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En mer des Caraïbes, David-Taganga contre Goliath-hydrocarbures



Une carte postale de rêve ? La baie de Taganga, en Colombie caribéenne, est aussi une terre sacrée pour les descendants des Tayronas, massacrés par les conquistadors espagnols. Le gouvernement colombien et un puissant clan spécialisé dans l’agro-business veulent y construire un méga «Port des Amériques», pour exporter des hydrocarbures. Les opposants au projet ont saisi le Conseil d’État, qui vient de rendre un premier avis et recommande d’annuler pour divers vices de forme les autorisations accordées en 2018.


La température moyenne cajole, toute l’année, les 28 °. Entre sommets enneigés de la Sierra Nevada de Santa Marta et la mer des Caraïbes, Santa Marta, capitale du département de Magdalena, en Colombie, est surnommée « la perle de l’Amérique ».

A quelques minutes du célèbre Parc national naturel de Tayrona, la faune d’une grande diversité des sites environnants et les plages réputées qui bordent son littoral, telle la plage sauvage de Bahia Concha, en font une jolie destination touristique. « Si vous souhaitez découvrir Santa Marta d’une façon différente, il faut se rendre au nord de la ville, à Taganga. C’est un village de pêcheurs avec une large étendue de sable et une ambiance décontractée. C’est aussi le site idéal pour s’adonner à la plongée sous-marine, car la faune et la flore aquatique de Taganga est magique », indique le site d’une agence de tourisme.

Or, c’est là, dans la somptueuse baie de Taganga, que le gouvernement colombien veut autoriser un méga projet portuaire, le Port des Amériques (Puerto de las Américas). Santa Marta est d’ores déjà un centre portuaire important, créé il y a plus de 27 ans, dont les terminaux ont été agrandis et aménagés pour booster le Traité de libre-échange Colombie-États-Unis, signé en 2006. Mais ça ne suffit pas ; ça ne suffit jamais… COP26 ou pas, le président colombien d’extrême-droite Ivan Duque s’est empressé de fanfaronner, avant même la fin de la conférence climatique de Glasgow, que la Colombie ne comptait pas réduire sa production et ses exportations de charbon et d’hydrocarbures, bien au contraire.


Un lourd tribut à la colonisation espagnole


La région de Santa Marta a payé un lourd tribut à la colonisation espagnole. A la fin du XVIe siècle, le peuple Tayrona, qui vivait là, a été quasiment anéanti. Seuls quelques-uns avaient réussi à se cacher dans la Sierra Nevada. Au cours du massacre, les conquistadors avaient pillé bon nombre de leurs objets en or pour les remettre à la royauté espagnole. L’or d’aujourd’hui, ce sont les hydrocarbures. Et c’est là qu’intervient le projet de « Port des Amériques », qui va saccager la baie de Taganga.

Manuel Julián Dávila Abondano, patron du groupe DAABON.


A vrai dire, le projet remonte au milieu des années 2000. A l’époque, il est question d’un simple poste d’amarrage. En 2011, le groupe DAABON prend le contrôle des opérations, et met en chantier un projet de port polyvalent pour le chargement de vrac liquide et d'hydrocarbures. Ce groupe DAABON, dont une grande partie des activités est liée au secteur agro-industriel (bananes pour l'exportation et palmier à huile) appartient au clan Dávila Abondano, l’une des plus puissantes familles du Magdalena, très proche de l’ex-président Alvaro Uribe. Plusieurs de ses membres ont été impliqués dans divers scandales, notamment de vol de terres, sans jamais avoir été condamnés. Le gouverneur du Magdalena (seul gouverneur de gauche de toute la Colombie) et ex-maire de Santa Marta, Carlos Caicedo, fondateur du parti Force citoyenne, a pour sa part fait quatre ans et huit mois de prison, puis de détention à domicile, avant d’être acquitté et libéré en 2011 faute de preuves. En août dernier, il a dû s’exiler après avoir reçu de sérieuses menaces de mort des paramilitaires du Clan du Golfe…

