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Saïgon, 30 avril 1975. Une victoire au goût de cendres

Dernière mise à jour : 3 mai

Le 30 avril 1975, la prise de Saïgon par les troupes nord-vietnamiennes.



Il y a cinquante ans, le 30 avril 1975, les troupes nord-vietnamiennes prenaient Saïgon. Après trente ans de guerre, des millions de morts, des paysages criblés de cratères et une société à reconstruire : en 1975, le Vietnam sort exsangue d’un conflit d’une violence inouïe. De la fin de la domination coloniale française à la réunification, en passant par l’enfer des bombardements américains et l’écocide de l’agent orange, Michel Strulovici, envoyé spécial au Vietnam de L'Humanité en novembre 1975, témoigne du long cheminement d’un peuple meurtri vers la paix, la dignité et la transformation économique. Entre mémoire des drames et espoirs du renouveau, une plongée au cœur de l’histoire contemporaine vietnamienne.


« Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir. » 

Frantz Fanon, Les damnés de la terre.

 

En avril 1975, à Saïgon, des uniformes de l’armée sud-vietnaminne abandonnés. Photo Jacques Pavlovsky.


Nous survolions un territoire tavelé de milliers de cratères, des impacts de bombes en continu comme des cicatrices après une maladie de peau. Nous constations là, effarés, les stigmates des bombardements "en tapis".

A 5.000 mètres d'altitude nous apparaissaient également des espaces "chauves" comme la surface de la Lune. Ma famille et moi, dans un coucou de la China Airlines, nous arrivions, le 30 novembre 1975, à Gia Lam, à Hanoï, au pays des héros de ma jeunesse.


Nous avions fait une escale de quelques jours à Moscou où l'atmosphère générale, brejnevienne, était détestable. Puis nous fîmes escale à Pékin, baigné par une lumière d'automne, au ciel d'un bleu profond. Escale délicieuse, car les Chinois faisaient assaut d'amabilité. Pourtant leur pays vivait sous la terrible emprise de la « Bande des Quatre » (1). A l'époque, nul n'aurait envisagé qu'un vol direct relierait Paris à Hanoï ou à Saïgon, tant la présidence française avait pris comme un affront la victoire des communistes vietnamiens.  


Corrections à suivre

Je venais remplacer mon ami Alain Wasmes qui avait suivi, pour L'Humanité, la terrible guerre américaine contre les peuples du Vietnam, du Laos et du Cambodge (2). L'affrontement de trente ans s'était achevé le 30 avril 1975. A 11 h 30, ce jour-là, les chars du Nord, allié des Forces de Libération du Sud (les Vietcongs comme les appelaient les Américains) avaient défoncé les grilles du Palais présidentiel, à Saïgon. Le colonel nord-vietnamien Bui Tin (3) recevait la capitulation de l'éphémère et dernier président du Sud, le général Minh - "Big Minh" pour les intimes et la presse internationale.


Nouveau correspondant du quotidien communiste, j'allais vivre trois ans durant, de visu, les efforts de reconstruction de deux pays, Le Vietnam et le Laos, incroyablement meurtris, où les oppositions, les contradictions au sein du peuple comme disait Mao, ne s'étaient pas tues par magie. L'accès au Cambodge me fut refusé par les Khmers rouges qui avaient comme passion l'extermination de leur propre peuple. Je n'y partirai en reportage qu'une fois Phnom Penh débarrassé des Khmers rouges : en janvier 1979, les forces militaires vietnamiennes, aux côtés d'alliés khmers, avaient libéré le peuple cambodgien du massacre en continu organisé par Pol Pot et ses amis.


Je reviendrai au Vietnam, au Laos et au Cambodge plusieurs fois et y suivrai alors le retour à la vie après l'enfer de longue durée qui marqua au cœur ces peuples. Car la tragédie dura trente ans. Plus quatre ans de régime Khmer rouge pour le Cambodge. Et les suites de la guerre, de longues années encore. Comme un travail de deuil qui n'en finit pas.

 

Le port de la ville de Haïphong, qui fut bombardé le 3 novembre 1946


D'Argenlieu déclenche la guerre


Le coup d'envoi du conflit indochinois fut tiré le 3 novembre 1946. Ce jour-là, sans prévenir, la ville portuaire de Haïphong fut soumise aux pilonnages des obus de l'escadre, en rade. L'ordre venait de l'amiral Thierry Georges d'Argenlieu, nommé gouverneur général et commandant en chef en Indochine par De Gaulle. Pau Mus (4), le conseiller politique du général Leclerc (qui savait s'entourer), après une enquête de huit jours menée avec les autorités de la marine, dénombra 6.000 morts parmi les civils vietnamiens. Soit 10% de la population de la ville. Les canonnades étaient censées répondre à une escarmouche entre quelques douaniers français et quelques membres des troupes de Giap, dans les rues du port.


