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TRIBUNE. Une obligation de protection


Le déplacement forcé de mineurs en Russie participe du projet de Vladimir Poutine «d’éradiquer l’identité et la nation ukrainiennes», affirme, dans une tribune publiée par Le Monde, un collectif d’intellectuels et de pédopsychiatres : Bernard Golse, pédopsychiatre ; Jonathan Littell, écrivain et cinéaste ; Pierre Lévy-Soussan, pédopsychiatre ; Véronique Nahoum-Grappe, anthropologue ; Sylvie Rollet, collectif Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre ! ; Nicolas Tenzer, politiste.

« Une loi, votée le 7 juin, autorise la Fédération de Russie à ne plus appliquer les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme », indiquent les auteurs d'une tribune publiée dans Le Monde daté du 1er août. « De fait, la Fédération de Russie ne se sent nullement contrainte au respect d’un droit international humanitaire dont elle récuse le cadre. » Nonobstant, rappellent-ils, « les gouvernements européens et toutes les démocraties ont une obligation de protection. Ils doivent intervenir unanimement et publiquement en exigeant de la Russie la libération des enfants et de tous les déportés. ».

Pour avoir très tôt, et à mainte reprise, alerté sur les déportations de civils ukrainiens en Russie, et notamment d’enfants, les humanités ont décidé de republier cette tribune, qui mentionne d’ailleurs plusieurs faits que nous avons révélés (dont l’effarante tribune de l’idéologue Timofeï Sergueitsev).


TRIBUNE.

« 𝗗ép𝗼𝗿𝘁𝗲𝗿 𝗱𝗲𝘀 𝗲𝗻𝗳𝗮𝗻𝘁𝘀 𝘂𝗸𝗿𝗮𝗶𝗻𝗶𝗲𝗻𝘀 𝗲𝘁 𝗹𝗲𝘀 “𝗿𝘂𝘀𝘀𝗶𝗳𝗶𝗲𝗿”,

𝗰’𝗲𝘀𝘁 𝗮𝗺𝗽𝘂𝘁𝗲𝗿 𝗹’𝗮𝘃𝗲𝗻𝗶𝗿 𝗱𝗲 𝗹’𝗨𝗸𝗿𝗮𝗶𝗻𝗲 »

Dans sa nostalgie d’une Europe centrale vassalisée où toute contestation était écrasée par un envoi de chars à Budapest ou Prague, le Kremlin ravage l’Ukraine depuis cinq mois sous le couvert de « dénazification » et de négation de la nation ukrainienne, usant d’une stratégie de terreur qui rase les villes, massacre et viole les civils, déplace les populations. Entre le 24 février et le 18 juin, selon le ministère russe de la défense, plus de 1,9 million d’Ukrainiens, dont plus de 307 000 enfants [200 000 selon le président ukrainien Volodymyr Zelensky, début juin], auraient ainsi été transférés de force vers la Fédération de Russie, sans garantie ni contrôles extérieurs sur leurs conditions de vie et leur avenir. Ce transfert par des couloirs d’évacuation à sens unique, vers des « camps de filtration », puis des lieux aussi retirés que Mourmansk, le Kamtchatka ou la frontière nord-coréenne, fait ressurgir le spectre des déportations perpétrées par la Russie tsariste et l’Union soviétique. Nos inquiétudes les plus vives portent sur le sort des enfants déportés, notamment des plus vulnérables : les mineurs isolés ou placés en institution, orphelins ou non. Plus de 2 000 d’entre eux étaient enregistrés avant l’invasion dans des établissements d’accueil ukrainiens. A ce chiffre s’ajoute un nombre inconnu d’enfants récemment rendus orphelins par l’invasion russe et d’autres qui ont été séparés de leurs parents lors de leur passage en « camps de filtration », où ces derniers sont retenus, soupçonnés d’appartenir à l’armée ou à la résistance ukrainienne. Comme le craignent les enquêteurs nommés par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies, ces mineurs risquent tous d’être adoptés par des familles russes : le 20 juillet, 108 d’entre eux, originaires de la région de Donetsk, l’ont déjà été selon le défenseur des droits ukrainiens, Dmytro Lubinets.

