Savoir et comprendre. Le chemin tortueux de la paix en Colombie / 03

Comment, sous des apparences démocratiques, un pays tel que la Colombie a-t-il pu engendrer un conflit qui a fait 9 millions de victimes en 50 ans ? Instaurée par l’Accord de Paix de 2016, la Commission de clarification de la vérité, présidée par un père jésuite, recueille des témoignages de victimes et d’acteurs du conflit armé, afin de comprendre les ressorts et engrenages d’une telle barbarie. Quitte à mettre en cause la responsabilité institutionnelle de l’État colombien.
Hier, ils s’entretuaient, avec beaucoup de « dommages collatéraux ». Le 5 août dernier, pour la première fois, certes par écrans interposés, Rodrigo Londoño, l’ancien chef de la guérilla des FARC, et Salvatore Mancuso l’ancien chef des Autodéfenses Unies de Colombie (AUC), le plus puissant groupe paramilitaire colombien (depuis le centre de détention à Atlanta, aux États-Unis, où il a été extradé en 2008 et où il termine de purger une peine de 13 ans de prison), se sont retrouvés face à face et devant dix-huit victimes pour reconnaître leurs responsabilités dans le conflit armé qui a déchiré la Colombie pendant plus de 50 ans, faisant 9 millions de victimes (déplacés, blessés, orphelins) dont près de 300 000 morts. Cette confrontation inédite était organisée par la Commission de clarification de la vérité, une instance mise en place dans le cadre de l’Accord de Paix signé le 24 novembre 2016 entre l’État colombien.
Résumé des épisodes précédents : si la signature définitive de cet Accord de Paix a été saluée par la communauté internationale, des oppositions demeurent en Colombie, y compris au plus haut sommet de l’État, et sa mise en œuvre ne ressemble pas vraiment à un long fleuve tranquille. Cinq ans plus tard, où en est la Colombie, où en est l’Accord de Paix ? Une enquête au long cours de la plateforme d’information Verdad abierta documente de façon très fouillée, avec de nombreux témoignages, les arcanes de ce pacte historique.
Premier constat : alors que l’actuel président Iván Duque (élu en 2017) a tenté de freiner ou de réduire la portée de certains points clé de l’Accord de Paix, la violence est réapparue en Colombie, avec plusieurs groupes armés qui cherchent à reprendre le contrôle de territoires délaissés par les FARC, profitant d’une grande passivité de l’État (A lire ICI).
Malgré embûches et blocages, certains dispositifs de l’Accord de Paix progressent toutefois. Il en va ainsi de la Juridiction Spéciale pour la Paix (JEP), qui a d’ores et déjà rendu plus de 50.000 décisions, et continue d’instruire des dossiers particulièrement sensibles (Lire ICI).
Le troisième volet de l’enquête de Verdad Abierta porte sur la Commission de clarification de la vérité (CEV), une autre instance instaurée par l’Accord de Paix, présidée par un jésuite, le père Francisco de Roux (qui a soutenu une maitrise en économie en France, à la Sorbonne). Cette « Commission vérité », qui n’a pas d’attributions judiciaires, a comme objectifs de « contribuer à la clarification de ce qui s'est passé ; promouvoir et contribuer à la reconnaissance des victimes ; promouvoir la coexistence dans les territoires ». Vaste programme, au regard d’un demi-siècle de conflit armé !
Victimes, mais aussi responsables d’actes criminels -ou, plus largement, du maintien d’une « politique de terreur »- sont invités à témoigner devant cette commission. Tous n’ont évidemment pas le même intérêt à mettre à jour la vérité sur ces sombres années. Le 16 août dernier, « auditionné » chez lui, dans la vaste et somptueuse finca où il est assigné à résidence, dans une « mise en scène » qu’il avait lui-même choisie, l’ex-président Alvaro Uribe a parlé pendant plus de cinq heures pour, au final, ne pas dire grand-chose. Les exécutions extrajudiciaires des « faux positifs », les liens avérés avec les groupes paramilitaires et le narcotrafic, la « doctrine Vietnam » qu’il avait élaborée pour lutter contre les FARC ? C’est à peine caricaturer que dire qu’à chaque fois, Uribe bottait en touche, genre « je ne sais pas de quoi vous me parlez ».