La provocation de d'Argenlieu, particulièrement meurtrière, et en toute connaissance de cause, tentait de montrer la toute puissance militaire française. Elle visait à stopper là toute velléité de résistance. Elle visait également à saboter les négociations en cours engagées à Fontainebleau entre Ho Chi Minh et le gouvernement français, depuis l'été 46. La tuerie de masse du port de Haïphong mit fin au possible compromis, voulu par Ho et le général Leclerc. Une guerre de trente ans débutait.

 

Démonstration fut faite ce 3 novembre là, s'il en était besoin, qu’il est possible de communier religieusement, tôt le matin, puis, l'après-midi, de devenir un criminel de guerre. D' Argenlieu, Père de la Trinité au Carme d'Avon, avant de rejoindre la marine, avait choisi le goupillon puis le sabre pendant l'occupation auprès de De Gaulle.  Sa mission de boutefeux en Indochine étant terminée, l'Amiral retournera à son couvent. Nul ne sait s'il tenta d'y expier ses fautes. Nul ne sait même s’il les identifia.


D'Argenlieu et ses partisans, c'est à dire les propriétaires de plantations et des brasseries, les prêtres et les patrons de bordels, les traditionnels exploiteurs ignares des colonies, les trafiquants de la piastre et de l'opium, étaient persuadés qu'une canonnade de plusieurs heures allait régler le problème de cette République démocratique du Vietnam proclamée par Ho Chi Minh le 2 septembre 1945, place Ba Dinh à Hanoï, devant un peuple en liesse.

 

De Gaulle et les gouvernements qui le suivirent auraient écouté le général Leclerc plutôt que le mystique amiral, l'histoire de la France en eût été changée. La décolonisation promise par étapes par le général De Gaulle lui-même dans son discours de Brazzaville le 30 janvier 1944, aurait alors pris un chemin pacifique pour tout l'Empire. Nos liens avec ces pays libérés seraient devenus de qualité. Et, les peuples d'Indochine n'auraient connu ni les morts par millions, ni la dévastation de leurs pays. (5)

 

De Gaulle et D’Argenlieu furent alors atteints d'un mal dénoncé par Machiavel dans son fameux Prince : « Le mépris et la haine sont sans doute les écueils dont il importe le plus aux Princes de se préserver. ». De Gaulle, à Phnom Penh le 1 septembre 1966, concéda très incidemment son erreur d'analyse indochinoise, dans son fameux discours sur la guerre américaine en cours. Ce jour-là, devant un Prince Norodom Sihanouk enamouré et 100.000 Cambodgiens réunis dans le stade olympique de la capitale, le Général s'adressa aux dirigeants américains. Il leur rappela comment il avait mis fin à la présence française en Algérie et ajouta à l'adresse des dirigeants américains, un « partez d'Indochine » sans équivoque :

« La France le dit au nom de son expérience et de son désintéressement (…)  Elle le dit, enfin, avec la conviction, qu'au degré de puissance, de richesse, de rayonnement, auquel les États-Unis sont actuellement parvenus, le fait de renoncer, A LEUR TOUR, à une expédition lointaine dès lors qu'elle apparaît sans bénéfice et sans justification et de lui préférer un arrangement international organisant la paix et le développement d'une importante région du monde, n'aurait rien, en définitive, qui puisse blesser leur fierté, contrarier leur idéal et nuire à leurs intérêts. Au contraire. »


Ah, comme ce « A leur tour » vaut autocritique, mais n'absout pas l'aveuglement et ses effroyables conséquences !

En haut : Des enfants sortent la tête d'un abri anti-bombes à l'extérieur de l'hôtel Métropole en 1968.

En bas : Dans les rues de Saïgon, en 1975.


Photos Thomas Billhardt. Photographe allemand, Thomas Billhardt s’est rendu pour la première fois au Vietnam en 1967 et y a effectué au total sept voyages entre 1967 et 1975. Il a immortalisé la vie quotidienne à Hanoï et dans le Nord du Vietnam pendant les années de guerre, capturant à la fois la souffrance, la résilience et l’espoir de la population. Ses photos montrent des scènes de ruines, de files d’attente pour l’eau, d’enfants jouant malgré les bombardements, ou encore de soldats et de civils confrontés à la violence du conflit. Ses ouvrages photographiques les plus marquants incluent Pilotes en pyjama (1968), Aspiration à la paix : Vietnam (1973), Hanoï - Jours avant la paix (1973), Les jours paisibles (1973), et Visages du Vietnam (1978). Il a travaillé pour l’UNICEF à partir de 1987, poursuivant son engagement en faveur des enfants et des victimes de conflits à travers le monde. En 2020, il a publié un livre photo intitulé Hanoï 1967-1975 et organisé une exposition éponyme dans la capitale vietnamienne. A cette occasion, il a été honoré lors de la cérémonie des prix "Bui Xuan Phai - Pour l’amour de Hanoï", organisée par le journal Thể Thao & Văn Hóa (Sports & Culture) de l’Agence vietnamienne d’information (VNA).