En effet, la Russie n’a pas ratifié la Convention de La Haye de 1993 sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale, seul cadre légal transnational permettant les procédures d’adoption internationale. Les décrets, signés par Vladimir Poutine le 25 mai et le 11 juillet simplifiant l’obtention de la nationalité russe pour les Ukrainiens – y compris pour les enfants – facilitent même leur adoption. Ce texte est assorti d’une loi, votée le 7 juin, qui autorise la Fédération de Russie à ne plus appliquer les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme. De fait, la Fédération de Russie ne se sent nullement contrainte au respect d’un droit international humanitaire dont elle récuse le cadre. Aussi, les demandes adressées au Kremlin par les autorités ukrainiennes réclamant le retour des jeunes déportés, dépendent-elles totalement du bon vouloir de l’envahisseur, qui ne les satisfait qu’au compte-gouttes : vingt-trois seulement étaient revenus en Ukraine en juin, et quarante-quatre début juillet, selon la vice-première ministre ukrainienne, Iryna Verechtchouk.

Plan d’éradication de la nation ukrainienne Qu’en est-il de tous les autres ? Certains « sont en cours de rééducation », a déclaré, le 31 mai, Maria Lvova Belova, la commissaire aux droits de l’enfant auprès de la présidence de la Fédération de Russie, récemment sanctionnée par le Royaume-Uni pour son rôle dans le transfert et l’adoption forcée de petits Ukrainiens. La « rééducation » des enfants fait, en effet, partie du plan d’éradication de la nation ukrainienne publié en avril par l’idéologue Timofeï Sergueïtsev, un proche de Vladimir Poutine, plan accompagné de propos niant l’identité ukrainienne tenus quotidiennement dans les médias russes. Si le droit international humanitaire place au premier rang, dans le cas d’un conflit armé, le respect de l’intégrité des enfants, c’est que ces derniers sont toujours les otages du monde des adultes dans des enjeux qui les dépassent et, en particulier, la cible privilégiée des pratiques « d’épuration-assimilation ».

Le trafic de mineurs, au moyen de procédures d’adoption illégales, a été systématiquement organisé dans l’Espagne franquiste ou sous la dictature argentine. Durant la seconde guerre mondiale, entre 50 000 et 200 000 d’entre eux, enlevés en Pologne ou dans d’autres pays occupés, ont été « adoptés » par des familles « aryennes », à l’instigation du régime nazi. Le kidnapping de masse d’enfants, dans un conflit armé, et leur instrumentalisation comme objets dont on dispose, au gré des « lois » autocratiques, conduisent à la destruction radicale de leur passé, de leurs fondations psychiques. Une destruction, que l’on peut qualifier de meurtre d’âme, qui marquera à jamais leur destin. Comment imposer le respect des droits fondateurs de l’humanité à un envahisseur qui ne respecte que la force ? Les démocraties ont, en effet, du mal à comprendre à quel point est valorisée et légitime, dans la culture du Kremlin et du KGB – si ce n’est dans la culture russe en général –, la cruauté extrême contre les civils de tous âges et sexes. Lorsque cela touche à l’enfance, dont la vulnérabilité rend obligé et sacré le devoir de protection de l’adulte, les instances internationales ne parviennent pas à imaginer le sort possible et probable des enfants déportés d’Ukraine. La morale politique du pouvoir russe actuel est, en effet, marquée par l’union de deux traditions de prédation et de violence : celle qui a cours dans le crime organisé et celle qui régit les relations au sein du KGB, devenu FSB. Elles ont en commun une même conviction : considérer que les pires moyens sont légitimes pour arriver à ses fins de prédation et de pouvoir. L’arbitraire, les manipulations, les crimes et les mensonges pour les couvrir sont des performances normales voire talentueuses de l’action politique.

