Gaza : enfin la paix. Et le "génocide" dans tout ça ?
- La rédaction

- 15 oct.
- 31 min de lecture
Dernière mise à jour : 16 oct.

Des membres d'une famille palestinienne rompent leur jeûne pendant le mois du ramadan devant leur maison,
détruite par une frappe israélienne, à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 18 mars 2024. Photo Fatima Shbair / AP
Même si tout est loin d'être réglé : Gaza, enfin la paix ! L'occasion, pour l'heure, de revenir sur une chronique de Michel Strulovici publiée ici-même fin septembre, qui a suscité certains commentaires critiques : peut-on parler de "génocide" pour qualifier les crimes de guerre commis par Israël en territoire palestinien ? Sur ce sujet sensible, pour les humanités, le journaliste et historien Didier Epelbaum prolonge le débat avec un essai particulièrement documenté et argumenté, qui ne prétend pas asséner une vérité, mais offre de précieuses et salutaires pistes de réflexion.
Enfin, la paix est revenue. Les derniers otages encore vivants détenus par le Hamas ont été libérés, et Israël a relâché près de 2.000 prisonniers palestiniens, principalement originaires de Gaza. Tout n’est pas encore réglé, loin s’en faut. A Gaza, le Hamas est-il réellement prêt à déposer les armes et à renoncer au pouvoir qu’il exerce sur le territoire ? Hier, le canal Telegram de la télévision du Hamas, d’Al-Aqsa a diffusé la vidéo de l’exécution en pleine rue de huit Palestiniens, ainsi légendée : « La résistance exécute la peine de mort contre un certain nombre de collaborateurs et de hors-la-loi dans la ville de Gaza. » L’accord de paix ne dit rien, par ailleurs, de la Cisjordanie et des colonies israéliennes, même si Donald Trump a déclaré explicitement qu’il ne permettrait pas à Israël d’annexer la Cisjordanie. L’extrême-droite israélienne, dont dépend pour l’heure la majorité de Netanyahou à la Knesset, ne l’entend certes pas de cette oreille.
La voie vers une solution pacifique à deux États sera longue et parsemée de nombreux chausse-trappes. Dans les prochains jours et semaines, on tâchera, sur les humanités, de suivre ce processus, en distinguant faits majeurs et « signaux faibles », sans répéter ce qu’on pourra lire partout ailleurs.
Si le cessez-le-feu entré en vigueur ces derniers jours est un soulagement pour les Gazaouis, il n’efface ni le nombre de victimes d’une guerre asymétrique (plus de 67.000 morts, en grande majorité des civils, dont au moins 18.400 enfants) ni l’ampleur des destructions : quand et comment reconstruire ?
Alors que Benjamin Netanyahou, et son ancien ministre de la Défense, Yoav Gallant, font depuis novembre 2024 l’objet d’un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité (également visé par un mandat d’arrêt, Mohammed Deif, commandant militaire du Hamas, a été tué en juillet 2024), d’autres responsables israéliens pourraient être poursuivis. Faut-il pour autant parler de « génocide » ? A rebours d’une facilité sloganesque, nous avons osé, avec Michel Strulovici, poser la question dans une chronique publiée le 26 septembre dernier.
La publication de cette chronique a suscité un certain nombre de commentaires critiques. Pour commencer, on nous a reproché d’avoir utilisé, « à l’appui d’un article niant l’intention active d’effacement d’un peuple », une image de la photographe palestinienne Fatima Hassouna, qui est plus est « sans contexte », alors que tout au contraire, sept lignes de légende indiquaient que cette jeune photographe avait été tuée par une attaque israélienne le 16 avril 2025. Mais ce n’était là qu’une simple « caution morale » ! Parfois, il ne sert à rien d’argumenter…
« Je m'en fous et contrefous de savoir si c'est ou pas un génocide », écrit encore un de nos lecteurs-abonnés, « ce que je sais c'est que c'est un crime, une punition collective, un massacre, une destruction, et que toute tentative de défendre un crime, que ce soit un crime du Hamas ou un crime d'Israël, un crime d'un juif ou d'un musulman, cette tentative est abjecte ! » Il suffit de lire ce qu’écrivait Michel Strulovivici ou ce que nous avons écrit précédemment sur Gaza (trop peu, sans doute, on ne saurait dissimuler carences ou lacunes, mais aussi parce qu’on ne trouvait guère ce que l’on pourrait pu lire ou écouter à peu près ailleurs, y compris dans des médias mainstream), il n’a jamais été question de « défendre [le] crime ». Mais il ne suffit pas de parler de « crime de guerre » ou de « crime contre l’humanité ». Ne pas reprendre le vocabulaire de la propagande iranienne depuis des lustres, aujourd’hui entonné par Amnesty international ou certains ténors de La France insoumise, serait forcément se faire « le complice de ce que toute âme sensée considère comme un génocide ».
« Toute âme sensée » : il n’y a donc aucune place pour le moindre doute, la moindre hésitation, la moindre contradiction ? Admettons que l’usage répété du mot « génocide », par des « personnes de bonne foi », comme le dit Didier Epelbaum dans le texte qui suit, ait pu « réveiller les consciences endormies ». Et l’émotion provoquée par les nouvelles qui nous provenaient de Gaza est oh combien légitime. Mais en tant qu’écrivant (essayant un peu de raisonner au-delà de l’émotion, je ne me fous pas du vocabulaire. Et en n’étant ni juif ni d’aucune appartenance religieuse ou autre, je sais à quel point certains mots peuvent avoir une portée particulière. En tant que rédacteur en chef des humanités, je veille à ce que certaines convictions ne se transforment en dogmatisme prêt-à-penser. Je n’ai aucune sympathie / complicité pour l’actuel gouvernement de Benjamin Netanyahou et de certains de ses ministres d’extrême-droite dont les propos revêtent un caractère génocidaire, comme l’écrivent Michel Strulovici et Didier Epelbaum (et comme j’ai pu l’écrire, à propos de l’Ukraine, de Vladimir Poutine et de certains de ses sbires). Je n’ai pareillement aucune sympathie pour les islamistes meurtriers du Hamas, aux intentions pareillement génocidaires : la « résistance » palestinienne mérite mieux. Le plus dur reste à venir : la paix, שלום en hébreu, سلام en arabe,cshalom / salam. La paix, et la coexistence. Les différences devraient enrichir plus qu’elles ne divisent. Jean-Marc Adolphe
Génocide ou pas ? Les biais du dossier,
par Didier Epelbaum
Génocide ou pas génocide à Gaza ? Comment raisonner, garder ses nerfs, comment analyser, demandait Michel Strulovici dans une chronique publiée le 26 septembre par les humanités (ICI) ?
Si c’est oui, les conséquences sont incalculables. La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide impose aux pays signataires d’intervenir pour protéger les victimes et punir les responsables. Sans tergiverser. Si c’est vrai, aucun terme de condamnation n’est trop fort.