Arrivée au pays des héros


Nous arrivions donc dans la capitale vietnamienne, traversant, au milieu d'une cohue de vélos et de porteurs de palanche, le pont Long bien, (anciennement pont Paul Doumer, construit par Gustave Eiffel) le seul, enjambant le Fleuve rouge, toujours debout malgré les multiples attaques de l'US Air Force (aujourd’hui, les ponts sont au nombre de six). Nous roulions au cœur d'une ville qui avait tant marqué la conscience de ma génération, en France et dans le monde entier. Comment ne pas se souvenir des « Ho, Ho, Ho Chi Minh, Che, Che , Che Guevara » scandés dans toutes nos manifs.


Nicole, mon épouse, Aurélien, mon fils de 18 mois et moi, nous entamions notre parcours du pays des héros. Bien sûr, les désaccords étaient nombreux entre eurocommunistes français et communistes vietnamiens, confucianistes et souvent maoïstes. Mais comment ne pas être mangé par le sectarisme quand on a combattu sans interruption pendant trente ans pour obtenir son indépendance nationale ? 


Il suffisait de se promener autour de notre hôtel, le Thong Nhat  (La Réunification), qui, aujourd'hui, a retrouvé son nom d'avant 1954, le Métropole et ses cinq étoiles, pour constater les destructions de la guerre. En face de l’hôtel, des abris individuels, creusés sur les trottoirs pour se protéger des bombardements, comme des stigmates parsemaient les rues. Dans les alentours immédiats, l’hôpital Bach Mai était en grande partie en ruines, comme un certain nombre d'entreprises et d'habitations.


Du 18 au 29 décembre et tout particulièrement la nuit de Noël 1972, les B52 de l’US Air Force avaient pilonné la capitale et le Haiphong, faisant 1.600 morts civils. Cette opération militaire d'envergure avait été inventée par Henry Kissinger et Nixon pour faire plier les Vietnamiens lors des négociations secrètes tenues à Choisy-le-Roi et à Gif-sur-Yvette et qui bloquaient. Là, Henry Kissinger et Le Duc Tho, le dirigeant vietnamien, s'affrontèrent au cours de vingt-cinq rencontres clandestines (6). Ces négociations dont l'essentiel avait été réglé après l'échec de l’offensive Nixon-Kissinger pour faire plier Hanoï, aboutirent, en pleine lumière, place Kleber, à Paris, en 1973.


Destructions et empoisonnement


Lors de mes déplacements à l’extérieur de Hanoï, je m'aperçus que l’ingéniosité paysanne avait transformé ces milliers de cratères de bombes en mares à canards. Mes déplacements, particulièrement celui qui, en 1976 en jeep, m’amena par la « route mandarine », chère à Paul Mus, de Hanoï à Sargon, permit de me rendre compte de l'étendue du désastre. Rappelons que sur les trois pays d'Indochine, de 1965 à 1973, 7,8 millions de tonnes de bombes furent larguées, dont plus de la moitié sur le Vietnam. Par comparaison, ce seul pays reçut plus que le total des 3,5 millions de tonnes de bombes larguées par les Alliés pendant toute la Seconde Guerre mondiale, sur tous les fronts (7).

 

Je me souviens particulièrement de ma visite à la ville de Quang Tri, proche du 17eme parallèle séparant le Nord et le Sud du Vietnam et qui fut un des lieux d'affrontement les plus violents du pays. Dans cette province, seuls 11 des 3.500 villages ne furent pas bombardés et détruits !  Nous étions en avril 1976 et il ne restait que ruines ici et dans toute cette province centrale. Le journaliste Craig Whitney du New York Times témoignait du désastre, le 29 septembre 1972 : « la ville de Quang Tri, autrefois une ville de 35.000 habitants, était un terrain vague méconnaissable de bâtiments détruits et de cratères » à la suite des bombardements américains et des tirs d’artillerie nord-vietnamiens. À l’intérieur de l’ancienne citadelle, il n’y avait rien – pas un arbre, aucun bâtiment, pas même un bunker – qui n’est resté debout. À l’extérieur, d’est en ouest et au sud, aussi loin que la ville s'étendait autrefois, il ne reste plus que des décombres, des cratères de bombes et des arbres déchiquetés. Les marines sud-vietnamiens ont mis des drapeaux sur des poteaux téléphoniques brisés car presque rien d’autre n’est plus haut qu’un homme dans la ville de Quang Tri aujourd'hui ».