Il est peu probable que toute la vérité jaillisse des travaux de cette commission. Ainsi, que savaient, et encourageaient les États-Unis, soutien inconditionnel du régime colombien, des exactions commises par l’armée et/ou les groupes paramilitaires ? Mais d’importantes bribes de vérité sont apportées par les témoignages des victimes. Et pas seulement. Lors de son audition, le 5 août, Salvatore Mancuso (surnommé "Triple Zéro", il serait le responsable de plus de 300 meurtres dont le massacre de 34 paysans en 2004) a livré d’intéressantes informations sur le scandale de la « parapolitique », avec le « Pacte de Ralito » signé en 2001 entre les paramilitaires et des dizaines de responsables politiques afin de « refonder la patrie » et établir « nouveau contrat social » basé sur le « droit à la propriété ». Certes, c’est un secret de Polichinelle, sur lequel ont déjà enquêté, au péril de la vie, plusieurs journalistes (la Fédération pour la Liberté de la presse a enregistré 161 meurtres de journalistes de 1977 à 2000. Lire ICI). Mais les « révélations » de Mancuso apportent incontestablement de l’eau au moulin de la vérité. Il a raconté comment ses hommes travaillaient main dans la main non seulement avec l’armée, la police ou les services secrets, mais aussi avec les pouvoirs locaux pour à la fois combattre la guérilla au nom de la lutte anti-communiste, et pour accaparer des terres en déplaçant les paysans et en les forçant à vendre leurs propriétés pour un prix dérisoire.
De même, il est revenu sur les meurtres de plus de 3.000 militant.e.s élu.e.s progressistes et communistes de l’Union Patriotique à la fin des années 1980 : « L’Union Patriotique (UP) n’a pas été exterminée par les Autodéfenses Unies de Colombie mais par l’État. Lorsque l’UP a commencé à obtenir des résultats aux élections, la préoccupation est venue des institutions de sécurité de l’État et de certains secteurs économiques. Nous avions des listes de noms que nous donnait l’armée… »
On comprend mieux, dans ces conditions, que le simple fait de s’affirmer « de gauche » en Colombie, ou de simplement militer pour davantage de justice sociale (dans un pays où 40 % de la population vit désormais en dessous du seuil de pauvreté et 15 % dans l'extrême pauvreté) ait pu relever (et continue de relever dans certains secteurs) d’une extraordinaire bravoure.
Jean-Marc Adolphe
ENQUÊTE DE VERDAD ABIERTA
03 / Face au miroir de la vérité
Pendant plus de 50 ans, la Colombie a subi un conflit armé sanglant entre les forces de sécurité, les groupes paramilitaires, la guérilla et les réseaux de crime organisé. Le résultat a été la mort, la douleur et la destruction dans tout le pays, la plus grande partie étant supportée par les populations civiles. La Commission de la vérité doit relever le défi de clarifier ce qui s'est passé afin que cela ne se reproduise pas.

Des manifestants dénoncent l’assassinat de civils par l’armée entre 2002 et 2008,
devant le tribunal pour la paix à Bogota, en février 2020. Photo Daniel Munoz / AFP.
Lorsque la dégradation du conflit armé a atteint son paroxysme, la majeure partie de la société colombienne a préféré détourner le regard ou a dû le faire pour pouvoir continuer d’avancer face à l'impuissance. Alors que les campagnes se noyaient dans le sang et étaient dépeuplées par les armes de différents groupes qui prétendaient protéger le peuple et lutter pour une patrie meilleure, l'indifférence grandissait et beaucoup tournaient le dos à cette réalité. La réaction fut identique face à la répétition des assassinats et des attentats perpétrés avec toutes sortes d'explosifs.
Cependant, dans moins d’un an, le pays va devoir affronter un miroir gênant : la vérité sur la façon dont ce conflit est arrivé à faire près de 9,2 millions de victimes, avec des records aussi absurdes que celui de compter plus de disparus que plusieurs dictatures d’Amérique du Sud réunies, alors que la Colombie a toujours vécu dans une démocratie supposée solide.