Si c’est non, alors il s’agit du « plus spectaculaire mensonge du 21ème siècle », disait Raphaël Enthoven le 29 décembre dernier (sur X, voir ICI).
La juridiction compétente (1) n’a pas encore statué sur le fond, rappelle Michel Strulovici mais des millions de personnes de bonne foi ont une idée tranchée sur la question (2). Beaucoup sont convaincus d’assister à un génocide en temps réel, « filmé, documenté, se déroulant sur nos écrans quotidiennement », comme l’écrivaient déjà en juin 2024 des artistes signataires d’une tribune publiée par Libération (ICI). Ils voient des enfants et des femmes en détresse, piégés au milieu de combats, blessés, affamés, livrés à eux-mêmes, tués. Mais ces images montrent-elles une machine d’extermination ? Elles sont bouleversantes, horribles, insoutenables, c’est la pire des guerres, de celles qui n’opposent pas seulement des armées mais des peuples. Mais ces images bouleversantes, horribles, insoutenables, montrent-elles une machine d’extermination ?
La philosophe Myriam Revault d'Allonnes décrit notre ère de la « post-vérité » comme celle du « brouillage des frontières entre vrai et faux, honnêteté et malhonnêteté, fiction et non fiction. D’où procède un édifice social fragile reposant sur la défiance. » (3)
Comment garder la tête froide, comment analyser ?
En ayant d’abord conscience des biais possibles. Et ils sont nombreux.
« A trop crier au loup, on finit par ne plus y croire » disent le proverbe et la fable d’Ésope. Un doute tient au fait qu’Israël fait l’objet d’une « lawfare » (4), l’usage stratégique du droit, de ses lacunes, de ses ambiguïtés, pour combattre un ennemi, et qu’on crie au loup génocidaire depuis plus de quatre décennies. Cette pratique fut inaugurée en 1982 contre Israël à propos des massacres dans les camps palestiniens de Beyrouth commis par des milices chrétiennes sous sa supervision. Le juriste international et politologue William Schabas, taxé par ailleurs de « partialité anti-israélienne » (ICI) estima qu’à ce moment, « le terme génocide (…) a à l'évidence été choisi pour embarrasser Israël plutôt que par véritable souci de précisions légales » (5). Il avait raison, l’accusation est restée sans suite. En 2002, Yasser Arafat, président de l’OLP, accusa Israël de génocide dans la ville palestinienne de Jénine mais « Il n'y a pas eu de massacre à Jénine, selon le rapport de l'ONU » (Le Monde, 1er août 2002).
En août 2022, bien avant l’assaut du Hamas du 7 octobre 2023, lors d’une visite à Berlin, le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, accusa Israël d'avoir commis « 50 Holocaustes » (voir ICI). Et plus récemment, le 31 janvier dernier sur la chaîne de télévision irakienne Al-Iraqiyah, Jibril Rajoub, du comité central du Fatah, lançait : « Les Israéliens ont construit leur mensonge sur l’Holocauste. Eh bien, que se passe-t-il à Gaza ? […] C’est un holocauste. C’est la même version, et la même méthode. Quelqu’un a fait ça, mais malheureusement, ce sont les petits-enfants des victimes de l’Holocauste qui commettent un holocauste à Gaza ».
En 2024, le bruit courut que la Cour internationale de justice avait dénoncé un génocide à Gaza. Or l’ex-présidente de la CIJ, Joan Donoghue qui a instruit l’accusation, explique que contrairement à certaines interprétations, le tribunal ne s'est pas prononcé sur la plausibilité de l'allégation de génocide. La CIJ a déclaré qu'il existait « un risque de préjudice irréparable au droit des Palestiniens à être protégés contre le génocide ». Un risque, oui ; un droit des Palestiniens à être protégés, certainement. Mais pas de génocide. Quand la Cour Pénale Internationale (CPI) a émis des mandats d’arrêt contre le premier ministre Netanyahou et le ministre de la défense Galant, c’est pour présomption de « crimes de guerre » et de « crimes contre l’humanité », et non génocide.
Autre rumeur insistante : l’ONU dénoncerait un génocide à Gaza. Le porte-parole Stéphane Dujarric précise : « Aucun membre du cabinet du secrétaire général n'a qualifié la situation à Gaza de “génocide” ». Le secrétaire général António Guterres, tout en condamnant une réalité « absolument intolérable », expliqua en personne qu’il n'était pas dans les attributions du Secrétaire général de déterminer légalement le génocide et que cela relève des compétences de la Cour Internationale de Justice.
En fait, comme l’indique Michel Strulovici, ce sont des « experts » mandatés par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU qui ont dénoncé un génocide, pas l’organisation. De fait, ces experts ne portent pas la parole de l’ONU : ils « agissent à titre individuel et sont indépendants de tout gouvernement ou organisation, y compris du Haut-Commissariat aux Droits de l’Homme (HCDH) et des Nations Unies. Les opinions ou convictions exprimées sont uniquement celles de leurs auteurs et ne représentent pas nécessairement celles des Nations Unies ou du HCDH » (voir ICI). Pourtant, leurs travaux sont publiés officiellement par les Nations Unies. Allez comprendre la logique !
Qui sont ces « experts » ?
Francesca Albanese, nommée en 2022 rapporteuse spéciale des Nations unies sur les territoires palestiniens pour un mandat de 3 ans, a été confirmée dans cette fonction jusqu'en 2028.
En mars 2024, dans un rapport intitulé « Anatomie d'un génocide », elle affirmait qu’il existe des « motifs raisonnables » de croire qu’Israël a commis plusieurs actes de génocide dans la bande de Gaza. Le gouvernement israélien la déclara persona non grata, l'accusant de « haine » et de « propos antisémites ». Les États-Unis, qui l'accusèrent « d’antisémitisme décomplexé » et de « soutien au terrorisme », Israël, les Pays-Bas, l’Argentine et la Hongrie, ainsi que plusieurs organisations (UN Watch, le Congrès juif mondial, l'Anti-Defamation League, l'American Jewish Committee et le CRIF) s'opposèrent au renouvellement de son mandat. Cette levée de bouclier n’était pas nouvelle. Le répertoire des citations outrancières de madame Albanese, facilement accessible sur la Toile, est particulièrement éloquent. En 2014, elle jugeait ainsi l'Europe rongée par « un sentiment de culpabilité à l'égard de l'Holocauste ». En 2015, elle compara Gaza au ghetto de Varsovie. Après l’hommage d’Emmanuel Macron aux victimes du 7-Octobre, qu’il avait qualifié de « plus grand massacre antisémite de notre siècle », elle affirma que les victimes israéliennes n’avaient pas été tuées parce que juives. Elle reprocha à la vénérable association « American Jewish Committee » un « style mafieux » et décrivit les États-Unis comme « subjugués par le lobby juif ». Interrogée par un journal israélien, elle répondit ceci : « Certains des mots que j'ai utilisés, lors de l'offensive israélienne sur la bande de Gaza en 2014, étaient maladroits, analytiquement inexacts et involontairement offensants. […] Je me distancie de ces mots, que je n'utiliserais pas aujourd'hui, et que je n'aurais pas utilisés en tant que Rapporteur spécial des Nations Unies. »
Son dernier rapport utilise pourtant comme source principale une association américaine auto-proclamée comme résolument pro-palestinienne, le Center for Constitutional Rights (CCR) (Voir ICI) : « Depuis le 7 octobre 2023, Israël a intensifié son bouclage, en vigueur depuis 16 ans, sur 2,2 millions de Palestiniens à Gaza, où environ la moitié de la population a moins de 18 ans. Il a bombardé aveuglément et à plusieurs reprises les civils tout en les privant de tous les besoins fondamentaux, notamment la nourriture, l'eau, l'électricité et les fournitures médicales. […] Comme l'indiquent le rapport, tant dans son aperçu factuel détaillé que dans ses conclusions, il existe des preuves manifestes qu'Israël tente de commettre, voire commet activement, un génocide dans le territoire palestinien occupé, et plus particulièrement contre le peuple palestinien de la bande de Gaza. » (Texte du 25 mars 2024, voir ICI). Le pogrom du 7-Octobre n’y est pas même pas mentionné.