 

Et il nous faut ajouter également, dans ce sinistre déluge, celui du terrible « agent orange », produit par les firmes américaines Monsanto (aujourd’hui Bayer) et Dow Chemical.  Entre 1961 et 1971, l'armée américaine fit usage de défoliants et d’herbicides sur le Vietnam, le Laos et le Cambodge. Dans le cadre de la mission, surnommée avec un humour noir sans pareille, Ranch Hand  ("ouvrier agricole") 90 millions de litres de produits chimiques furent déversés sur une zone couvrant 10 % du territoire vietnamien actuel – une surface équivalente à celle de la Belgique.


Les troupes américaines ciblaient les forêts et les plantations dans tous les alentours de la piste Ho-Chi-Minh afin de priver les combattants du Front national de libération du Sud-Vietnam, de cachettes et de vivres qui arrivaient du Nord. Les chimistes américains Jeanne et Steven Stellman ont estimé en 2003 que plus de 2 millions d’hectares de terrain ont été touchés par ces épandages de défoliants. L'écocide est patent et trouble, encore aujourd'hui, le vivant au Vietnam. Un certain nombre de "hotspots" ont également été décelés autour des lieux de stockages de ces poisons, dans les bases américaines. Certains des utilisateurs de l'armée US ont été d'ailleurs atteints par ces produits. Les deux chimistes cités estiment qu’entre 2,1 et 4,8 millions de personnes auraient été directement touchées par des épandages d’agent orange, entre 1961 et 1971. Les groupes concernés sont des civils et des soldats vietnamiens, ainsi que des militaires américains, australiens, sud-coréens et néo-zélandais. (8)

 

Au début de mon séjour, à Hanoï, en janvier 1976, le Professeur Ton That Tung, directeur de l’hôpital Bach Mai et membre de l'Académie de médecine de Paris, me raconta une curieuse histoire dont les causes mystérieuses venaient d'être résolues par les scientifiques chinois et vietnamiens. Les médecins de Chine du Sud, proches de la frontière avec le Vietnam, avaient constaté l'apparition de cancers primaires du foie chez un certain nombre de leurs patients. Jusqu'alors cette maladie y était inconnue. L’enquête de plusieurs mois révéla les causes de la multiplication de cette "épidémie" : la dioxine. Cette famille de molécules est partie intégrante de "l'agent orange" déversé sur les forêts du Nord Vietnam. Sous l'effet des pluies, elle se retrouvait dans les eaux du Fleuve rouge puis en mer. On sait que la dioxine est peu biodégradable, peu soluble dans l’eau et très soluble dans les graisses. Elle s'accumule donc dans les sols, les sédiments et se retrouve dans les aliments riches en graisses (viandes, poissons, lait, œufs). Transportée par ces courants remontant du Vietnam vers la Chine, les poissons absorbaient le poison. Pêchés, ils se retrouvaient sur les étals des marchés des alentours de Guangzhou. Consommés ces poissons dioxinisés empoisonnaient les Chinois.


Sculpture représentant un enfant victime de malformations à cause de l'agent orange, à Ho Chi Minh en 2004. Photo DR


La dioxine continue de tuer, aujourd'hui encore. Sa dégradation naturelle peut prendre des décennies, voire des siècles dans certains milieux, et ainsi elle s'accumule dans la chaîne alimentaire et dans les écosystèmes. Depuis la fin de la guerre du Vietnam, des associations ont engagé des procès contre les multinationales agrochimiques qui avaient développé ces produits en toute connaissance de cause. Les tribunaux ont rejeté leurs plaintes. Le dernier date du 22 août 2024. La Cour d’Appel de Paris en est l'auteur. Elle a débouté une des victimes de l'agent orange, la journaliste vietnamienne Tran To Nga. Celle- ci assistée par le Collectif Vietnam dioxine, fit face à 14 multinationales agrochimiques l’ayant produit ou commercialisé. Madame Tran couvrait, au Sud Vietnam, l'actualité des maquis. Elle avait perdu son bébé après son exposition directe au poison. La cour d'appel confirma ce jour sinistre là, l’argument « d’immunité de juridiction » dont se prévalent les sociétés incriminées (9). Merci Ponce-Pilate.