Dans le cadre de la mise en œuvre de l'accord de paix conclu par l'État colombien avec l’ex-guérilla des FARC, un décret de 2017 a instauré la Commission de clarification de la vérité (CEV). Depuis lors, onze commissaires et leurs équipes de travail ont commencé à parcourir le pays pour écouter les victimes de tous les acteurs armés, les organisations sociales, les dirigeants politiques, et aussi pour exhumer des milliers de documents. Il s'agit d'une tâche complexe en raison du nombre de personnes à consulter et de cas à documenter. Comme si cela ne suffisait pas, la violence est réapparue dans certaines régions du pays, et certains secteurs qui ne veulent pas que leur passé soit examiné en détail ont menacé à la fois victimes et coupables pour les empêcher de parler. A tout cela, il faut ajouter la pandémie de Covid-19 qui a ralenti le travail sur le terrain.
Malgré cela, la Commission de clarification de la vérité a continué à remplir son mandat : jusqu'en octobre dernier, elle a entendu 27.006 personnes et reçu 922 rapports de victimes, d'organisations de la société civile et d'institutions étatiques, qui rendent compte de faits graves du conflit armé. Elle a également organisé 13 « Rencontres de la vérité » et 13 « Dialogues de non-répétition » dans différentes régions du pays, avec plus de 13.000 participants issus de divers secteurs sociaux, notamment des victimes, des auteurs de crimes, des fonctionnaires, des experts universitaires, etc. Elle a également écouté les cinq présidents de la République qui se sont succédé entre 1990 et 2018, pour connaître leur version du conflit armé et les décisions qu'ils ont prises pour y faire face.

Réunion de victimes organisée par la Commission de clarification de la vérité.
Tout ce travail est en train d'être décanté dans le Rapport final, où la Commission expliquera les causes du conflit armé et ses impacts, et émettra plusieurs recommandations pour que ces événements ne se répètent plus et que le pays parvienne à la réconciliation. Le document devait être présenté le 28 novembre, mais la Cour constitutionnelle, acceptant la demande des organisations de victimes et des défenseurs des droits de l'homme, a prolongé le délai de publication jusqu'au mois de juin de l'année prochaine, en raison des perturbations de calendrier engendrées par la pandémie a perturbé son calendrier de travail.
Répondre aux attentes des victimes
Les travaux de la Commission de clarification de la vérité suscitent de grands espoirs. La plupart des collectifs de victimes et des organisations de défense des droits de l'homme soulignent qu’ils ont été écoutés et qu'ils ont eu l'occasion de participer largement à l'élaboration du rapport final.
Jorge*, porte-parole de la Table ronde nationale des victimes, créée par une loi de 2011 -connue sous le nom de loi sur les victimes- pour représenter les personnes touchées par le conflit armé et dialoguer avec l'État, considère que, de manière générale et malgré toutes les difficultés, la Commission a fait du bon travail et espère qu'elle finira par remplir la mission qui lui a été confiée par l'Accord de Paix. « Nous espérons que le rapport final répondra aux attentes des victimes et ne sera pas manipulé, qu'il produira réellement la vérité. Cette vérité implique que tous les préjudices que nous avons subis soient reconnus sans aucune distinction et que tous ceux qui ont participé au conflit armé soient mentionnés. Espérons que les travaux de la Commission permettront de connaître tous ceux qui, dans les coulisses, ont favorisé la guerre », résume ce porte-parole, qui a demandé à ce que son nom ne soit pas divulgué.

« Le Rapport final de la Commission de clarification de la vérité devra reconnaître qu'il y a eu une criminalité d'État et qu’il ne s’agit pas d'événements isolés dus à des brebis galeuses. »
Adriana Arboleda, porte-parole du Mouvement national des victimes de crimes d'État.
