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Les mafias de l’or. (Les veines ouvertes de la Colombie / 03)


Rivière Quito, Chocó. Novembre 2020.


Une seule drague peut rapporter 100.000 dollars par mois. Pas étonnant que dans la jungle colombienne du Chocó, la « ruée vers l’or » attire des organisations criminelles qui se lancent dans l’exploitation minière illégale, quoiqu’il en coûte pour l’environnement. Une enquête indépendante met ainsi à jour le rôle de deux hommes d’affaires iraniens qui vivent à Miami, où ils mènent grand train. Malgré leur implication dans cette mafia de l’or, ils jouissent d’une totale impunité.


Hassan Jalali Bidgoli, 54 ans, est un promoteur immobilier. Son partenaire, Amir Mohit-Kermani, 51 ans, est médecin chiropracteur et fait partie de Corse Clienti, un programme de Ferrari qui permet à ses abonnés de participer à des courses professionnelles et amateurs. Ces deux hommes d’affaires iraniens vivent aux États-Unis, à Miami, mais en Colombie, ils sont impliqués dans une affaire d'exploitation minière illégale. Les activités minières ont eu lieu par l'intermédiaire de deux sociétés constituées à Medellín et Quibdó en 2011 : Tala Internacional Trading SAS et Talbras SAS. Moisés Ortiz, ancien représentant légal de cette dernière société, faisait partie d'une organisation criminelle qui extrayait de l'or sans titre minier ni permis environnemental dans les municipalités de Río Quito et Medio San Juan, dans le Chocó. Le 5 décembre 2018, un juge a émis treize mandats d'arrêt incluant Jalali Bidgoli et Mohit-Kermani. Aucun des deux n'a pourtant été condamné ni même fait l'objet d'une enquête en Colombie. Seuls cinq membres de cette organisation mafieuse (Moisés Ortiz, Walter Cordero, Anthony Camargo, Lainer Arboleda et José Germán Arboleda) ont été condamnés en 2019 pour dommages aux ressources naturelles, contamination environnementale, exploitation illégale de gisements d'or et association de malfaiteurs. « Il n'y a jamais eu de mandat d'arrêt » contre les deux Iraniens, affirme Juan José Salazar, un avocat du cabinet de Diego Cadena qui les représente (Diego Cadena a été mis en détention préventive en juin dernier, dans une affaire de subornation de témoins qui implique l’ex-président Alvaro Uribe). Un autre avocat, David Nunez, qui défend Jalali Bidgoli et Mohit-Kermani aux États-Unis, a reconnu que ses clients avaient reçu une notice bleue d'Interpol, ce qui impliquait la connaissance de leur localisation, mais sans demande d’extradition ni d'arrestation internationale.

Hassan Jalali Bidgoli et Amir Mohit-Kermani. Crédit : Rowena Nemae.


La ruée vers l'or

David Nunez prétend que ses clients ne négociaient pas «un seul gramme d'or», mais qu’ils auraient simplement «prêté de l'argent en 2010 à Carlos Marulanda», un Colombien qui avait l'intention «d'acheter de l'or en Colombie et de l'importer aux États-Unis pour le vendre». Ce Carlos Marulanda était l'un des sous-traitants de Jalali Bidgoli dans le domaine de la construction aux États-Unis. En 2010, il était déjà actif dans le commerce de l'or avec Josecarlo Souffront, un Vénézuélien vivant en Colombie depuis 2009. Selon Carlos Marulanda, Jalali Bidgoli a été attiré par cette «ruée vers l’or» parce qu'à l'époque, le secteur de la construction s'était effondré, et « lorsque les gens voient que quelque chose d'aussi petit a autant de valeur, ils s'enthousiasment.

Jalali Bidgoli et Mohit-Kermani auraient investi 100.000 dollars pour acheter une drague, en association avec Souffront et un expert minier brésilien, mais très vite, selon Souffront, qui a fui la Colombie en 2011, «ils sont passés du statut d'investisseurs à celui de personnes essayant de s'impliquer dans nos opérations (...) Nous sommes passés d'une relation amicale à une relation extrêmement hostile». Selon l’avocat David Nunez, afin de récupérer «leurs pertes», les Iraniens ont décidé de créer Tala International Mineral Trading SAS. Ils ont ensuite rencontré Angela Salazar, une avocate colombienne qui s'est présentée comme une experte en droit minier, promettant d’obtenir des licences afin de pouvoir exploiter légalement l'or en Colombie. Elle a été engagée pour créer la société Talbras SAS avant d’être licenciée quelques mois plus tard.

Les pelleteuses et les dragues sont les outils utilisés pour soulever le substrat des berges et du fond de la rivière afin de rechercher de l'or. Rivière Quito, Chocó. Novembre 2020.