 

De cet écocide dont je fus témoin tout au long de mes voyages au Sud, l'un des plus spectaculaires fut la croissance de bananiers mutants dont les fruits mesuraient plus de 1mètre ! Les destructions considérables des villes et villages, la nature violentée, les plantations d’hévéas, par exemple, remplacées par un chiendent (« l'herbe américaine », comme l'appelait les Vietnamiens) sur des surfaces considérables autour des bases US pour empêcher les infiltrations du Viêt-Cong, les mines non explosées rendant l'agriculture difficile et dangereuse, et surtout, surtout les victimes par centaines de milliers.

 

En 1995, le gouvernement vietnamien dénombrait 1 million de combattants tués membres des « forces patriotiques », c'est à dire des militaires et des résistants de l'armée du Nord et du FNL du Sud. Il faut ajouter, à ce sinistre bilan, 4 millions de civils morts. Hanoï recensait également un million de blessés. Il nous faut ajouter 250.000 militaires sud-Vietnamiens tués et un million de soldats du sud blessés. Les États-Unis, de leur côté, ont perdu plus de 58.000 soldats, tués au combat et plus de 304.000 qui y furent blessés. En outre, plus de 21.000 Américains sont portés disparus (10).


Quand vous parcourez le pays, de Langson à l'ile de Phu Quoc, vous longez, tout au long des routes, des cimetières ou des stèles militaires par centaines. Et, à Washington vous pouvez parcourir le Mur des vétérans, long de 170 mètres, où figurent les noms des Gis tués au combat. A Hué, la capitale impériale, dans toutes les rues et chemins longeant les remparts de la citadelle impériale, des autels aux bâtons d’encens ponctuent votre route tous les dix mètres et embaument d'encens votre déambulation, comme dans un temple à ciel ouvert. Je me renseignais auprès d'un habitant du lieu sur la raison de ces installations, inhabituelles en pleine rue. « Nous rendons ainsi grâce aux âmes errantes de toutes les victimes des combats qui n'ont pas trouvé de sépulture » m'expliqua-t-il.


Ici, pendant le Tet 1968 (le Tet Mau) des combats opposèrent forces communistes et troupes américaines comme dans toutes les villes du pays. A Hué, autour et dans la citadelle de l'Empereur, pendant plus d'un mois, les affrontements furent d’une rare violence. Cette perte de proches a touché chacune des familles du pays. Il ne m'était pas rare de rencontrer des pères et mères âgés ayant perdu tous leurs enfants. Autant dire que pendant longtemps la guerre et ses drames furent omniprésents dans l'atmosphère du pays, dans ses manifestations et rituels politiques, sociaux, culturels et religieux.

 

Puis, je pus le constater, au rythme de l'arrivée de nouvelles générations dans la vie active, dès le début des années 90, la volonté de regarder ailleurs, vers une vie pacifique et heureuse, l'emporta. Venant à Hanoï alors pour y donner des cours de journalisme, organisés par mon ami Jérôme Kanapa et son organisme de formation audiovisuelle, le CIFAP (11), je restai un soir en sidération complète, non loin du Petit Lac devant un bar d'où sortait une musique rock tonitruante. Le nom du bistrot : "Apocalypse now". Je n'en croyais pas mes yeux. A l'intérieur une trentaine de jeunes gens chantaient, buvaient et dansaient comme à Bangkok à l'époque ou à Sargon autrefois.


Un tel désir de penser autrement l'avenir accompagna la transformation économique et sociale du pays. Comme en Chine s'instaura alors un « socialisme de marché ». Quand j'arrivai en 1975 à Hanoï, tous les Vietnamiens vivaient en état de manque de tout ce qui construit la vie quotidienne. Les visages étaient émaciés par la faim. « Radio bambou » comme on appelait à Hanoï la rumeur de la rue, évoquait de terribles famines dans le Nghe an, une province au sud de Hanoï, la région la plus pauvre du pays. Mais je remarquais également que chacun manifestait cette dignité propre aux peuples pauvres mais victorieux.


Certes, pour un temps, la guerre, sa terreur et sa violence n'existaient plus. Je dis "pour un temps", car au long de la frontière cambodgienne, les incursions meurtrières khmers rouges n'avaient cessé depuis 1975 (12). Pol Pot revendiquait le sud Vietnam comme terre khmère. Et Deng Xiao Ping, du 17 février au 16 mars 1979, fit attaquer par ses troupes le Nord du pays avec des incursions sur trente kilomètres tout le long de la frontière. Il voulait ainsi se venger de la prise, libératoire pour les Khmers, de Phnom Penh, par les forces de Hanoï et leurs alliés cambodgiens. Ce fut la première guerre officielle entre États se revendiquant du communisme. Mais, pour l'essentiel, ces violences n'étaient en rien comparables avec la guerre de trente ans que les Vietnamiens venaient de subir.