Pour Adriana Arboleda, porte-parole du Mouvement national des victimes de crimes d'État, il est extrêmement important les travaux de la Commission pour faire émerger la vérité du conflit armé deviennent un bien public, afin que la société dans son ensemble puisse s’en emparer. Selon elle, le Rapport final devra « reconnaître qu'il y a eu une criminalité d'État et que l'État a agi en tant qu'acteur, en violant les droits de l'homme ; que cela a fait partie de stratégies et de politiques, et non d'événements isolés dus à des brebis galeuses. (…) Il faut également aborder le rôle joué par certains secteurs d'affaires avec la stratégie paramilitaire et la protection des intérêts de certains secteurs économiques pour accumuler des richesses et des terres. Ce serait particulièrement frustrant d’aboutir à un rapport qui se baserait simplement, comme l'ont fait d'autres Commissions de la Vérité dans le monde, sur la « théorie des deux démons », [ La théorie des deux démons est une figure rhétorique utilisée dans le discours politique en Argentine pour discréditer les arguments politiques qui semblent assimiler moralement la subversion politique violente aux activités répressives illégales menées par l'État – NdR], qui se contenterait de dire qu’il y a eu des méchants des deux côtés et que tout le monde a commis de grands crimes, sans approfondir les causes, les conséquences, les impacts et les dommages qu'ils ont générés. »
Jaqueline Rentería, représentante de l'Association des mères de faux positifs, qui demande justice pour le meurtre de civils, pour la plupart des jeunes sans ressources, qui ont été trompés et emmenés de force dans d'autres régions du pays, où ils ont été tués par des membres de l'armée puis présentés comme des guérilleros tués au combat, souligne les efforts pour parvenir à la réconciliation par la construction de la vérité : « Fin octobre, grâce à la Commission, nous avons eu une réunion privée avec un sergent et un colonel qui sont directement impliqués dans ces crimes. Nous avons pu y entendre leurs témoignages et prendre connaissance de la pression exercée au sein de l'armée pour obtenir des résultats. Nous étions très anxieuses et ils étaient très prudents, mais au final, les choses se sont bien déroulées et nous avons appris de nombreux détails que nous n'avions pas entendus lors de leurs auditions. » Elle souligne que de telles actions peuvent ouvrir la voie à la réconciliation, « afin que nous puissions travailler et marcher ensemble vers un meilleur avenir pour nos jeunes et le pays. Nous ne pouvons pas rester dans la haine car, de cette manière, nous ne contribuons à rien. Nous devons nous réconcilier, nous devons pardonner et aller de l'avant pour atteindre un meilleur avenir. »
L'Association des mères de faux positifs veut savoir qui est directement responsable de ces crimes, alors que l’ex-président Alvaro Uribe a déclaré ne pas savoir d'où viennent les 6.402 "faux positifs" recensés par la Juridiction Spéciale pour la Paix. « Nous avons besoin que ceux qui comparaissent contribuent vraiment à la clarification de la vérité », ajoute Jacqueline Rentería.

« Les effets sur les communautés indigènes
ne se limitent pas à cinquante ans de conflit armé, mais plongent leurs racines dans une tradition
de colonisation et d'exclusion des peuples
et des communautés indigènes. »
Feliciano Valencia, indigène Nasa et sénateur de la République pour le Mouvement alternatif
indigène et social (MAIS)
De leur côté, les communautés afro-descendantes et indigènes considèrent que les plus grandes avancées dans la mise en œuvre de l'Accord de Paix se trouvent dans les institutions qui composent le Système intégral de vérité, justice, réparation et non-répétition. Ils se réjouissent que des unités spécifiques aient été créées pour garantir que la vision ethnique soit présente dans leur travail et que les afro-descendants et les indigènes occupent des postes importants dans ces trois unités.