Michel Strulovici a parfaitement raison d’inscrire les condamnations dans leur univers idéologique. Francesca Albanese se réclame, honnêtement il faut le reconnaitre, de la pensée décoloniale. Elle cite les meilleurs auteurs en la matière, Lorenzo Veracini (6) et Patrick Wolfe (7) : « L'intention et les pratiques génocidaires font partie intégrante de l'idéologie et des processus du colonialisme de peuplement. […] Dans la mesure où le colonialisme de peuplement vise à acquérir les terres et les ressources autochtones, la simple existence de ces peuples constitue une menace existentielle pour la société des colons. La destruction et le remplacement des peuples autochtones deviennent donc « inévitables » et s'opèrent par différentes méthodes selon la menace perçue pour le groupe de colons. Parmi celles-ci figurent l'expulsion (transfert forcé, nettoyage ethnique), les restrictions de mouvement (ségrégation, carcéralisation à grande échelle), les massacres (meurtres, maladies, famine), l'assimilation (effacement culturel, enlèvement d'enfants) et la contraception. Le colonialisme de peuplement est un processus dynamique et structurel, une confluence d'actes visant à déplacer et à éliminer les groupes autochtones, dont l'extermination/annihilation génocidaire représente le point culminant. »
On peut lire le rapport de Francesca Albanese qui comprend des informations importantes, mais en sachant qu’elle les interprète selon le camp qu’elle a choisi.

Francesca Albanese, Rapporteure spéciale sur la situation des droits de l'homme dans les territoires palestiniens,
lors de la 55e session du Conseil des droits de l'homme des Nations Unies à Genève. Photo Sérine Meradji / UN Human Rights Council
Galerie, de gauche à droite : Navi Pillay, Chris Sidoti, Miloon Kothari,
mandatés par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Photos ONU
Navi Pillay, Miloon Kothari et Chris Sidoti, membres de la commission d’enquête de l’ONU, déclarent : « Israël commet un génocide à Gaza » (Voir ICI).
Navi Pillay est ex-Haute-Commissaire de l’ONU aux droits de l’Homme et ancienne présidente du Tribunal pénal international pour le Rwanda. Son site web officiel du Conseil des Droits de l'Homme hébergea une version moderne d'un libelle rituel médiéval, accusant (à tort faut-il le préciser) des médecins israéliens de complot visant à voler des organes de personnes palestiniennes. Le 5 décembre 2011 à Genève, elle ouvrit une conférence internationale sur le droit au développement, coparrainée par Nord-Sud XXI, un groupe qui, selon un reportage du 25 mars de la télévision suisse, a reçu 10 millions de dollars du régime du colonel Kadhafi. Le but du dictateur libyen était d’organiser le « Prix annuel Kadhafi des droits de l'homme », décerné précédemment entre autres au leader de la Nation de l'Islam, Louis Farrakhan, connu pour son antisémitisme virulent et au négationniste français Roger Garaudy.
Le 27 octobre 2022, 33 États membres de l'ONU dénoncèrent les « préjugés anti-israéliens et l'antisémitisme » de la commission. La moitié dénoncèrent la « partialité » de la commission d'enquête de Navi Pillay et les déclarations ouvertement antisémites de son collègue, Miloon Kothari, que Mme Pillay avait défendu. Selon l'ONG UNWatch, une série de faits et de prises de positions la classent comme « ouvertement anti-israélienne » (voir ICI).
Miloon Kothari est un ancien rapporteur spécial de l’ONU sur le logement. Des hauts responsables des Nations Unies et des États membres ont condamné ses propos concernant le « lobby juif ». Il a y compris remis en cause l'adhésion d'Israël à l'ONU : « J’irais jusqu’à me demander pourquoi [Israël] est membre des Nations Unies. […] Nous sommes très découragés par les médias sociaux qui sont largement contrôlés par le lobby juif ou des ONG spécifiques – beaucoup d'argent est dépensé pour essayer de nous discréditer… » (8)
Chris Sidoti, enfin, est avocat et juriste international, fondateur de la Commission australienne des Droits de l’homme. Il siège au conseil consultatif de l'AJIC, une ONG australienne qui appelle au boycott d’Israël (voir ICI). En juillet 2022, il avait affirmé que certains Juifs « lançaient des accusations d'antisémitisme à tout va comme du riz à un mariage » (voir ICI).
Cette commission Pillay succéda à une autre commission d'enquête du Conseil des droits de l'Homme de l'ONU sur de possibles crimes de guerre durant l'offensive israélienne contre Gaza en 2014. Son président, William Schabas, avait dû démissionner pour « conflit d’intérêt » : il était consultant rémunéré consultant de l’Organisation de Libération de la Palestine (voir ICI). Son rapport fut néanmoins publié. En 2011, Schabas participa à une conférence du « Centre pour les droits de l'homme et la diversité culturelle en Iran »… à Téhéran (voir ICI), haut-lieu de droits de l’homme (et des femmes) comme chacun sait.
Le limogeage d'Alice Wairimu Nderitu
Que se passe-t-il si vous êtes expert de l’ONU et que vous affirmiez que la guerre contre le Hamas ne répond pas aux critères qualifiant un génocide ? Une ancienne conseillère spéciale pour la prévention du génocide, Alice Wairimu Nderitu, en a fait l’expérience. Contrairement à Francesca Albanese, elle s’est vu refuser le renouvellement de son contrat et elle estime avoir été victime de harcèlement à l’intérieur de l’organisation (ICI), toute chose que le porte-parole du secrétaire général de l'ONU Stéphane Dujarric dément : « Il est totalement faux d'insinuer que [Alice Nderitu] a été victime de harcèlement ou que son contrat n'a pas été renouvelé en raison d'une quelconque campagne anti-israélienne officieuse » (voir ICI).