Le projet de Port des Amériques (à gauche)


En 2015, l'Agence nationale des infrastructures a accordé à la Société Portuaire de Santa Marta, propriété du clan Dávila Abondano, une première concession pour la construction, l'administration et l'exploitation d'un port privé, autorisant l'occupation temporaire de zones maritimes à usage public. Une aubaine pour l’exportation d’huile de palme. Mais Manuel Julián Dávila Abondano, magnat du groupe agro-alimentaire, voit plus loin. En août 2017, il demande au nom de la Société portuaire de Santa Marta une modification de la licence obtenue deux ans plus tôt afin de pouvoir charger des hydrocarbures et autres dérivés du pétrole. D’ores et déjà, à plusieurs reprises, ont été constatés des rejets en mer d’huiles agricoles et de divers produits chimiques. Des colonies entières de coraux ont été détruites. Mais le groupe DAABON a toutefois échappé aux sanctions de l’Autorité environnementale, en se défaussant sur de soi-disant intermédiaires, et obtient en 2018 la licence tant convoitée. En août 2020, malgré les nombreuses oppositions au projet, le président Ivan Duque annonce un investissement de 45 milliards de pesos (10 millions d’euros) pour les infrastructures du Port des Amériques.


Village wiwa dans le Parc national naturel de Tayrona


Les oppositions portent évidemment sur l’impact environnemental d’un tel projet, mais aussi sur les conséquences économiques et sociales désastreuses pour l’activité de pêche traditionnelle qui fait vivre de nombreuses familles. Enfin, les communautés indigènes (Wiwas, Arhuacos et Kogis, descendants de la civilisation amérindienne des Tayronas) qui vivent à proximité considèrent la baie de Taganga comme une « terre sacrée » : ce sont des lieux « où résident les esprits de la nature », selon les mots d'un leader Wiwa.

Dès 2019, la justice a été saisie pour contester la licence accordée à la Société Portuaire de Santa Marta. Les plaignants, qui agissent au nom de plus associations, syndicats et communautés, estiment que l'Autorité nationale des licences environnementales a violé la loi en accordant des autorisations « de manière irrégulière, sans tenir compte d'une motivation réelle et adéquate et en ignorant des règles majeures sur lesquelles aurait dû se fonder l'acte administratif qui a accordé la licence au Port des Amériques. » Ils ajoutent que l'Autorité nationale des licences environnementales à chercher à « favoriser uniquement et exclusivement le ministère des Transports, l'Agence nationale des infrastructures et la Société Portuaire Las Américas S.A. »


« De fausses motivations et de graves irrégularités »


Ce 18 novembre, leur combat vient de remporter une première victoire. En première instruction, la chambre administrative du Conseil d'État juge que les autorisations accordées en 2018 devraient être purement et simplement annulées, imputant à l'Autorité nationale des licences environnementales « de fausses motivations et de graves irrégularités ». Mais surtout, le Conseil d’État reconnaît le droit des communautés indigènes (celles-ci n’ont même pas été consultées) à protéger leurs terres et inclut la baie de Taganga dans l’aire du Parc national naturel de Tayrona, qui relève de la compétence du ministère de l'Environnement : de facto, l'Autorité nationale des licences environnementales n’était pas compétente pour octroyer en 2018 les autorisations au projet de « Port des Amériques ».

Attention, cependant, à ne pas crier victoire trop tôt. Sitôt connu l’avis du Conseil d’État, l’Agence nationale des licences environnementales a fait savoir qu’il ne s’agissait là que d’un premier avis, non du verdict final, et que l’instruction restait en cours. Avec le soutien hydrocarburé d’Ivan Duque, qui n’en serait pas à son premier passe-droit, on peut s’attendre à tout.

On saura dans les prochaines semaines si Taganga reste une terre sacrée pour les descendants des Tayronas, un vivier de subsistance pour les pêcheurs artisanaux de Santa Marta, une plage de rêve pour les Colombien.ne.s, ou bien... un nouvel espace naturel sacrifié au dieu des hydrocarbures.

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