Planètes, chorégraphie de Jérôme Brabant (2024). Photo DR
DANSE. Créé au Manège-scène nationale de Reims, Planètes, du chorégraphe Jérôme Brabant, s'affirme comme une pièce alchimiste et respirante qui incarne, en vives présences, le "souffle du vivant".
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Le cosmos, c’est juste un tout petit peu plus grand que nous. De ce point de vue, nous sommes quasi insignifiants. Que sommes-nous au milieu des 275 millions d’étoiles qui naissent et disparaissent chaque jour ? Des 100 milliards de planètes que l’on trouve dans la seule Voie lactée ? Le Terrien a pourtant tendance à se prendre pour le centre de l’Univers, au motif que nous serions « une espèce à part », pour reprendre le titre d’une formidable série documentaire réalisée en 2019 par Franck Courchamp et Clément Morin, toujours visible sur la chaîne YouTube d’Arte (voir ci-dessous).
Quasi insignifiants, certes, mais pas inexistants, d’autant que reliés à d’autres êtres humains, mais aussi (on en prend de plus en plus en plus conscience) à tout ce qui nous “environne” en biodiversité animale, végétale, minérale, etc. Tout cela fait monde en nous, au sens étymologique du mot “cosmos”. Le cosmos ? On peut s’y relier tout simplement, par exemple en prenant le temps, si la soirée n’est pas trop nuageuse, de lever les yeux vers le plafond d’étoiles. On réalise alors, mine de rien, ce que le philosophe Nicolas de Malebranche écrivait au XVIIème siècle : « Le cosmos est une pensée qui ne se pense pas, suspendue à une pensée qui se pense. »
Malebranche était l’exact contemporain de Louis XIV qui créa en 1661, l’année même de son accession au trône, l’Académie royale de danse, au sein de laquelle furent codifiés les fondamentaux du ballet classique. Quelques années plus tôt, dans son opus sur les comètes de 1623, Galiée se fait le partisan de « l'écriture mathématique du livre de l'Univers ». Et même si Giordano Bruno fut brûlé vif pour hérésie en 1600, ses théories, prolongées par les travaux de Johannes Kepler (mort en 1630), gagnent du terrain, et on commence à l’époque à se faire à l’idée que l’univers est infini. Cet infini est encore difficile à penser ; nombreux sont alors ceux qui décrètent que le soleil est forcément au centre de cet univers infini. Le soleil rayonne, et Louis XIV est à son image, "Roi Soleil". La danse classique va venir refléter cette conception cosmique du monde, et lorsqu’il cesse de danser lui-même su scène, en 1670 (année où est terminée la construction de Versailles), le Roi Soleil cède la place à des “doublures”, qu’on appellera “danseurs étoiles”.
Jolie constellation que la modernité va remettre en cause au début du XXe siècle. Car à l’époque de Louis XIV, il ne saurait être question de contester l’autorité suprême de Dieu (le dieu unique de la religion catholique), le seul véritable Créateur de toute chose. Dans les années 1950, le chorégraphe néo-classique George Balanchine disait encore, dans une interview : « Vous savez, Dieu crée ; moi, j’assemble ». Or, les pionnières de la danse moderne se sont soustraites à l’autorité divine pour faire jaillir, en leur for intérieur, la source du mouvement. Isadora Duncan allait chercher dans la nature la sève de son inspiration, quand Mary Wigman, en Allemagne, partait à la rencontre de la sorcière qui était en elle (Danse de la sorcière, 1913), ébauchant ainsi ce qu’elle allait qualifier de “danse d’expression“, émanant du sujet, mais reliée à l’espace par le prisme des émotions et des sentiments. Contemporain de Mary Wigman, Paul Klee écrit dans sa Théorie de l’art moderne : « L’art est à l'image de la création. C'est un symbole, tout comme le monde terrestre est un symbole du cosmos. »
Paul Klee, Aufgehender Stern ("Étoiles filantes"), 1931. Huile sur toile • 63 × 50 cm • Coll. Fondation Beyeler, Riehen / Bâle
Et maintenant ? Au cas où on ne l’aurait pas remarqué, nous sommes passés au 21ème siècle. En art, et pas seulement, le post-modernisme est passé par là. Pour le meilleur parfois, pour le pire souvent. En danse, plus d’un.e chorégraphe se targue désormais de faire des performances performatives qui performent. La notion même de "belle danse" est quasiment devenue un gros mot, la marque d’un ringardisme de vieux cons. Et le cosmos, n’en parlons pas. En art, l’ego a toujours existé (et pourquoi pas ?), sauf que là, pour beaucoup d’artisteuh, leur nombril est devenu centre du monde. C’est un concept intéressant, auquel Copernic n’avait pas pensé. Désormais, il faut être mainstream, savoir se vendre, et le pire c’est que ça marche.