Alice Nderitu ne lâche rien : « J'ai été harcelée jour après jour, persécutée, sans protection de personne ». Son téléphone, ses pages de réseaux sociaux, le courriel de l'ONU furent, précise-t-elle, submergés de messages menaçants : « Sale rat sioniste, tu brûleras en enfer pour toujours pour avoir soutenu le viol, la torture et le meurtre de petits enfants par tes maîtres bestiaux. » Elle ajoute : « C’est trop, cette focalisation sur Israël. Je ne pense vraiment pas que les gens se soucient des Africains. Je suis allé au Tchad et j'ai rencontré les réfugiés soudanais, et ils me disaient : “En ce moment, personne ne s'intéresse à notre pays.” […] La CPI, la CIJ : où en êtes-vous pour le Soudan ? Vous êtes très efficaces pour Gaza. […] En prenant parti pour un camp et en le condamnant chaque jour, on perd complètement l'essence même de la raison d'être de l'ONU. »

Alice Wairimu Nderitu. Photo Manuel Elias / ONU
Le 15 octobre 2023, après qu’elle eut décrit l’attaque du Hamas et appelé au retour des otages israéliens et à un cessez-le-feu, un fonctionnaire du Bureau des droits de l’homme des Nations Unies qualifia sa déclaration de « partiale » dans un courriel suggérant qu'elle « pourrait porter atteinte à la réputation des Nations Unies en tant qu'organisme indépendant, neutre et impartial ». Un peu plus d'une semaine plus tard, elle reçut une lettre signée par des membres du personnel de l'ONU « concernés », dont des Palestiniens : « nous nous attendions à ce que votre déclaration concernant les attaques et les sanctions collectives infligées par Israël aux civils palestiniens soit tout aussi claire et sans équivoque » (voir ICI).
Il faut être particulièrement crédule pour croire que l’ONU serait l’« organisme indépendant, neutre et impartial » que vante son porte-parole. Sa politique dominante est dictée par la démographie, avec 135 pays qui composent le « Sud global » dont 58 pays membres de l’OCI (Organisation de la coopération islamique). Ils sont capables de placer à la tête d’institutions censées défendre les droits de l’homme des représentants des pays les plus intolérants et racistes du monde.
Avant son limogeage, Alice Nderitu avait publié une note d’avertissement sur l’usage correct du terme de génocide. Elle soulignait trois biais possibles :
- l’utilisation abusive fréquente du terme pour désigner des crimes graves et à grande échelle commis contre des populations particulières ;
- la nature émotionnelle du terme et la sensibilité politique entourant son utilisation ;
- les implications juridiques potentielles associées à une détermination de génocide. (9)
On ne peut pas mieux dire.
Colons de tous pays
Dans son texte, Michel Strulovici rappelle ces « colons » qu’étaient les survivants de la Shoah, avec le scandale de l’Exodus. Il met le doigt sur un non-pensé de la pensée coloniale : on est toujours la colonie d’une « métropole », d’un État colonisateur, il n’y a de peuplement possible que si un pays prépare le terrain ; il n’y a de « génocide » possible qu’avec des moyens de destruction. Pour l’Algérie, c’était la France ; pour l’Inde : le Royaume Uni ; pour le Brésil : le Portugal ; pour le Sud-Ouest africain : l’Allemagne ; pour l’Argentine, et d’autres pays d’Amérique latine : l’Espagne ; pour l’Éthiopie : l’Italie ; pour le Congo : la Belgique, pour l’Afrique du Sud, les Pays Bas, etc.
Or quelle est la métropole colonisatrice dans le cas d’Israël/Palestine ? Les grandes vagues d’immigration de l’entre-deux-guerres venaient de Pologne. En 1968, quand le gouvernement Gomulka purgea son pays des quelques bons communistes Juifs qui y subsistaient, il n’accorda de visas que pour Israël. Israël, une colonie polonaise ?
Après l'arrivée au pouvoir d'Hitler et jusqu'à la création de l'État d'Israël, environ deux cent cinquante mille Juifs poussés à fuir par les lois raciales de Nuremberg ont émigré vers la Palestine mandataire. Michel Strulovici rappelle qu’après la guerre, 300.000 survivants de la Shoah ont débarqué en Israël car aucun pays n’en voulait, on les avait parqués dans des camps de « personnes déplacées », surtout en Allemagne. Israël, une colonie allemande ?
L’Exodus est parti de Sète, 100.000 israéliens sont d’origine française. La France alors ?
Après la chute du mur de Berlin, la Russie a laissé partir plus d’un million de juifs (et leurs conjoints non-juifs) avec des visas pour Israël. Israël est donc aussi une colonie russe ? Six cent mille israéliens viennent de la plus grande communauté juive du monde, celle des États Unis, mais ils représentent moins de huit pour cent de la population juive d’Israël. Il y a bien l’aide américaine, considérable, mais aucune base militaire sur le sol israélien alors qu’il y en a en Arabie Saoudite, en Jordanie, en Irak, dans tous les émirats du golfe persique. La plus grande est au Qatar (10).

Des Juifs yéménites à bord d’un avion lors de l’opération Tapis volant, en 1949. Wikimedia Commons
Terminons ce tour du monde avec la moitié de la population israélienne juive originaire des pays arabo-musulmans : Irak, Iran, Yémen, Égypte, Turquie, Afrique du Nord... En 1949, une réunion de responsables politiques arabes à Beyrouth prôna l’expulsion des Juifs de leurs pays en représailles à l’exode palestinien. La liste des pogroms dans le monde arabe est longue (11). Les pays arabes sont ceux qui ont fourni son plus grand apport de population à Israël. Quoi, les pays arabo-musulmans sont autant la métropole du « colonialisme sioniste » que l’Occident ?
Le terme de « colonisation » s’applique principalement aux territoires occupés par Israël depuis 1967, à l’exclusion de Gaza, évacuée par l’armée israélienne et les colons en 2005. En 2025, on compte environ 700 000 colons israéliens, dont 470 000 en Cisjordanie et 230 000 à Jérusalem-Est, soit près de 19 % de la population selon des sources israéliennes. Que peut-on en dire ?
1. L’occupation de la Cisjordanie n’était pas programmée. Dès les premières heures du 5 juin 1967, Israël a contacté le roi Hussein de Jordanie par l’intermédiaire du général Odd Bull, commandant de l’UNTSO (United Nations Truce Supervision Organization) à Jérusalem, pour lui demander de rester neutre. S’il avait accepté, la Cisjordanie et Jérusalem-est seraient aujourd’hui jordanienne ou palestinienne.
2. La politique volontariste de colonisation est récente. Lors des accords d’Oslo de 1990, il y avait moins de cent mille colons israéliens.