A Ho Chi Minh Ville (ex-Saïgon), ce 30 avril 2025, des percussionnistes célèbrent le cinquantième anniversaire

de la prise de Saigon et de la fin de la guerre du Vietnam. Photo Richard Vogel / AP.


Doi Moi : le renouveau

                                           

Le Pays se réunifia, à toute vitesse, contrairement aux déclarations officielles qui affirmaient une construction, pas à pas, de l'unité. En juillet 1976, le Vietnam était réunifié. Et pour reconstruire le pays dévasté, le Parti communiste au pouvoir suivit, en succession, plusieurs voies très différentes, sinon opposées. Tout d'abord, les communistes vietnamiens tentèrent d'appliquer les recettes de ce qu'ils pratiquaient depuis si longtemps, le communisme de guerre. Pour maîtriser l’activité économique, du Nord au Sud, quelles que soient les disparités liées à l'histoire, ils tentèrent une mise au pas et une mainmise sur toutes les industries, l'agriculture et les commerces et notamment celui du riz. Cela ne changea pas profondément la manière de produire et d'échanger du Nord. Mais cela tourna à la catastrophe dans ce Sud qui avait été colonie (qui avait donc vécu avec les lois françaises) alors que le Nord restait un protectorat.


Le Sud avait ensuite vécu à l'heure américaine, où le dollar faisait la loi et où la comptabilité analytique était reine. A Saïgon (aujourd’hui Ho-Chi Minh Ville), le gouvernement américain avait déversé, depuis le milieu des années 1960 jusqu’à la fin de sa présence, un milliard de dollars par an. L'appareil d’État sud-vietnamien, les généraux en premier lieu, en subtilisaient l'essentiel. Quand le Président Thieu et son ami-ennemi, le général d'aviation Cao Ky fuirent vers les États-Unis, ils rapatrièrent, en quelque sorte, en lingots d'or, des centaines de millions de dollars reçus. Mais toute la population de Saïgon en profita par une sorte de ruissellement ininterrompu, jusqu'au peuple survivant sans travail, déraciné des campagnes, dans les bidonvilles surplombant les marigots. Cette aide s’évanouit au départ des troupes US.


Au Nord, les subventions soviétiques avaient également été stoppées et remplacées par des échanges d’État à État. Pour payer les traites, des milliers de Vietnamiens vendaient, dans les pays du bloc soviétique, leur force de travail. La situation économique était proche de la faillite.


Pendant les années de ma présence et jusqu'au milieu des années 1980, le succulent riz vietnamien était exporté pour obtenir de précieuses devises. Pour nourrir sa population le gouvernement importait des brisures de riz qu'en Occident on utilise pour fabriquer de la nourriture pour chiens. Et tout était à l'avenant. Au Sud, plus prospère, la totalité du commerce de riz était aux mains de Cholon, la partie chinoise de la ville qui, après avoir entretenu des relations amicales avec les troupes américaines et l’île nationaliste de Taïwan, avait soudainement ralliée Pékin, devenu un ennemi du Vietnam unifié. Pour paraphraser Mauriac, je dirai que Pékin aimait tellement son voisin du sud, qu'il préférait qu'il y en ait deux.


Tout fut problème dans ce pays libéré de la présence étrangère et enfin réunifié, mais sans productivité et avec une absence quasi complète d'investissements nationaux et étrangers. Le Parti communiste s’entêta pourtant dans l'application d'une ligne idéologique impossible. Mais le pragmatisme de nombre de cadres de l’État et du Parti finit par l'emporter ; d'autant que la glasnost et la manière Deng Xiao Ping firent des émules au Vietnam. Lors d'un congrès du Parti en 1986, une conception totalement à l'opposé de l'ancienne fut adoptée. Le Doi Moi (le Renouveau) était né.  Ceux qui l'emportèrent avaient adopté la formule de Deng : « qu’importe que le chat soit noir ou gris, pourvu qu'il attrape la souris ».


Le Doi Moi s'exerça tout d'abord en réformant la théorie et la pratique économique et fit passer le Vietnam d'une économie socialiste dirigée vers une économie dite socialiste de marché. Cette nouvelle donne prônait notamment l'ouverture du pays aux investissements étrangers, s'inquiétait des questions liées à la productivité des investissements et du travail et supprimait les coopératives à la campagne en redistribuant la terre aux paysans. Une privatisation fondamentale et qui produisit de rapides effets.