De Jérôme Brabant, chorégraphe né à La Réunion, on n’a hélas pas tout vu, mais on avait quand même vu, en 2017, ça date déjà, A taste of Ted, qui revisitait (en duo avec Maud Pizon) le répertoire de Ted Shawn et Ruth Saint-Denis, pionniers de la modern dance américaine. Et on avait été touché par la façon humble, appliquée (une forme de respect), dont l’archive était ainsi réactivée au présent, de façon sensible et sans forfanterie.
C’est donc en relative confiance que l’on s’est aventuré au Manège-scène nationale de Reims, le 14 mai dernier, pour assister à la création de Planètes. C’est peu dire que la confiance n’a pas été trahie. Planètes est un très très grand spectacle, on va essayer de dire pourquoi (et on n’est pas certain d’y arriver).
C’est une pièce qui, disons-le d’emblée, parvient à traduire (dans une écriture dite "abstraite", ce qui est faux, car extraordinairement incarnée) « le souffle du vivant ». Le projet de création est né au Danemark, après que le chorégraphe ait découvert pendant l’été 2021 l’installation Disharmony of spheres, du duo d’artistes Foo/Skou. Le Danemark, encore, a scellé la rencontre avec les chanteuses Josephine Philip et Hannah Schneider, encore inconnues dans nos contrées (ci-dessous, Fluid, vidéo-clip Hannah Schneider, 2022)
De leur voix (« célestes », dit le programme, ce qui n’est pas faux), elles irradient le plateau de Planètes, tout autant que les lumières, sensiblement somptueuses comme toujours, de Françoise Michel. Au fait, c’est un spectacle de danse, et sans la danse, la danse ne serait rien. La danse, c’est une histoire de présences. Il y a là, au plateau, Mercure, Uranus, Neptune, Saturne, Vénus, Mars, et… Jupiter, alias satellites, comètes, météorites, étoiles, etc, alias Valentin Mériot, Lucie Vaugeois, Manuèle Robert, Nina Vallon, Alexandra Damasse, Yves Mwamba, Emma Noël : toutes et tous valent d’être cités, tant elles et ils font de l’écriture chorégraphique une partition chaque instant respirante dans l’espace/temps, donc dans l’espace et le temps.
Quitte à extrapoler, ajoutons qu’il y à là quelque chose de politique à ainsi assembler dans un respir commun, des présences qui gardent leur singularité, entre les chanteuses danoises et le danseur-chorégraphe congolais Yves Mwamba, entre l’âge de Manuèle Robert et celui d’Emma Noël, qui n’était pas encore née lorsqu’au début des années 1980, le jury du Concours de Bagnolet décernait un prix à la compagnie Motus de Manuèle Robert. Sans faire jury, ni sous-estimer les autres interprètes de la pièce, qu’il soit permis ici de décerner une mention spéciale à Emma Noël dont la qualité d’interprétation, jusqu’au bout des doigts, a ravivé en mémoire ce que Dominique Mercy (Tanztheater de Wuppertal / Pina Bausch) disait de sa première rencontre avec l’œuvre de Merce Cunningham, incarnée par une danseuse, Carolyn Brown, « d’une présence animale ».
Planètes. La chorégraphie de Jérôme Brabant ressort d’une sorte de rituel velouté, d’une délicatesse sans emphase (une délicatesse avec emphase, de toute façon, ce ne serait plus délicatesse), une façon de s’embrasser avec le monde, d’inviter le cosmos dans l’espace des corps et ce qui les relie, en silences et rythmes. Corps-matières.
La compagnie de Jérôme Brabant a été baptisée "L’Octognolale". « L’octogone », dit le chorégraphe, « est le parfait mélange entre le carré (l’humain) et le cercle (le divin) ». Le divin peut être affublé de toutes sortes d’autres noms, reste cette alchimie, magnifiée dans Planètes.
A part ça, il faudra attendre début 2025 pour voir le spectacle, exclusivement dans la région Grand-Est (à partir du 16 janvier à l’Arsenal de Metz). A ce jour, aucune date en région parisienne, et aucun Centre chorégraphique national ne s’est associé à la production de ce spectacle si peu performatif. Le cosmos, c’est pas assez mainstream.
Jean-Marc Adolphe
Photo Vincent VDH
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