D’où, aussi, la valorisation de la cruauté, considérée comme preuve de l’infaillibilité politique de celui qui en use et pourra dès lors gravir les échelons du pouvoir et accéder aux postes de direction. D’où un mépris absolu des vies humaines et du principe même de leurs droits. D’où un interdit frappant la sensibilité humaniste, perçue comme ridicule et signe de faiblesse. Ainsi, toute l’histoire du totalitarisme soviétique, dont le système poutiniste est à bien des égards l’héritier, est marquée par une lourde tradition de déportations et de massacres des populations civiles de tout âge et sexe, et qui n’ont jamais épargné les enfants. Cela devrait alerter les témoins extérieurs : le pouvoir actuel du Kremlin ne préservera pas les enfants ukrainiens. Filières d’adoptions forcées ? Endoctrinement dans les institutions qui les recueillent ? Trafics criminels de toutes sortes ? Dans cette guerre d’agression insensée, le programme de russification imposé dans les régions d’Ukraine envahies depuis 2014 dessine clairement les contours de la politique que la Russie a commencé à mettre en œuvre : tandis que des Ukrainiens sont assassinés ou déportés, des populations venues de Russie sont, elles, implantées en Ukraine, parfois de force. C’est là une véritable « révolution démographique », reposant sur le remplacement des populations autochtones.

Extinction d’un groupe humain Il faut être clair : rien ne protège les enfants de cet usage politique assumé et légitimé des crimes contre l’humanité comme choix tactique délibéré. Les débats sur la dimension génocidaire de l’agression de Vladimir Poutine contre l’Ukraine ont commencé dès la révélation des assassinats en masse et des crimes de guerre commis par l’armée russe. Mais, avec la déportation des enfants, la Russie franchit un pas supplémentaire. Si, comme le précise l’article II de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948, le « transfert forcé d’enfants du groupe [victime] à un autre groupe » fait partie des actes génocidaires, c’est qu’un génocide vise à l’extinction du genos, la lignée qui assure la perpétuation, donc l’avenir, d’un groupe humain. L’« opération spéciale » de Vladimir Poutine est de fait une tentative d’annihilation de l’Ukraine : la négation du passé de ce pays – ses traditions culturelles –, et de son présent – sa légitimité étatique – se poursuit dans le projet d’effacement de sa culture et de sa langue par la russification forcée des enfants déportés. Il en va de même dans les territoires occupés par l’armée russe, où l’éradication de l’identité ukrainienne atteint d’abord les jeunes générations : les enfants nés après le 24 avril y sont automatiquement déclarés de nationalité russe ; la seule langue d’enseignement est le russe ; les programmes scolaires purgés de toutes les références à l’Ukraine, sont désormais ceux de la Fédération de Russie. Dans le sud occupé de l’Ukraine, les enfants dont les parents n’acquièrent pas de passeports russes, ou n’envoient pas leurs filles et fils dans les écoles russifiées, seront retirés à la garde de leur famille. Assigner un « futur russe », comme le proclame la propagande du Kremlin, aux enfants, c’est, pour Vladimir Poutine, amputer l’avenir de l’Ukraine et bouleverser celui de l’Europe.

Une obligation de protection Il est de notre responsabilité de mettre au plus vite un terme à cette entreprise destructrice, qui fait fi des lois internationales contraignant chaque pays à considérer l’intérêt de l’enfant comme d’une importance « primordiale », c’est-à-dire fondatrice de sa vie et son avenir. La Convention de 1948 est explicite dans son article premier : « Les parties contractantes confirment que le génocide, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens, qu’elles s’engagent à prévenir et à punir. » Enoncé après la seconde guerre mondiale, ce principe, au-delà de sa valeur juridique, a valeur de prévention et d’impératif moral. Quelle forme doit prendre cet impératif alors que l’éradication de l’identité ukrainienne suit son cours ? S’il est urgent d’amplifier considérablement sanctions, soutien militaire, matériel et logistique, les gouvernements européens et toutes les démocraties ont une obligation de protection. Ils doivent intervenir unanimement et publiquement en exigeant de la Russie la libération des enfants et de tous les déportés et interpeller les organisations internationales concernées, dont l’Unicef et la Croix-Rouge, afin qu’elles agissent au plus vite.


Bernard Golse, pédopsychiatre ; Jonathan Littell, écrivain et cinéaste ; Pierre Lévy-Soussan, pédopsychiatre ; Véronique Nahoum-Grappe, anthropologue ; Sylvie Rollet, collectif Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre ! ; Nicolas Tenzer, politiste.


Photo en tête d'article : Un enfant qui a fui de Marioupol, en Ukraine. Photo Olena Hrom / UNICEF

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