3. Le mot « juif » vient du nom antique de la région la « Judée » pour le royaume de Juda ou parfois utilisé pour désigner toute la région. C’est un cas unique dans l’histoire des colonisations. Ni les Français en Algérie, ni les Portugais au Brésil n’y ont trouvé les racines de leurs peuples.

Le mont du Temple / esplanade des Mosquées à Jérusalem en 2013. Photo Andrew Shiva / Wikipedia
4. Ce coin du Proche-Orient abrite les tombes des « Sages » juifs de Beit Shéarim, Safed ou Tibériade et les trois lieux saints du judaïsme : le Mont du Temple/Esplanade des Mosquées à Jérusalem-est « occupée » ou annexée (1er lieu saint du judaïsme ; 3ème lieu saint de l’islam) le tombeau de Rachel/Mosquée Bilal Bin Rabah près de Bethléem et le Caveau des Patriarches/Mosquée Ibrahim à Hébron occupé, le lieu-dit « Tombeau de Joseph » à Naplouse occupée, le lieu-dit « Tombeau de Samuel » à « Nebi Samuel » occupé. Des nombreux lieux ont conservé leurs noms d’origine à peine déformés (Bitar pour Bétar, Bayt Lahm pour Bet Lehem etc.) La reconversion islamique de ces lieux historiques remonte aux VIIe et VIIIe siècles. Si le proche orient est arabe, c'est par la colonisation de l'Islam il y a 13 siècles sous le commandement de Khalid Ibn Al Walid, compagnon du prophète Mahomet et stratège militaire d’exception, victorieux de plus d’une cinquantaine de batailles de conquête. La Cisjordanie et Jérusalem sont la seule colonie de l’histoire où le colon peut retourner dans sa métropole à pied ou en tram, après avoir prié sur ses lieux saints. Il n’existe aucun exemple dans l’histoire de colonie limitrophe, contiguë à sa métropole.
Remarque : 20% des israéliens sont arabes palestiniens. Shimon Pères posait cette question : pourquoi la Palestine démocratique ne pourrait-elle pas de la même manière, comprendre une minorité juive qui accepterait ses règles et qui souhaiterait vivre à proximité de ses lieux saints ?
5. Sous occupation militaire et administration israélienne se sont développés des rapports politiques et économiques de domination qui rappellent les pays coloniaux : violence de l’armée, de milices qui croient accélérer la venue d’un messie et pour qui tous les moyens sont bons, le contrôle strict de la population, les régimes administratifs différents pour Israéliens et Palestiniens à la limite d’un régime d’apartheid (la répression sans l’idéologie raciale).
7. Il existe malgré tout une organisation autonome palestinienne et des structures qui préfigurent une construction étatique : un président, un parlement, un gouvernement. Son fonctionnement laisse à désirer, comme son incapacité à organiser. Les raisons et les torts sont multiples et partagés, trop complexes à analyser brièvement. On a comparé cette situation à celle des « Bantoustans » sud-africains. Il y a des similitudes mais aussi des différences importantes : aucune population « blanche » coloniale n’est venu résider dans les Bantoustans.
Ces particularités font que nous sommes en présence d’un OCNI : Objet Colonial Non Identifié.
J’aimerais bien comprendre comment ces faits s’intègrent à la pensée décoloniale.
Et puisque nous sommes au registre colonial, un rappel, celui de la France en Algérie, et en particulier la réaction aux émeutes de mai 1945 et aux cent morts parmi les Européens. Les forces de la France Libre n’y ont pas été de main morte : la répression à Sétif, Guelma et Kherrata aurait fait quarante-cinq mille morts (version officielle du gouvernement algérien), vingt à trente-mille selon l'historien Jean-Louis Planche, pour la plupart civils. En sept semaines ! Des villages entiers furent pilonnés et rasés par les canons de la marine. A ma connaissance, personne à Paris ne parla de « disproportion », personne n’accusa la France Libre ou De Gaulle de génocide alors qu’il avait personnellement donné l’ordre à l’armée d’intervenir. Personne ne le traita davantage de criminel de guerre.
Des historiens divisés. Galerie, de gauche à droite : Omer Bartov, Lee Mordechai, Shira Klein. Photos DR
Des historiens divisés
« Je sais reconnaître un génocide quand j’en vois un » (12). Ils ont nom Omer Bartov, Amos Goldberg, Raz Segal, Daniel Blatman, Lee Mordechai. « Comment peut-on encore nier l’évidence quand même des historiens israéliens qualifient les actes de leur propre gouvernement de génocide ? » demande Thomas Guénolé (13). Eh bien on peut faire partie de la soixantaine d’historiens de la Shoah en Israël et ne pas se prononcer sur génocide ou pas. Ils ont tous une idée sur la question (j’en vois dans les manifestations du samedi soir pour l’arrêt immédiat de la guerre), certains s’expriment, mais d’autres ne croient pas que leur qualité leur donne une compétence particulière dans la qualification du présent, d’autres refusent d’être instrumentalisés et servir de caution à des thèses qu’ils ne partagent pas. Même chose au niveau mondial. La principale association de spécialistes du génocide (14) a soutenu une résolution affirmant que « les politiques et actions d'Israël à Gaza correspondent à la définition juridique du génocide énoncée à l'article II de la Convention des Nations Unies pour la prévention et la répression du crime de génocide (1948) ». Ce texte est présenté partout comme la position de l’association, sauf que plus des trois quarts des membres n’ont pas participé au vote ou se sont opposés à la résolution. Je veux bien qu’on cite le texte, mais en donnant le contexte.
Être spécialiste de la Shoah ne fait pas de vous un spécialiste du Proche Orient, d’Israël, de la Palestine, du Hamas, de l’extrême-droite israélienne ou de l’islam sunnite et shiite. Avoir travaillé sur la deuxième guerre mondiale ne fait pas forcément de vous l’analyste le plus compétent de ce conflit. Dans tous les cas, l’historien a besoin de recul, d’archives, pas d’un magma de propagandes et de fake news. Un collectif d’universitaires remarque à juste titre : « Il reviendra aux historiens, en temps voulu, non seulement de qualifier les faits, mais d’analyser l’action [des] dirigeants à l’égard des crimes commis à l’encontre des Palestiniens sous nos yeux. » (voir ICI).
J’ai beaucoup de respect pour Omer Bartov et ses travaux sur l’armée allemande mais contrairement à lui je ne reconnais pas chez les militaires israéliens ce que j’ai pu trouver dans mes recherches sur les bourreaux génocidaires. Ce n’est pas mon travail d’historien qui ne donne la moindre compétence sur Gaza mais plutôt le fait que j’ai découvert Gaza pour la première fois en 1967 alors que la population comptait 350.000 âmes, épuisée par 19 ans d’occupation égyptienne et qu’en tant que journaliste j’ai couvert l’actualité israélo-palestinienne-arabe depuis la guerre de 1973.