Les ravages de l'exploitation minière illégale

Moisés Ortiz était chargé du projet de Jalali Bidgoli et Mohit-Kermani. Quelques mois avant la dissolution de la société (Talbras) en avril 2013, Ortiz a créé Vencol Mineral SAS, qui fournissait des services miniers. En juin de la même année, l'organisation disposait d'au moins deux dragues et quatre excavatrices dans le Río Quito, à 30 kilomètres de Quibdó, selon une inspection de l'autorité environnementale régionale, qui a ouvert en septembre 2014 un processus de sanction à l'encontre d'Ortiz pour avoir mené des activités minières sans permis environnemental. Cette procédure a été suspendue en décembre 2020… au motif que la carte d’identité du patron de Vencol Mineral n’a pas été retrouvée et qu’il était dès lors impossible de l'identifier pleinement ! [Les journalistes qui ont enquêté pour Cuestión Pública indiquent qu’ils ont trouvé sans problème son nom et son numéro d'identification dans des bases de données publiques]. Un associé d’Ortiz, Victorino Parado, a pour sa part été condamné en 2017 à une amende de 427 millions de pesos (110.000 dollars) pour des infractions environnementales. En avril 2021, cette amende restait impayée.

Le dossier judiciaire ne précise pas en quelle année le réseau a transféré ses activités de Río Quito au village de San Miguel, dans le sud du Chocó. Mais il explique qu'une fois sur place, il a créé une nouvelle société, Dragados San Miguel S.A.S. En 2013, le réseau fonctionnait à plein régime, et il n'était pas le seul. Cette même année, le Codechocó, l'autorité environnementale régionale, estimait que sur le fleuve Atrato et ses affluents, comme la rivière Quito, il y avait 200 installations minières et 54 dragues. En 2015, le Centre d’Études Tierra Digna, au nom de plusieurs conseils communautaires, a déposé une tutelle pour sauver l'Atrato de l'exploitation minière illégale. Un an plus tard, la Cour constitutionnelle a donné raison aux communautés. Les autorités ont renforcé les opérations de contrôle, mais l'activité du réseau s'est poursuivie. L'organisation a simplement descendu deux dragues dans le village de San Miguel, municipalité de Medio San Juan : « C'est tellement rentable que si une drague) est brûlée par les autorités), le lendemain il y en a deux nouvelles ».

Erbin Velásquez Mosquera, ingénieur en environnement de l'Université technologique de Chocó et ancien entrepreneur de Codechocó, a visité deux des dragues de Vencol, d'une grande puissance d'extraction, dans la communauté de Paimadó, sur le Río Quito, en 2013. « Le premier impact a été de voir qu'ils avaient détourné le lit de la rivière. Ils ont ouvert une brèche là où ils avaient besoin d'eau. Ils l'ont asséché, ils l'ont inondé comme bon leur semblait. Ils ont coupé toute la zone, ils ont installé les machines. L'eau n'était plus limpide ».

Dans le village de San Miguel, la rivière aurait également été touchée. « Plusieurs hectares ont été impactés, il y a des niches écologiques qui ne seront pas récupérées », confie un défenseur de l’environnement.


Le Río Quito dévié par les activités minières illégales. Photo Steve Cagan​.


Des « dommages irréversibles » à l'environnement

Il y a une vingtaine d'années, le fleuve Quito était un énorme serpent doré dont le cours traversait la jungle dense du Chocó, l'une des régions les plus riches en biodiversité au monde. Les images satellites montrent sa majesté, aujourd'hui dévastée par l'exploitation minière illégale. Tout ce qui reste de la rivière est un lit déformé contaminé par le mercure. Il existe également de petites îles formées par la terre expulsée par les dragueurs. Tout autour, il y a des hectares où la forêt a été dévorée.

L'avocate Angela Salazar, ancienne conseillère de la société Talbras, aujourd’hui spécialiste des questions liées à l'exploitation minière, explique que l'exploitation minière fluviale illégale cause des « dommages irréversibles » à l'environnement et génère le « déplacement massif de la faune ». Une étude sur la qualité de l'eau dans le département a constaté qu'en 2017, la pollution était élevée dans la rivière Quito. La même année, la déforestation dans le Chocó a dépassé 13 000 hectares. En Colombie, sur les 98 000 hectares consacrés à l'exploitation de l'or, 66 % sont utilisés pour l'extraction illégale, selon un rapport des Nations unies.

Dans le Chocó, la situation est pire. Le département se classe au deuxième rang pour la production d'or, mais 90 % de celle-ci est réalisée illégalement, selon Giovanni Ramírez, qui a travaillé à l'Institut de recherche environnementale du Pacifique. En 2017, le contrôleur a trouvé 200 sociétés minières à Rio Quito, mais seuls quatre titres miniers avaient été accordés.


Là où il y a de l'or, il y a des paramilitaires.

