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Photo du rédacteurJean-Marc Adolphe

Jan Ritsema, homme des ferments

Dernière mise à jour : 15 oct. 2021


Anne Teresa De Keersmaeker et Jan Ritsema. Photo DR.


Le metteur en scène, dramaturge et pédagogue est décédé aux Pays-Bas, ce 10 octobre. Pour nombre d’artistes, il a été un « mentor » exigeant et bienveillant. En France, il a ouvert un lieu atypique, Performing Arts Forum, qui déjoue toutes les habitudes institutionnelles.


Lui qui rejetait les formes traditionnelles de hiérarchie était, à sa façon, un maître. Un maître, et un ami, pour beaucoup de celles et ceux qui l’ont côtoyé. A 76 ans, Jan Ritsema est mort aux Pays-Bas, ce 10 octobre. Affaibli par un cancer, il a choisi lui-même le jour et l’heure de son départ, comme y autorise la législation néerlandaise.

Depuis l’annonce de sa disparition, de nombreux messages d’admiration et de reconnaissance ont été déposés sur sa page Facebook. Parmi les artistes, de toutes nationalités, qui lui rendent hommage, Jérôme Bel écrit notamment : « Jan était un interlocuteur important dans le développement de mon propre travail, et parfois j'ai senti qu'il comprenait ce que Je faisais mieux que moi. Quand j'avais des doutes sur mon travail, je l'invitais à une répétition pour avoir son avis, et tout devenait clair à cause de ses capacités analytiques tranchantes. »

« La douceur des conseils de Jan Ritsema est une leçon de pédagogie sans prétention », ajoute le réalisateur et producteur américain Montgomery Knott : « Sa présence était ressentie, pas imposée. Il pouvait conseiller et encourager un créateur débutant et interroger un expérimentateur chevronné, avec la gentillesse d'un sage. »

La compagnie Rosas d’Anne Teresa De Keersmaeker rend également hommage, sur son site internet, à celui qui fut, pendant de longues années, un pédagogue éclairé au sein de PARTS (Performing Arts Training Research Studios) : « Jan Ritsema avait le don d'être à la fois strict et généreux. Il avait un grand amour pour tous les élèves, mais cela ne l'empêchait jamais de pointer les défauts d'un élève sans hésiter. Jan était toujours le penseur et le faiseur, certainement aussi le professeur, comme quelqu'un qui partageait ses propres idées avec éloquence avec tous ceux qui étaient autour de la table. (…) Il avait une énorme capacité à sortir des sentiers battus. Il nous a souvent aidés à garder notre projet affûté et à le faire passer au niveau supérieur. »

Tout Jan Ritsema est-il résumable à cette figure d’un mentor avisé et bienveillant ? Non, bien évidemment. Aux Pays-Bas et en Belgique, il laisse une empreinte profonde dans l’histoire théâtrale de ces quarante dernières années. Un long parcours au cours duquel, écrivait Marianne Van Kerkhoven dans le journal du Kaaitheater en 2002, « Jan Ritsema a choisi aussi bien des textes existants du répertoire international (de Shakespeare à Müller) que des œuvres contemporaines inédites à la scène, ou encore des adaptations de textes en prose comme The Dead de James Joyce, The Years de Virginia Woolf ou The Beast in the Jungle de Henry James. Mais force est de constater que l’essentiel de l’œuvre créative de Jan Ritsema se conjugue avec une recherche théâtrale qui porte sur deux domaines : la quête assidue d’un jeu dramatique ancré dans « l’ici et le maintenant » et une recherche dont le but est de libérer la pensée sur les planches. »

En France, trop rares sont les spectacles de Jan Ritsema à avoir été joués. Une exception cependant, mémorable : Wittgenstein incorporated, alors invité au Festival d’Avignon en 1991, et repris vingt ans plus tard avec l’acteur Johan Leysen : « Jan Ritsema et Johan Leysen ont choisi de faire entendre à égalité les idées de Wittgenstein et le travail d’extraction de ses idées, les difficultés, les impasses, les retours en arrière, la violence aussi que déclenche en le philosophe le sentiment de ne pas y arriver, de ne pas savoir penser, ou pas assez précisément. A l’aide d’une gestuelle millimétrée et rigoureuse, Wittgenstein Incorporated veut donner à voir autant qu’à entendre la naissance d’une pensée terriblement rigoureuse. »

Dramaturge hors-pair, Jan Ritsema s’était aussi rapproché de la danse. Un spectacle reste particulièrement en mémoire : Weak Dance Strong Questions, créé en 2001 avec le chorégraphe britannique Jan Burrows : « une négation extrême des attentes habituelles par rapport à une pièce de danse : chacun de leurs pas mène à de l'imprévu et à du jamais vu. »


Weak Dance Strong Questions, à voir sur Vimeo (45') : https://vimeo.com/383037271


Performing Arts Forum, un ancien couvent transformé en ruche artistique.