Durant la période 1976–1980, les rendements rizicoles stagnaient aux alentours de 1 à 1,5 tonne par hectare, bien en deçà des possibilités. Les terres dévastées et toujours infestées de mines expliquaient, en partie, ces faibles résultats. Mais l'usage limité de technologies modernes, la rareté des engrais, semences améliorées et des systèmes d'irrigation inefficaces en étaient la cause essentielle. Le modèle de la coopérative avec son manque de flexibilité et l'absence d'incitations, accentuait le désastre.


En 1986, le Doi Moi commença par très rapidement moderniser et "libéraliser" le secteur agricole. En quelques années, ces réformes permirent d’améliorer considérablement les rendements et la qualité du riz, et transformèrent le tonnage produit. Le Vietnam en devint même un des leaders mondiaux vers la fin des années 1980. Touchés par une grâce productiviste et avec des réformes, qui leur permettaient de vendre le surplus de leur production au marché "libre", les paysans améliorèrent leurs revenus et enrichirent le pays. Le nouveau cours se concrétisa en 2007 par l'adhésion du pays à l'OMC. Elle fut vécue par le parti communiste comme une victoire.


Que pensent donc les dirigeants vietnamiens quand ils viennent se recueillir devant le corps momifié de l'Oncle Ho, dont ils ont jeté aux oubliettes les principes et les recommandations ? Je me souviens d'avoir vécu ce passage, périlleux tant il marqua la transformation idéologique du parti. A la sortie de la guerre, figurait sur tous les murs des villes, des villages, sur les banderoles tendues entre les immeubles cette citation de Ho Chi Minh : « Rien n'est plus précieux que l'indépendance et la liberté ». Partout. Puis, subrepticement, ce slogan disparut au profit d'une autre formule toujours attribuée à l'Oncle Ho : « Tout faire pour le bonheur du peuple. » Le tour de passe-passe était joué.


Aujourd'hui, le Vietnam est devenu une destination bienheureuse pour les grandes entreprises internationales, notamment en raison de ses bas coûts de main-d'œuvre comme de son marché intérieur en expansion. Il faut dire que les chiffres fournis par les organisations internationales sont époustouflants. En 1975, le Vietnam comptait 46,5 millions d'habitants. Ils sont aujourd'hui103,5 millions d’habitants (13). Dans le même temps, le PIB du Vietnam est passé d'à peine 4 milliards de dollars à près de 480 milliards de dollars !


Revers de la médaille, constaté au Vietnam, comme en Chine, au Laos et au Cambodge, cette expansion époustouflante s'est accompagnée d'inégalités sociales croissantes. Le système capitaliste, au Vietnam, même baptisé « socialisme de marché », crée comme partout des fractures sociales. Les distances entre les classes sociales sont devenues considérables et ont aboli l'esprit de fraternité qui présidait au rapport entre citoyens, à l'époque de la lutte pour l'indépendance de la patrie. Nombreux sont ceux qui ont profité d'une amélioration de leur vie quotidienne, mais certains nostalgiques pleurent un pays où la solidarité villageoise nimbait toutes les consciences. Ou le proverbe « Venir en aide aux autres, c’est s’enrichir » ("Làm phúc cũng như làm giàu") avait force de loi.

A la fin du chapitre consacré au Vietnam, dans mes Évanouissements, Chroniques des continents engloutis, je m'interrogeais : « Comment ces sociétés auraient-elles pu être sourdes au chant tentateur des sirènes ? Comment peut-on échapper au glissement du bonheur individuel mutant en un égoïsme sans rivage ? Ces interrogations hantent les progressistes du monde entier ». Je crois que la réponse à ces questions est toujours à chercher. Là-bas, comme ici et partout ailleurs.


Michel Strulovici


NOTES


(1). « La Bande des quatre » était composée de la femme de Mao, Jiang Qing, qui la dirigeait de facto. Appartenaient à ce groupe, trois de ses proches,  Zhang Chunqiao (membre du comité permanent du Bureau politique), Yao Wenyuan (membre du Comité central), et Wang Hongwen (vice-président du Parti). Le sinologue Simon Leys y ajoutait Mao, avec juste raison, et qualifiait de « bande des cinq » ce groupe qui dirigea la Chine jusqu'à son expulsion manu militari du pouvoir en 1976, juste après la mort de Mao. Leur successeur fut Deng Xiao Ping.

 

(2). Alain Wasmes a écrit le premier livre, en France, sur la victoire vietnamienne, le très informé La peau du pachyderme, publié par les Éditions sociales, au début 1976. Le titre utilise une citation de Ho Chi Minh qui prévoyait :« Vous verrez, le pachyderme y laissera sa peau », une métaphore pour dire que la persévérance et le courage du peuple vietnamien abattront le pachyderme américain. Et Ho eut raison.

