Survivre, pour ceux qui sont restés à Marioupol. Survivre au milieu des corps en décomposition à même l’asphalte. Survivre au manque d’eau. Survivre, aussi, à la propagande des occupants, les "fachrusses", qui ont détruit les preuves du massacre au théâtre de Marioupol… Sixième séquence du Journal de Marioupol tenu sur Instagram par Katya, 27 ans, dont les humanités ont entrepris la traduction et la publication depuis le 15 mai.
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Ne vous laissez pas berner !
Une bombe russe a tué plusieurs centaines de civils à Marioupol et détruit le bâtiment d'un théâtre : c'est une tragédie, un fait, une vérité.
Aujourd'hui, les médias russes diffusent d'autres versions, et je ne peux pas me taire : en tant que témoin oculaire des événements, qui vivait dans une maison à 150 mètres du théâtre.
L'aviation russe survolait Marioupol depuis le 9 mars (la première fois qu'elle a volé très près de nous), et le 16 mars (le jour de la tragédie), une bombe a frappé l'entrée de notre maison.
La seule façon de ne pas entendre les avions : rester pendant tout ce temps dans les sous-sols, ne pas en sortir pour cuisiner.
Dans le théâtre, il y avait des gens pacifiques. Ils n'y ont PAS été conduits de force : ils cherchaient simplement un abri parce que de nombreux bâtiments résidentiels avaient déjà été détruits.
Nous ne saurons jamais le nombre exact de personnes qui sont mortes. Nous ne saurons JAMAIS : les Russes ont dissimulé les conséquences de leur crime en ne permettant à aucun observateur d'être présent lorsque les décombres ont été déblayés.
Ne vous laissez pas berner
Ne croyez pas la propagande russe.
L'histoire de Marina, 5 ans.
La ville natale de la fillette, dans la région de Kherson, a été occupée dès la deuxième semaine de la guerre. La famille vivait sans lumière, sans gaz, sans eau et sans communications. Ils mangeaient les provisions qui leur restaient, des voisins cuisinaient sur un feu de camp.
Pendant tout ce temps, de violents combats se déroulaient autour de leur maison, si bien que personne ne s’aventurait au-delà.
Il n'y avait pas de sous-sol dans la maison ; la famille se cachait dans la pièce centrale. Elle semblait être la plus protégée. Le 2 avril, un obus y a atterri par le toit.
Il y avait huit personnes dans la pièce, mais ce sont Marina et sa mère qui ont le plus souffert.
La jambe de la fillette a été arrachée, et sa mère a reçu de multiples blessures d'éclats d'obus.
Le grand-père a réussi à extraire sa petite-fille des débris. Sous les bombardements, la famille a dû conduire l'enfant à l'hôpital le plus proche, à 40 kilomètres de là. Les bombardements n'ont pas cessé pendant tout ce temps. Marina a perdu connaissance à plusieurs reprises.
Les médecins ont dû amputer la jambe de Marina au-dessus du genou. Cela a sauvé la vie de l'enfant.
Quand la fille a repris conscience, sa première question a été : "Tu sais que je n'ai plus de jambe ?"
"Quand on refait son bandage, elle ferme les yeux - pas à cause de la douleur, elle ne veut simplement pas voir sa jambe", - disent les médecins.
Marioupol aujourd'hui.
Dans la ville, les « fachrusses » (voir note à la fin de ce Journal de Marioupol) finissent de démolir sans fouiller les décombres. Cela signifie que les morts seront simplement enlevés avec les gravats, et finiront comme des déchets dans les décharges de Marioupol.
Au début, les habitants de Marioupol [ceux qui sont restés dans la ville, NdR] ont été sollicités pour enlever les débris, mais lorsque ces monstres ont vu l'ampleur réelle et le nombre de corps, ils ont écarté la population locale.
Imaginez qu'il puisse y avoir 50 à 100 corps sous une seule maison.
Et selon les autorités locales de Marioupol, 1.300 immeubles d'habitation ont été détruits.
C'est la guerre la plus brutale du siècle. Nous ne pardonnerons pas. Jamais.
Une morgue en pleine rue.
Marioupol est une plaie ouverte dans le cœur de chaque Ukrainien.
Incroyable que cela soit possible au 21ème siècle ! Mais c'est un fait. Et c'est notre réalité. Cruauté, cynisme et haine. Et des dizaines de milliers de vies ruinées...
Nous sommes en juin.
Maintenant les envahisseurs activent la démolition des maisons et la destruction des preuves.
Les premières commissions composées de collaborateurs et du ministère russe des situations d'urgence ont fait la tournée des appartements.
Au centre de la ville, près d'un centre commercial, les « fachrusses » ont placé une morgue en pleine rue. Olga y cherchait sa belle-mère.
Sa famille vivait sur la rive gauche. Leur maison a été bombardée. Un impact direct de missile. La vieille femme n'a pas pu sortir - elle a brûlé vive.
Après que les envahisseurs aient établi leur contrôle sur la ville, des secouristes russes sont venus à la maison. Ils ont enlevé les restes de la femme et ont dit aux proches qu'ils pouvaient venir à la morgue les récupérer pour l'enterrer.
Quand Olga s'est rendue à la morgue, il s'est avéré que sa belle-mère décédée n'était pas répertoriée dans la base de données. Il n'y avait pas de restes d'elle. Et la famille n'avait personne à enterrer.
Olga a vu de ses propres yeux ce cimetière de corps non enterrés.
"Il n'y a pas de réfrigérateurs là-bas. Les corps sont empilés dehors, sur l'asphalte, sous le soleil. Tous les corps sont déjà en décomposition. Les gens, les employés de la morgue, n'y sont plus sensibles. C'est difficile de dire combien de corps gisent là, il y en a des centaines."
Survivre
Voilà à quoi ressemble la vie dans la ville, qui a été "libérée" par la Russie.
Les habitants de Marioupol sont obligés de se laver dans des "cratères" dus aux bombes aériennes.
Les fosses remplies d'eau de pluie sont le seul moyen de se laver et de laver ses vêtements.
Pour eux, chaque jour est une tentative de survie. Car il faut bien chercher de l'eau potable et de la nourriture quelque part.
(*) Nota bene. Dans son Journal de Marioupol, Katya emploie le mot рашисти, quasiment intraduisible. Ce mot, apparu depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, est une contraction de fasciste et russe. Dans les premières séquences du Journal de Marioupol, je l’ai transcrit par « rashistes », prenant appui sur la façon dont il est le plus souvent traduit en anglais (« rashists »). Cette transcription ne me semble toutefois pas satisfaisante, car on entend davantage un dérivé de « racistes », qui exclut les allitérations avec « Russie » et « fascisme ». Je propose donc une nouvelle traduction de ce mot de рашисти : les fachrusses. J-M. A.
(Lire par ailleurs « Les fachrusses, une nouvelle espèce inhumaine », où est traduit un texte de l’historien Timothy Snyder sur l’apparition de ce nouveau mot : https://www.leshumanites.org/post/les-fachrusses-une-nouvelle-esp%C3%A8ce-inhumaine )
Séquences précédentes du Journal de Marioupol :
(29 mai) : https://www.leshumanites.org/post/dragon-on-n-est-pas-%C3%A0-la-maison-journal-de-marioupol-03
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