En 2006, Jan Ritsema se lance dans un projet fou. Vendant tout ce qu’il possède, sans demander un centime d’argent public, il rachète un ancien couvent, loin de tout centre urbain, précisément à Saint-Erme-Outre-et-Ramecourt (1.780 habitants) dans l’Aisne, entre Reims et Laon. Là, il crée Performing Arts Forum, une sorte d’auberge espagnole ouverte à des artistes de toutes nationalités et disciplines : « PAF n’a d’autre but que de coopérer sur les principes de l’auto-organisation, par lesquels chacun assume la responsabilité d’y créer et d’y organiser son travail de façon autonome. Ainsi constitué, PAF offre la possibilité d’interagir spontanément avec d’autres artistes résidents, sans pour autant forcer la collaboration. » Des espaces de travail, soixante chambres, un petit parc intérieur : l’endroit a du charme, mais se trouve un peu loin de tout, et son mode même de fonctionnement déjoue toutes les habitudes institutionnelles. Et au début, les habitants du village sont méfiants : cet ancien couvent n’a-t-il pas hébergé pendant quelques années une secte quelque peu mystérieuse ? Mais la greffe a pris. Et aujourd’hui, Performing Arts Forum accueille sur l’année 1.200 artistes et intellectuels.


Jan Ritsema a pris le soin de transférer la propriété de Performing Arts Forum à un collectif de 50 résidents. Le lieu devrait donc survivre à celui qui en fut l’instigateur, en continuant à porter tourte la fécondité d’un état d’esprit ouvert aux expérimentations. « Au lieu de se préoccuper de ce qu’ils doivent créer, les artistes s’inquiètent de ceux pour qui ils doivent le faire et de la façon de les attirer sous le chapiteau », disait Jan Ritsema en 1999. « L’art est devenu un commerce. (…) L’art, la presse et la science font partie du levain de la société. Laissez-nous donc fermenter en paix et laissez toute sa liberté au fruit de ce travail. »

Un souvenir personnel, pour conclure cet hommage et cette évocation. En 2007, je cherchais un lieu pour reprendre le projet SKITE, dont deux premières éditions avaient eu lieu à Paris et Lisbonne en 1992 et 1994. A une époque où l’idée même de « résidence de recherche » était encore quasi inexistante, je présentais le SKITE comme un « chantier d’utopies ». L’idée était simple, au fond : réunir un certain nombre d’artistes pendant tout un mois, et parier sur le foisonnement des rencontres et des expériences, sans imposer aucune obligation de production. Fin 2006, la rencontre d’artistes regroupés de façon informelle sous l’intitulé « Sweet and tender collaborations », m’avait convaincu de reprendre ce projet interrompu en 1994. Encore fallait-il trouver un lieu pour offrir salles de travail et hébergements pendant un mois à une trentaine d’artistes. Quelques institutions approchés répondirent que c’était impossible, pour toutes sortes de raisons, budgétaires, techniques ou administratives. Début 2007, je fus mis sur la piste de Performing Arts Forum, et rendis visite à Jan Ritsema. Je crois me souvenir que lieu était encore parcimonieusement chauffé, et de toute façon, rien n’était totalement conformes aux sacro-saintes « normes de sécurité ». Mais qu’importe l’ivresse lorsqu’on a le flacon. Dans la cuisine de Performing Arts Forum, devant un verre de vin, une fois visité le bâtiment, je revois le sourire à la fois distant et bienveillant de Jan Ritsema. Et l’affaire fut scellée.

Dans la cour intérieure de Performing Arts Forum, est arrivé un paon. Naturellement, il faisait la roue. Jan Ritsema aurait pu, mais il ne faisait jamais la roue. C’était un paon d’un genre particulier.


Jean-Marc Adolphe

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