En 1985, j’écrivais exactement ceci : « Si [Israël) ne leur offre rien, il risque de ne laisser [aux Palestiniens] que l’option de l’intégrisme musulman à la Khomeini qui fait des pas de géant chez les jeunes Cisjordaniens, ceux qui n’ont rien connu d’autre que l’occupation israélienne et qui constituent la majorité de la population de ces territoires. Il ne faut pas beaucoup d’imagination pour anticiper le potentiel explosif d’une région comme Gaza : un million d’hommes sur quatre cents kilomètres carrés ! » (15)
Aujourd’hui, les soldats, les officiers israéliens que je connais sur plusieurs générations n’appartiennent pas à la catégorie des bourreaux génocidaires, ni dans l’idéologie, ni dans la pratique militaire. Il y avait chez les bourreaux que j’ai étudiés (16) une idéologie, un « plan prémédité » comme dit Michel Strulovici, une préparation, le volontariat, une capacité personnelle à assassiner des femmes des enfants des personnes âgées qui ne court pas les rues en général et que je ne retrouve pas dans la majeure partie de ceux qui portent l’uniforme et les armes en Israël. Les bourreaux ottomans étaient pour beaucoup des mercenaires kurdes ; les SS étaient triés sur le volet et ils étaient assistés d’auxiliaires étrangers, ukrainiens, baltes (Estoniens, Lettons), russes, croates, slovaques, etc. ; l’essentiel des bourreaux du Rwanda appartenaient aux milices Interahamwe formées et armées bien avant les massacres de 1994. Rien à voir avec ce que je sais d’Israël.
D’accord avec Amos Goldberg pour dire que de graves crimes de guerre et des crimes contre l’humanité ont été commis. Le problème est qu’éclipsés par la polémique sur la qualification de génocide, ces crimes paraissent presque bénins et ils sont plus complexes à établir et à qualifier, moins intéressants pour les adversaires de l’existence même de l’Etat d’Israël car on passe du général au particulier. En revanche, l’argument de Goldberg : « Ce qui se passe à Gaza est un génocide, car Gaza n’existe plus » (ICI) ne me convainc pas. Sa définition (avec Blatman) non plus : « Le génocide est toute action qui détruit la viabilité d'une collectivité, et non pas nécessairement son assassinat physique. » La définition du crime contre l’humanité, du crime de guerre ne s’applique-t-elle pas aussi à ce qu’ils décrivent ? Oui, le territoire a été détruit mais il existe plus de deux millions de Gazaouis, soit plus de 97% de la population. Gaza peut et sera reconstruite à milliards de pétrodollars.
Ceux qui ne s’embarrassent pas de nuances et de complexité devraient lire de plus près l’article signé par Amos Goldberg dans le quotidien Haaretz (avec son confrère Daniel Blatman). Il rappelle un fait intéressant : la CIJ a déterminé que pour prouver une « intention de détruire », les actes et comportements doivent être tels qu’ils ne peuvent raisonnablement être interprétés autrement. Golberg et Blatman précisent eux-mêmes qu’il ne suffit pas que l’intention de détruire soit l’interprétation la plus plausible des actes et qu’il faut démontrer qu’il n’existe aucune autre interprétation raisonnable (ICI).
Raz Segal a été le premier à dégainer le mot de « génocide », le 13 octobre 2023, moins d’une semaine après l’assaut du Hamas, ce qui pour quelqu’un qui s’exprime en tant qu’historien peut quand même sembler un peu désinvolte. « La campagne conduite par Israël pour déplacer les Gazaouis —et potentiellement tous les expulser en Égypte— ouvre un nouveau chapitre de la Nakba [exode des Palestiniens,1948] mais l’assaut sur Gaza peut également être compris dans une autre perspective : celle d’un génocide se déroulant sous nos yeux. J’affirme cela en tant que spécialiste du génocide ayant passé de nombreuses années à écrire sur les violences de masses commises par Israël à l’encontre des Palestiniens. J’ai écrit sur le colonialisme de peuplement et sur la suprématie juive en Israël, le détournement de l’holocauste en vue de stimuler l’industrie israélienne de l’armement, la militarisation et les accusations d’antisémitisme en vue de justifier la violence d’Israël à l’encontre des Palestiniens et le régime israélien raciste d’apartheid. Maintenant, à la suite de l’attaque du Hamas ce samedi et du massacre de plus de mille civils israéliens, le pire du pire est en train d’arriver » (voir ICI). Segal a l’honnêteté de reconnaître son parti pris idéologique, la théorie du colonialisme de peuplement, lecture qui peut expliquer la promptitude de son tir puisque le génocide est selon ce mode de pensée « structurellement » consubstantiel au colonialisme.
Lee Mordechai, spécialiste de l’Empire byzantin, travaille plus méthodiquement. Traumatisé par la « disproportion » de la riposte israélienne au 7-Octobre, il a accumulé une base de données et de documents qui illustrent « les crimes de guerre d'Israël à Gaza » (voir ICI) qu’il publie sous le titre « Témoigner de la guerre de Gaza » (ICI) où il parle de massacre et d’épuration ethnique, exposant sa propre définition du génocide et en quoi elle peut s’appliquer à Israël.
Le grand mérite de ces historiens critiques est d’avoir ouvert un débat. De nombreux spécialistes du génocide et de la Shoah s’expriment, comme Tal Bruttmann ou Iannis Roder pour exprimer d’autres interprétations, par exemple qu’il y a crimes de guerre et crimes contre l’humanité mais pas intention génocidaire avérée, ou que l’usage politique du mot « génocide » nuit à la rigueur du débat historique. Dans ce courant, on peut aussi citer, entre autres : Verena Buser, Vincent Duclert (ICI), Jeffrey Herf (ICI), Laura Jockusch (ICI), Manfred Kittel, Avinoam Patt (ICI), Dina Porat (ICI), Roni Steier-Livny, Danny Trom entre autres. D’autres universitaires prônent la distinction entre massacre, crime de guerre et génocide : Eva Illouz dans son remarquable texte "Le 8-octobre. Généalogie d’une haine vertueuse" (Tracts Gallimard, octobre 2024) ou Joachim Friling, Bruno Karsenti, Jacques Ehrenfreund, Julia Christ, Jean-Philippe Heurtin, Luc Boltanski et Danny Trom en réponse à Didier Fassin (ICI).
L’historienne Shira Klein qui a quasiment tout lu sur le sujet juge que ce débat s'annonce comme un nouveau clivage dominant au sein de la discipline : « Son intensité rappelle les débats entre intentionnalistes et fonctionnalistes dans les années 1980, puis les débats ultérieurs sur le caractère unique de la Shoah. […] Cependant, contrairement aux désaccords passés, les chercheurs vont désormais bien au-delà de la méthodologie et des interprétations du passé. […] Avec le génocide et les crimes de guerre sur la table, les enjeux n'ont jamais été aussi élevés » (Voir ICI).
