion de sa carrière que par l’avenir de l’école en Guyane. » (Lire ICI)
Un « hyper-recteur »
En mars 2007, Jean-Michel Blanquer va retrouver d’autres « indigènes », en banlieue parisienne. Après avoir travaillé auprès de Gilles de Robien, il est nommé par Xavier Darcos (celui-là même qui, en 2002, avait enterré le plan Lang-Tasca pour développer les arts à l’école) recteur de l’Académie de Créteil. Là, il va se « distinguer » par une effervescence de chaque instant. Un jour, il décide tout seul de payer les élèves pour assister aux cours, le lendemain il crée un "micro-lycée" pour les élèves en décrochage scolaire, puis il ouvre un "internat d'excellence" dans une ancienne caserne, etc, ou encore un « projet lecture » lancé avec l’association Agir pour l’école, dont Jean-Michel Blanquer fut longtemps membre du conseil d’administration, qui est une émanation de l’Institut Montaigne créé par l’influent patron d’Axa, Claude Bébéar.
Des idées à la pelle, donc. « Cela lui vient surtout le soir, après le dîner. Quand il part marcher, le long des bords de Marne, pour s'aérer. Ça peut s'appeler "projet", "expérimentation", ce sont en tout cas des idées, plein d'idées », raconte Le Monde en octobre 2009 dans un article consacré à l’« hyper-recteur» Jean-Michel Blanquer. Avoir des idées, c’est bien ; savoir faire preuve d’intelligence collective, surtout lorsqu’on s’occupe d’éducation, c’est encore mieux. Et dans la « tête d’œuf » de Jean-Michel Blanquer, s’il est bien une case qui manque, c’est bien celle-là.
Se méfiant des syndicats, sauf s’ils sont à sa botte, quitte à les créer de toutes pièces (voir l’enquête de Mediapart sur le scandale du syndicat Avenir lycéen), se méfiant tout autant des éditeurs scolaires, d’une fédération de parents d’élèves comme la FCPE, d’un mouvement d’éducation populaire comme la Ligue de l’enseignement, et plus encore des enseignants eux-mêmes (en janvier 2019, pour « atteindre 100% de réussite scolaire en CP », il décidait de « s’attaquer aux méthodes des profs »), Jean-Michel Blanquer est incapable de savoir coopérer, construire en commun, comme y invite par exemple une jeune association, Faire école ensemble, qui s’est créée au début du premier confinement pour soutenir la communauté éducative (au sens large) et fédère des initiatives sur la base de recueil et d’échanges de pratiques, par exemple avec des enseignants-développeurs (qui conçoivent des applications et des outils pédagogiques à partir de logiciels libres), ou encore avec des enseignant.e.s, de plus en plus nombreux.ses., qui s’initient à la pratique de la classe dehors (lire ainsi entretien avec Sarah Wauquiez).
Janvier 2022 : s’il a survécu à un retournement de pirogue en Guyane, il n’est pas certain que Jean-Michel Blanquer survive (politiquement) à la fronde qui monte chez les enseignant.e.s, dont les syndicats appelaient à une grève nationale ce jeudi 13 janvier, face à ce qu'ils qualifient de «pagaille indescriptible» suscitant un « fort sentiment d'abandon parmi les personnels ». « On demande une plus grande protection face au virus, et le premier ministre allège le protocole, c'est hors-sujet ! »., dénonce ainsi Sophie Venetitay, secrétaire adjointe du Syndicat national des enseignements de second degré (SNES-FSU). Et Guislaine David, du Snuipp-FSU, premier syndicat du primaire, renchérit : «C'est du total mépris vis-à-vis des enseignants qui sont sur le terrain, cet allègement va décupler les contaminations».
Emmanuel Macron à Nice, le 10 janvier 2022.
Pourtant, malgré l’ampleur du mouvement de grève ce jeudi 13 janvier, il ne se passera rien. Le boss, Emmanuel Macron, a réaffirmé son soutien à Jean-Michel Blanquer. Lui aussi a d’autres chats à fouetter que les enseignants pas contents. Car voilà, le Président qui emmerde les non-vaccinés est désormais en campagne électorale. Pas encore officiellement, mais c’est tout comme. Le 10 janvier, au lendemain du séminaire de son ministre de l’Éducation sur la déconstruction de la déconstruction, Jupiter était en parade à Nice, devant un aréopage de policiers. Accompagné de Gérald Darmanin, mais aussi du député des Hauts-de-Seine Thierry Solère, qui s’affirme désormais comme l’un des stratèges les plus influents dans l’entourage du Président, bien que visé par sept mises en examen et par une enquête pour détournement de 167 000 euros de frais de mandat (Lire sur Mediapart), Emmanuel Macron a promis monts et merveilles aux forces de l’ordre. Avec quelques semaines de retard, et sans le costume, c’était le Père Noël sur la Côte d’Azur.
15 milliards d’euros en plus, sur cinq ans, pour le ministère de l‘Intérieur, création de 10.000 postes de gendarmes et policiers, doublement de la présence policière sur la voie publique, etc. Comme l’écrit Le Monde : « derrière cet inventaire à la Prévert, qui touche à l’ensemble des compartiments de l’action des services de sécurité, le chef de L’État entend dessiner les contours d’une police et d’une gendarmerie projetées sur une décennie ou, du moins, "à l’horizon 2030 "». » Nom de code pour garantir le « droit à la vie tranquille » : Sécurité globale.
Pour la « vie tranquille » des enseignants et des personnels soignants qui, en ce moment, ne se sentent pas trop en sécurité, franchement, c’est pas la priorité. Idem pour les associations de lutte contre les violences intrafamiliales. Certes, Emmanuel Macron a annoncé quelques mesurettes pour lutter contre les violences sexistes (la création d’un fichier), bien loin des exigences formulées lors du Grenelle des violences conjugales. Comme l’écrit Isabelle Germain sur Nouvelles News, « les associations attendaient aussi des mesures d’éducation tout aussi indispensables que les mesures répressives ». Là aussi, il faudra repasser.
Mais patience. La semaine prochaine, Emmanuel Macron devrait annoncer la présence d’un policier à chaque foyer conjugal. Quoi qu’il en coûte. La vie tranquille, ça n’a pas de prix.
Jean-Marc Adolphe
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