Pour Richard Moreno, coordinateur du Conseil afro-colombien pour la paix et membre du Forum de solidarité interethnique du Chocó, le rapport final devra refléter les causes structurelles du conflit armé et ses conséquences disproportionnées dans les territoires ethniques, en désignant les auteurs intellectuels et matériels et ceux qui ont bénéficié de la grave crise subie par les peuples autochtones. Feliciano Valencia, indigène Nasa et sénateur de la République pour le Mouvement alternatif indigène et social (MAIS), estime pour sa part qu’il est nécessaire que le rapport de la Commission de clarification de la vérité rende compte des impacts collectifs du conflit sur l'identité, l'auto-gouvernement, l'autonomie des peuples et de leurs territoires, c'est-à-dire « le sujet collectif indigène », et puisse en outre « montrer à travers différentes histoires que les effets sur les communautés indigènes ne se limitent pas à cinquante ans de conflit armé, mais trouvent leurs racines dans une tradition de colonisation et d'exclusion des peuples et des communautés indigènes, qui est le résultat de la construction d'une nation monoculturelle et raciste. »

« Il est essentiel de reconnaître que tous les acteurs armés ont perpétré des violences sexuelles ; qu'il s'est agi d'une pratique intentionnelle et systématique, qui se nourrit du patriarcat et a affecté les femmes de manière ciblée. »
Juliana Ospitia (au centre de la photo),
de l'organisation Sisma Mujer
Les violences liées au genre ne sont pas oubliées. En juin 2019, la Commission de clarification de la vérité a organisé la première « Rencontre pour la vérité » consacrée aux violences sexuelles subies par les femmes et les membres de la communauté LGBTI pendant le conflit armé. Juliana Ospitia, de l'organisation Sisma Mujer, espère que ces crimes seront placés au même niveau d'importance que d'autres crimes tels que les enlèvements, les déplacements forcés ou les exécutions extrajudiciaires : « Si le rapport parvient à donner à la violence sexuelle le positionnement dont elle a besoin, ce sera très important. Il est essentiel de reconnaître que tous les acteurs armés ont perpétré des violences sexuelles ; qu'il s'est agi d'une pratique intentionnelle et systématique, qui se nourrit du patriarcat et affecte les femmes de manière différentielle. »

Le père Francisco de Roux lors d’une réunion de la Commission de clarification de la vérité.
Remises en cause
La Commission de clarification de la vérité ne fait cependant pas l’unanimité. Sebastián Velásquez, porte-parole de la Fédération colombienne des victimes des FARC (Fevcol), parle même de « fraude » : « C'est une honte. Ces trois dernières années, le père Francisco de Roux [qui préside la Commission – NdR] n’a jamais donné de gages aux victimes des FARC pour qu’elles puissent témoigner, alors qu’il a ouvert toutes les portes à des organisations qui, socialement, ont été très proches des Farc. Et ce monsieur continue de dire qu'il n'a pas eu le temps de construire la vérité -qui c'est une vérité instrumentalisée-, et à demander plus de temps et d'argent. ».
Adel González, avocat de la Corporation Rose Blanche, qui regroupe 250 femmes recrutées par les FARC alors qu'elles étaient mineures et qui dénoncent les multiples crimes commis au sein de l'ex-guérilla, notamment des faits de violence sexuelle, indique elles ont été entendues au début par la Commission et que certaines déléguées ont participé à la première Rencontre pour la vérité organisée dédiée aux victimes de violence sexuelle et sexiste, mais que les contacts ont ensuite cessé. Selon lui, la Commission de clarification de la vérité argue qu’elle ne peut pas se concentrer sur des cas spécifiques, mais « la réalité de ce qui s'est passé ne doit pas être transformée. Notre organisation est déterminée à révéler ce qui se passait au sein des FARC. La Commission de la vérité ne devrait pas donner crédit aux seuls récits de la subversion, mais aussi à enregistrer l’ensemble des faits les plus significatifs, dont l'humanité ne peut tolérer qu’ils puissent se reproduire. »

Certaines zones rurales sont restées à l’écart de la Commission vérité.
Les plaintes contre la Commission de la vérité ne proviennent pas exclusivement de secteurs qui remettent en cause sa légitimité et mettent en doute son impartialité. Les organisations qui acceptent son travail regrettent qu'en raison de contraintes de temps et de problèmes méthodologiques, ses enquêteurs n'aient pas pu atteindre plusieurs zones rurales pour recueillir le témoignage d'un plus grand nombre de victimes.