Cette controverse ne nous dit pas où est la vérité, seulement la complexité du sujet. Chacun doit s’interroger sur les facteurs qui lui font choisir un camp ou un autre.

Un camp pour Palestiniens déplacés, entouré des décombres de bâtiments détruits dans le camp de réfugiés de Jabalia,
au nord de la bande de Gaza, le 8 avril 2025. Photo : Haitham Imad /EPA-EFE
Questions en vrac
Je ne prétends pas être capable de prouver qu’il y a ou qu’il n’y a pas génocide, je me contente de mettre le doigt sur la difficulté de l’entreprise, de poser des questions et d’exprimer des doutes.
Les Médecins pour les Droits de l’Homme (Physicians for Human Rights Israel) donnent leur définition du génocide à Gaza : « un démantèlement délibéré, cumulatif et continu du système de santé de Gaza – et de la capacité de survie de la population. » (ICI). C’est sans doute un diagnostic juste, une condition nécessaire à un génocide mais est-elle suffisante pour le définir comme tel ou comme l’établissement de conditions poussant à l’épuration ? L’autre ONG israélienne dénonçant un génocide, B’tselem, a des propos plus conformes à la convention de 1948 : « L'examen de la politique israélienne dans la bande de Gaza et de ses conséquences désastreuses, ainsi que des déclarations de hauts responsables politiques et militaires israéliens sur les objectifs de l'attaque, conduit à la conclusion sans équivoque qu'Israël mène une action coordonnée et délibérée pour détruire la société palestinienne dans la bande de Gaza. Autrement dit : Israël commet un génocide contre les Palestiniens de la bande de Gaza » (ICI). Sauf que concernant les déclarations des hauts responsables, elles peuvent faire l’objet de diverses interprétations, comme la déclaration de l’ex-ministre de la Défense Galant sur les « bêtes humaines » dont il a précisé qu’elle visait le Hamas et non l’ensemble des Palestiniens. Cependant l’ONG a raison pour les propos comme : « déglinguer Gaza » (Smotritch, ministre des Finances), l’« atomiser » (Elyahou, ministre du Patrimoine), l’« effacer » (Vaturi, député Likoud), le « raser » (Abtarian Distel, députée Likoud), lui envoyer « les armes du Jugement dernier » (Gottlieb, députée Likoud). Il va de soi que ces déclarations hystériques font les choux gras des accusateurs d’Israël et que ces personnes qui font tout pour éviter une commission d’enquête d’État devront rendre des comptes.
Guerre ou génocide ? Je déteste jouer avec les chiffres des morts mais il faut bien passer par là pour comprendre ce qui se passe. Netanyahou prétend que « le ratio des victimes combattants non-combattants est inférieur à deux pour un à Gaza » (voir ICI). Selon les spécialistes des statistiques de guerre cités par Wikipédia, la proportion pourrait atteindre 80 % de civils. Certains y voient une preuve de génocide. Or ces chiffres ne sont pas incompatibles avec les conflits en zones densément peuplées, jusqu’à 90 % selon l’ONG Action on Armed Violence (voir ICI). En mai 2021, l’ONU estimait que « 88 % des personnes tuées ou blessées par des armes explosives en ville sont des civils. En 2020, c’est en Afghanistan, en Libye, en Syrie et au Yémen que le nombre de victimes civiles causé par ce type d’arme a été le plus élevé. Lorsque des armes explosives ont été utilisées dans les villes du Yémen, elles ont frappé sans distinction toutes les infrastructures et tous les bâtiments, comme les habitations, les transports, l’approvisionnement en eau et en électricité et les soins de santé » (voir ICI). Dans aucun de ces exemples l’ONU n’évoquait une situation de génocide.
Les 100.000 tonnes de bombes évoquées par l’ONU ? « Selon les estimations des organisations internationales, les explosifs lancés par l'occupation israélienne sur la bande de Gaza sont équivalents à cinq fois les deux bombes atomiques qui ont été lancées sur Hiroshima et Nagasaki » (17). Ou encore : « On s'approche du bilan d'Hiroshima », de « l'équivalent de la bombe atomique larguée sur Hiroshima » (18). Et enfin : « Selon le Washington Post, début décembre, ce sont plus de 22.000 bombes, de 100 à 500 kg d’explosifs, qui ont été lâchés par Israël, tuant probablement plus de 20.000 habitants, majoritairement des enfants. La puissance générée commence donc à se rapprocher de celle de la bombe atomique lancée sur Hiroshima, qui avait une puissance de 15.000 tonnes de TNT » (19). L’équivalence entre les milliers de tonnes de TNT d’un bombardement conventionnel et l’arme nucléaire, ça horrifie mais ça ne rend pas compte de la capacité réelle de destruction des différents explosifs. La réaction en chaîne de la bombe atomique est extrêmement brève, un clin d’œil, rien à voir avec des bombardements étalés sur deux ans. Mon petit-fils comprend très bien la différence entre des milliers de tonnes d’explosifs qui pètent en moins d’une seconde et la déflagration de la même quantité étalée sur trois mois ! La bombe A, c’est une onde de choc unique, une boule de feu qui carbonise tout sur des centaines de mètres et incendie tout sur des kilomètres, les radiations provoquent d’énormes dégâts matériels et humains en quelques secondes. L’effet de souffle (vents violents pouvant atteindre 800 km/h) rase la majorité des constructions, puis revient vers l’épicentre en un « vent de feu » qui multiplie les incendies. Dans un rayon de plus de trois kilomètres tout est anéantis. Les crétins en Israël qui rêvent de lancer une bombe atomique sur Gaza font semblant d’ignorer l’absurdité de la chose : Gaza, c’est petit (360 km2, à peu près La Grenade), une bombe atomique lâchée sur ce territoire détruirait une bonne partie du nord du désert israélien du Néguev. La chaleur et les radiations polluerait l’environnement pour des décennies. Jusqu’à la Cisjordanie palestinienne. Le Washington Post nous prend pour des ânes ? Si le journal du Watergate et des Pentagon Papers s’y laisse prendre, la situation des médias est inquiétante. Un génocide où on utilise 1.5 tonnes de bombes pour tuer un seul individu ? Cela vous parait logique ? Réel ?
A de nombreuses reprises Israël a demandé à la population d’évacuer les zones en passe d’être bombardées, la dernière en date, la ville de Gaza. « Ordre cruel, illégal et inhumain » selon Amnesty International (ICI), mais il permet sans aucun doute de sauver des vies et de réduire l’hécatombe même si ces évacuations s’effectuent dans des conditions difficiles. Sans être un spécialiste on peut constater bêtement que le fait de réduire les pertes humaines ne va tout à fait dans le sens d’un projet de génocide.