Toute organisation criminelle liée à l'exploitation minière illégale dans le Chocó doit négocier avec les groupes armés. Tous les groupes prennent leur part, y compris les forces de sécurité, explique un dragueur qui a demandé à ne pas être nommé pour des raisons de sécurité : «Huit pour cent (des bénéfices de l'or) vont aux paramilitaires. (En outre), un ou deux policiers ou soldats se rendent à la drague (et disent) : 'bien, nous venons chercher notre part'. Chaque dragueur sait qu'il sort 20 ou 30 millions de pesos (soit l'équivalent de 5 500 à 8 260 dollars) de son sac et les leur donne ». Selon ses calculs, une drague rapporte jusqu'à 400 millions de pesos (103.000 dollars) par mois. En échange de l'argent, les membres des forces de sécurité les informent à l'avance des opérations menées contre les mines illégales. Angela Salazar déclare que le paiement des pots-de-vin dans le Chocó est un secret de polichinelle : «Soit vous payez, soit ils vous kidnappent, soit ils vous tuent». L'ancien procureur général adjoint, Jorge Perdomo, explique pour sa part que le commerce des minéraux précieux «est devenu un important moyen de subsistance économique pour les organisations criminelles». Entre autres raisons, il cite «la facilité de transport du produit, l'existence d'un marché légal qui - dans certains cas - se mêle à l'illégalité et rend sa traçabilité presque impossible». À cela s'ajoute «l'abondante demande de minéraux dans les pays développés. Cela fait de l'exploitation minière illégale une source de financement plus rentable que le trafic de drogue lui-même».


L'ombre mortelle du mercure

Selon des rapports du bureau du médiateur, repris par la Cour constitutionnelle, dans les communautés indigènes de Quiparadó (peuple Wounan) et Juinduur (peuple Emberá), qui vivent dans le bas Atrato, trois mineurs sont morts et 64 autres ont été empoisonnés par de l'eau contaminée en 2013. Un an plus tard, le médiateur a signalé la mort de 34 enfants pour des raisons similaires dans la communauté indigène Embera-Katío sur le bassin de la rivière Andágueda, à quelque 36 kilomètres de Río Quito.

Le mercure est utilisé dans les mines d'or. L'Organisation mondiale de la santé considère qu'il peut être toxique pour le cerveau, les systèmes nerveux et immunitaire, le système digestif, la peau, les poumons, les reins et les yeux. Rivière Quito, Chocó. Novembre 2020.

L'Organisation mondiale de la santé affirme que le mercure peut être toxique pour le cerveau, les systèmes nerveux et immunitaire, le système digestif, la peau, les poumons, les reins et les yeux. En 2016, le ministère de la Santé, l'Institut national de la santé et l'Université de Córdoba ont mené une étude auprès de 1 096 personnes de 11 municipalités du Chocó. 47,3 % (519) étaient intoxiqués par le mercure. Ce produit chimique affecte également les poissons. Une étude de l'université de Carthagène a révélé que dans les zones minières, certaines espèces du Chocó dépassent trois fois les limites autorisées de concentration de mercure.

En raison de la contamination et des risques sanitaires, une interdiction totale du mercure pour l'exploitation minière en Colombie est entrée en vigueur en juillet 2018. Mais la mesure n'a rien changé, pas même dans les opérations judiciaires de répression de l'exploitation minière illégale. Les importations de mercure et son arrivée dans les dragues restent intactes, selon un dragueur.


Impunité

Moises Ortiz, Walter Cordero, Anthony Camargo, Lainer Arboleda et Jose German Arboleda, membres du réseau mafieux qui extrayait de l'or sans titre minier ni permis environnemental, ont été condamnés le 30 août 2019 à quatre ans de prison et à une amende de près de 12 milliards de pesos (3 millions de dollars). Aucun n'est allé en prison. Le tribunal pénal de Quibdó leur a accordé une suspension conditionnelle de la peine sous surveillance, contre une caution de 4 millions de pesos (environ 1.000 dollars) !

« Cela me rend triste de voir qu'il existe des cas comme celui-ci dans lesquels seuls les pions sont capturés et les dirigeants sont laissés indemnes », déclare une autorité judiciaire proche du dossier. Dans le registre des propriétés de Miami, aux États-Unis, Jalali Bidgoli, sa femme Viviana Vargas-Jalali et leur réseau de sociétés ont accumulé 12 propriétés en avril 2021. Les actifs valent 22 millions de dollars. L'empire de Jalali Bidgoli s'étend à deux propriétés d'une valeur de 7,7 millions de dollars, achetées par sa société Sahel Corp, où se trouve l'hôtel Ocean Five à Miami. À l'adresse de l'une des propriétés se trouve également une société portant le même nom que celle qu'ils avaient en Colombie : Tala International Mineral Trading Llc. Il est également lié à au moins 43 entreprises en Floride, selon Sunbiz, le registre des entreprises de cet État, et sa présence commerciale s’étend à des paradis fiscaux tels que les Bahamas et le Panama. Mohit-Kermani, pour sa part, a acheté en 2004 une maison à Miami évaluée à 7,1 millions de dollars.

Voitures de sport, luxueuses propriétés à Miami : le train de vie de Hassan Jalali Bidgoli et de son associé Amir Mohit-Kermani brille d’un éclat insolent face à l’extrême pauvreté du Chocó colombien.


Nota bene – Cet article est la traduction (adaptée et complétée) d’une enquête menée par Cuestión Pública, média d’investigation colombien et la Ligue contre le silence (Liga contra el silencio) avec l’OCCRP (Organized Crime and Corruption Reporting Project) avec la collaboration de journalistes du Miami Herald et du Nuevo Herald. Article original sur Cerostetenta : https://cerosetenta.uniandes.edu.co/una-mafia-devasto-la-selva-en-choco/

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