Le père Francisco de Roux souligne que le travail de l'entité qu’il préside est dépourvu d'intérêts politiques et reconnaît qu'ils ont fait tout ce qui était possible dans le cadre de leurs capacités pour parler au plus grand nombre de personnes. « Il y aura toujours une insatisfaction totalement légitime », indique-t-il, « mais je peux dire que nous avons accueilli honnêtement tous ceux qui se sont présentés devant la Commission, et nous sommes aussi allés dans les endroits où il nous semblait que les choses étaient les plus difficiles. Avec chaque victime, ou lorsque nous allons en prison, nous passons un ou deux jours ; visiter une communauté de victimes dans les montagnes prend une semaine. Si nous consacrions une minute aux 9 millions de victimes, il faudrait 17 ans, en travaillant 24 heures sur 24, pour les entendre toutes. »

Le chef paramilitaire Salvatore Mancuso lors de son audition par la Commission vérité,
depuis la prison d’Atlanta, le 16 août 2021.
Une autre critique récurrente porte sur l’absence de questions contradictoires dans les entretiens avec des personnalités importantes liées au conflit armé, comme les anciens présidents Juan Manuel Santos, Álvaro Uribe Vélez et Andrés Pastrana, ainsi qu’avec le chef paramilitaire Salvatore Mancuso [extradé et interné aux États-Unis depuis 2008 - NdR].
Le père De Roux explique que tout sera mis en perspective et commenté dans le rapport final, mais « nous ne sommes pas une entité juridique », ajoute-t-il. « Nous ne pouvons forcer personne à venir à la Commission, nous invitons et donnons aux gens la possibilité de s'exprimer. Nous posons des questions, mais nous ne les posons pas de telle manière que nous cherchons à la forcer à admettre sa culpabilité en public devant le pays. Si, dans une procédure judiciaire, vous ne pouvez pas forcer une personne à témoigner contre elle-même, nous le pouvons encore moins. L’examen de tous ces cas fait l’objet de préparations très longues et approfondies. Nous avons personnellement rendu visite à Mancuso en prison. Une commissaire s'est rendue aux États-Unis pour s’entretenir avec lui et nous disposons de 26 heures d'enregistrements détaillés. Ce qu’il dit est absolument important, et nous n’avons exercé aucune pression pour l’amener à livrer un témoignage public. »
Différents secteurs sont incertains quant au sort du rapport final une fois qu'il sera publié. « Cette mémoire ne devra pas être mise à l’abri, elle doit être disponible pour que les communautés la connaissent et que la société en général se l'approprie. Comment faire ? Par des actions pédagogiques, et c'est ce à quoi nous travaillons à travers le Réseau colombien des lieux de mémoire », explique l'historien William Wilches, du Musée de Caquetá. [Le Réseau colombien des lieux de mémoire est composé de 28 lieux de mémoire situés dans différentes régions de Colombie, dont certains travaillent depuis plus de 20 ans sur des initiatives liées à la mémoire, la vérité et la paix, lire ICI – NdR]
VIDEO (en espagnol). « Langages de mémoire » (juin 2021), vidéo du Réseau colombien des lieux de mémoire.
Entre juin et août de l'année prochaine, la Commission de clarification de la vérité présentera le rapport dans différentes régions du pays. En outre, explique le père de Roux, un comité de contrôle et de suivi sera créé, qui, pendant sept ans, « veillera à ce que les recommandations formulées par la Commission soient mises en œuvre. »
Il est conscient que le rapport final sera critiqué par différents secteurs sociaux car « la vérité est un combat ». Une fois publié, toute personne qui le souhaite pourra consulter tous les documents compilés par la Commission via une application pour téléphone portable, afin que « le pays puisse forger sa propre interprétation de ce que nous avons fait, et qu'il puisse continuer à avancer dans le dialogue. »
En juin prochain, la Colombie sera confrontée à un miroir qui, à travers des voix multiples et une vaste recension documentaire, reflétera une réalité qu'elle a longtemps refusé de voir. Les acteurs du conflit armé s'efforceront de soigner leur image et de faire en sorte que leurs responsabilités ne ternissent pas leur présent, leur avenir ou leur héritage ; mais au final, le pays aura la possibilité de s'amender pour ne pas retomber dans la barbarie et la désolation laissées par plus d'un demi-siècle de guerre.
Pour lire in extenso l’article de Verdad abierta
En espagnol : ICI
En anglais : ICI
A suivre, entretien intégral avec le père Francisco de Roux. Lire ICI