Il y a une conception selon laquelle on ne nait pas bourreau, on le devient, et que ce n’est qu’une question de circonstances. Nous naissons bons mais nous pouvons vous et moi tomber au mauvais moment, au mauvais endroit et devenir des SS Tête de mort ou des miliciens Interahamwe. C’est la thèse des « hommes ordinaires » de l’historien américain Christopher Browning, qui a signé une déclaration commune avec Omer Bartov demandant de ne pas comparer le Hamas aux nazis (20). Si de simple policiers peuvent devenir des assassins de masse, pourquoi pas n’importe qui ? J’ai contesté ce point de vue et tenté de démontrer que les bourreaux en chefs recrutent leurs semblables, des hommes (très peu de femmes) idéologiquement formatés et capables d’assassiner des femmes, des enfants, des personnes âgées, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Pour fabriquer des bourreaux de masse, il faut une culture, une idéologie de supériorité raciale, un endoctrinement, une propagande. Elles ne naissent pas en un jour, elles marinent pendant des décennies dans des bouillons de culture haine et de peur. Le projet génocidaire est le produit d’une lente putréfaction, « une affaire de dégénérescence de l’intelligence » (21). La pensée macère dans un cloaque de de frustrations, de jalousies et de souffrances, de violence, de désirs de meurtre et de domination. Le projet génocidaire est le produit d’un margouillis de pseudo-analyses, de fantasmes et d’émotions fortes, d’instinct de survie, de craintes paranoïdes, de préjugés et de croyances. Après des accès de fièvre plus ou moins aigus, l’infection intellectuelle éclate comme un abcès bien mûr. En Turquie, les premiers massacres d’Arméniens précèdent le génocide de deux décennies ; au Rwanda, on commença à massacrer les Tutsis peu après l’indépendance, trente ans avant le génocide. En Allemagne, le programme du Parti conservateur dénonçait déjà en 1892 « l’influence importune et subversive des juifs » (22). Le premier texte politique connu d’Hitler parlait déjà de « L’élimination des Juifs en général » sous forme de « pogromes », date de 1919 ! L’antisémitisme était déjà le point de rassemblement de tous les extrémistes de droite, le sujet sur lequel il n’y avait jamais de friction : « Donnez pour le massacre des Juifs », était-il inscrit sur une boite servant à faire la quête dans une réunion nazie en 1922, vingt ans avant Auschwitz.

Shimon Peres et Yasser Arafat, en 1994, peu après la remise du prix Nobel de la paix que les deux hommes ont partagé avec Ytzhak Rabin. Photo UMA PRESS
Dans l’Israël/Palestine du début 2023, rien ne permettait de présager une telle guerre. Le Hamas était jugé comme un « atout » par le gouvernement Netanyahou qui permettait au Qatar de le perfuser à coup de dizaines de millions de dollars liquides par mois. Les dirigeants israéliens espéraient éloigner la menace d’un État palestinien en entretenant la division. Leurs projets envisageaient des annexions, des « transferts » de population mais pas de génocide.
Devant cette violence endémique et une telle complexité plongée dans la nuit des temps, on ne peut que rêver à des dirigeants qui changent la donne et qui rendent une coexistence possible, on ne peut que raviver les souvenirs des poignées de main des Prix Nobel de la Paix des années 90 : Mandela et De Klerk, Rabin/Peres et Arafat.
Trente ans plus tard, les horreurs du conflit actuel nous commandent un seul programme : dépasser le cessez-le-feu qui permet aux ennemis de se réarmer à des niveaux encore plus létaux. On ne peut plus se contenter d’une trêve de dix ou vingt ans, il faut à tout prix éviter le retour à la belligérance où la violence atteindra inévitablement des sommets encore inconnus. Peut-être les négociateurs du futur devront-ils cesser un moment de ressasser les injustices et les désaccords du passé pour se focaliser sur un but : le bien-être de toutes les femmes et de tous hommes.
Didier Epelbaum
Pour Alex Dancyg, historien de la Shoah et agriculteur socialiste israélo-polonais,
Mort à Gaza en mars 2024 otage du Hamas.
NOTES
(1). Cour Internationale de Justice (CIJ) qui siège à La Haye (Pays-Bas) ; plainte contre Israël pour génocide déposée le 29 décembre 2023.
(2). Selon un sondage commandité par l'Institut Palestinien pour la Diplomatie Publique, 34% des Français interrogés pensent qu’Israël commet un génocide (55% des 18-34 ans) ; 20% pensent que c’est faux, 45% n’ont pas d’avis ou n’ont pas connaissance de l’accusation. Institut YouGov, 1.283 adultes interrogés en ligne, 11-18 mars 2024. Voir ICI.
(3). Myriam Revault d'Allonnes, « La Faiblesse du vrai », Le Seuil 2018.
(4). De l’anglais law (loi) et warfare (guerre).
(5). William Schabas, “Genocide in International Law: The Crime of Crimes”, Cambridge University Press 2009, p. 455.
(6). Lorenzo Veracini, “Settler Collective, Founding Violence and Disavowal: The Settler Colonial Situation”, Journal of Intercultural Studies, vol. 29, no. 4 (2008), p. 369.
(7). Patrick Wolfe, "Settler colonialism and the elimination of the native" Journal of Genocide Research, vol. 8, no. 4 (2006), p. 402.
(8). Entretien avec Mondoweiss en 2022, voir ICI.
(9). Note non datée: “United Nation Office on Genocide Prevention and the Responsibility to Protect” “Guidance Note”. Voir ICI.
(10). Avec 10.000 hommes, et quatre milliards de dollars investis. Voir ICI.
(11). Oujda, Bagdad, Constantine, Thrace; Alep, Aden, Yémen; Tripoli, etc. Voir article de Denis Charbit, « Le départ des Juifs des pays arabes, 1948-1967. Autour de l’exposition de l’IMA », publié le 12 janvier 2022 sur k-larevue.com (ICI).
(12). Amos Bartov, Prof. Univ. Brown, Providence (Rhode Island), The New York Times, 15 juillet 2025.
(13). Thomas Guénolé sur i24news, le 10 juillet 2025 (ICI).
(14). International Association of Genocide Scholars, Association internationale des spécialistes du génocide (IAGS). https://genocidescholars.org
(15). Didier Epelbaum, Le Troisième temple, Hachette documents, 1985 p. 163.
(16). Didier Epelbaum., « Des hommes vraiment ordinaires ? Les bourreaux génocidaires », Stock 2015.
(17). Agence de presse palestinienne Wafa, 7 août 2024 (ICI).
(18). Guillaume Ancel sur RCF, le 24 avril 2024, et Mediapart, 25 octobre 2023 (ICI), repris de repris de Assawra (La Révolution), site du « Mouvement Démocratique Arabe » (ICI).
(19). Cité sur elucid.media (ICI).
(20). An Open Letter on the Misuse of Holocaust Memory” New York Review of Books, 20 November 2023.
(21). Cité par Jean Hatzfeld, « Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais », Seuil 2000, p. 109.
(22). Saul Friedlander, « Les années de persécution » Seuil 1997 et 2008, p. 54.
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