 

(3). L'histoire du colonel Bui Tin est des plus signifiantes. Le jeune intellectuel, né dans une famille de lettrés, rallia le Vietminh et participa à la bataille de Dien Bien Phu où il fut blessé. Comme journaliste, il sera aux côtés des forces nord vietnamiennes dans l'offensive finale sur Saïgon. Il deviendra, par la suite, rédacteur en chef adjoint du quotidien du Parti communiste vietnamien, Nhan Dan ("le Peuple"). Témoin de l'application d'une ligne politique qu'il juge totalement erroné, il profite en 1990 d’un voyage en France, où il vient participer à une conférence organisée par L'Humanité, pour demander l’asile politique. Bui Tin publiera un livre choc,1945-1999, Vietnam la face cachée du régime (traduction Marc Bloch, préface de Jean Lacouture, Paris. Éd. Kergour, 1999).                                                          

 

(4). Paul Mus fut l'un des meilleurs spécialistes de l'Asie du Sud-Est et de ses des religions. En 1946, il devient titulaire de la chaire de civilisations d'Extrême-Orient au Collège de France après avoir été parachuté pendant la guerre en Indochine du nord, au Tonkin, en tant que Commissaire de la République, tout comme Jean Sainteny et Pierre Messmer, pour le compte de la Résistance. Conseiller du gouvernement de de Gaulle pour l'Indochine il  prône une politique de décolonisation pour la France, rendue publique dans ses articles publiés dans le journal Témoignage chrétien à la fin des années 1940 (Wikipédia). Il est l'auteur d'un livre remarquable, Viêt-Nam, sociologie d'une guerre (Éditions du Seuil, coll. Esprit / Frontière ouverte, 1952). Dans cet ouvrage figurent une cinquantaine de pages de description exceptionnelle de la route vietnamienne, comme emblématique du pays.

 

(5). La guerre française d'Indochine (1946-1954) a fait environ 500.000 victimes. Parmi elles, on estime que 75.581 soldats de l'Union française ont perdu la vie, dont 20.685 Français. Du côté du Việt Minh et de ses alliés, les pertes sont estimées à 300.000 morts. En plus des pertes militaires, environ 150.000 civils ont également été tués.

 

(6). Le journaliste Daniel Roussel qui fut un de mes successeurs comme correspondant de L'Humanité au Vietnam, Laos et Cambodge a réalisé sur ces négociations secrètes un remarquable document “Guerre du Vietnam, au cœur des négociations secrètes” sorti en 2014.

 

(7). Pendant la guerre d'Indochine (1946-1954), les bombardements ont été massifs, mais les chiffres précis du tonnage des bombes larguées sur le Vietnam, le Laos et le Cambodge sont moins documentés que ceux de la guerre du Vietnam qui a suivi. Le Laos, pendant la guerre américaine, a été particulièrement touché, avec plus de 2 millions de tonnes de bombes larguées par les États-Unis entre 1964 et 1973, soit environ 600.000 missions de bombardement.  Quant au Cambodge, il a subi des bombardements massifs entre 1963 et 1970, avec des estimations allant de 108.000 à 539.000 tonnes de bombes larguées.

 

(8). Voir l'article de la chercheuse Anne Nguyen du 25 juillet 2023 sur GRIP (Groupe d’information sur la paix et la sécurité) intitulé :« L’Agent orange au Vietnam : la violence lente de la guerre à travers la destruction des écosystèmes 

 

(9). A lire : Tran To Nga, Ma terre emposionnée, éditions Stock, 2016 (ICI) .

 

(10). Ces derniers chiffres ont été publiés par le Vietnam Veterans Memorial Fund (VVMF). 

 

(11). Jérôme Kanapa dirigea ce centre de formation aux professions audiovisuelles (CIFAP) avec maestria. C'est à ce titre qu'il organisa plusieurs stages de formation à Hanoï, auxquels je participais. Jérome avait le Vietnam tant au cœur qu'il épousa une cinéaste vietnamienne, mon amie Cam Tho. Il avait été le réalisateur, entre autres, d'un film marquant, avec Jean Lacouture et Philippe Devillers, La République est morte à Dien Bien Phu. Il réalisa un document rare sur la piste Ho Chi Minh pour la télévision publique en 1982. Il fut en effet le premier à pouvoir y tourner. Jérôme était mon ami. IL est décédé en juillet 2014.

 

(12). Voir mes Sorties de guerre : Vietnam, Laos, Cambodge. 1975-2012, Éditions Les Indes savantes, et Évanouissements, chroniques des continents engloutis, Éditions du Croquant. 

                                                                                       

(13). Le Laos avait 3 millions d'habitants en 1975, près de 8 millions en 2025. Le Cambodge, avait en 1975, 6 millions d'habitants et 18 millions en 2025 !


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