Dessin d'enfant, Ukraine, mai 2022
Depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, un millier d’écoles ont été bombardées, certaines ont été entièrement détruites. Pour qualifier ces bombardements de « crimes de guerres », encore faut-il prouver que ces écoles étaient délibérément visées par l’armée russe, laquelle continue de prétendre n’avoir jamais frappé d’objectifs civils… L’impact des destructions, lui, est incontestable. En matière de bâtiments, certes, mais aussi du traumatisme vécu par les enfants. Cibler une école, c’est cibler toute une génération, affirment des témoignages issus des expériences de Sarajevo ou d’Alep.
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Alors qu'elle gisait sous les décombres, les jambes brisées et les yeux aveuglés par le sang et d'épais nuages de poussière, Inna Levchenko ne pouvait entendre que des cris. Il était 12 h 15 le 3 mars, et quelques instants plus tôt, une explosion avait pulvérisé l'école où elle enseignait depuis 30 ans.
Au milieu des bombardements incessants, elle avait ouvert l'école 21 à Chernihiv pour accueillir les familles terrorisées. Le mot "enfants" avait été peint en grosses lettres sur les fenêtres, avec l’espoir que les forces russes le verraient et les épargneraient. Les bombes sont tombées quand même.
Les 70 enfants à qui Inna Levchenko avait ordonné de s'abriter au sous-sol allaient survivre à l'explosion. Mais au moins neuf personnes, dont un de ses élèves - un garçon de 13 ans – sont mortes. « Pourquoi les écoles ? Je ne peux pas comprendre leur motivation », déclare-t-elle. « Il est douloureux de réaliser combien de mes amis sont morts (...) et combien d'enfants qui sont restés seuls sans parents, ont été traumatisés. Ils s'en souviendront toute leur vie et transmettront leur histoire à la génération suivante. »
Selon le gouvernement ukrainien, la Russie a bombardé plus de 1 000 écoles, et 95 d’entre elles ont été détruites. Rien qu'à Chernihiv, selon le conseil municipal de la ville, seules sept des 35 écoles de la ville sont indemnes. Et trois sont totalement en ruines.
Le 7 mai, une bombe a rasé une école du village de Bilohorivka, dans l'est du pays, qui, comme l'école n° 21 de Chernihiv, servait d'abri. Une soixantaine de personnes y ont été tuées.
Attaquer intentionnellement des écoles et d'autres infrastructures civiles est un crime de guerre. Selon les experts, ces destructions massives peuvent servir de preuve de l'intention russe, réfutant ainsi les affirmations selon lesquelles les écoles touchées ne seraient que des "dommages collatéraux". Mais la destruction de centaines d'écoles ne se limite pas à pulvériser des bâtiments et à mutiler des corps, elle entrave en outre la capacité d'une nation à se redresser après la fin des combats, en traumatisant des générations entières et en compromettant l'espoir d'un pays pour l'avenir.
La Cour pénale internationale, des procureurs du monde entier et le procureur général d'Ukraine enquêtent sur plus de 8.000 signalements de crimes de guerre potentiels en Ukraine, impliquant 500 suspects. Beaucoup sont accusés d'avoir délibérément visé des structures civiles telles que des hôpitaux, des abris et des quartiers résidentiels. Le fait de cibler les écoles - où les enfants peuvent grandir, apprendre et se faire des amis - est particulièrement pervers, car il transforme la construction de l'enfance en quelque chose de violent et de dangereux : un lieu qui inspire la peur.
Iryna Homenko, responsable scolaire, marche dans le hall d'une école endommagée par une frappe aérienne à Chernihiv, le 13 avril 2022. Rien qu'à Tchernihiv, seules sept des 35 écoles de la ville sont restées indemnes. Trois ont été réduites à l'état de ruines.
Photo Evgeniy Maloletka / Associated Press
A Gorlovka, dans l'est de l'Ukraine, Elena Kudrik, professeure de géographie, a été retrouvée morte, gisant au sol de l’école où elle enseignait. Au milieu des décombres qui l'entouraient, des livres et des papiers maculés de sang. Dans un coin, un autre corps sans vie - Elena Ivanova, la directrice adjointe - était affalé sur une chaise de bureau, une blessure béante sur le côté. « C'est une tragédie pour nous... C'est une tragédie pour les enfants », se lamente le directeur de l'école, Sergey But, debout devant le bâtiment en briques peu après l'attaque. Des éclats de verre brisé et des gravats ont été projetés sur le béton, où des enfants souriants faisaient voler des cerfs-volants et posaient pour des photos avec leurs amis. À quelques kilomètres de là, à l'école maternelle de Sonechko, dans la ville d'Okhtyrka, une bombe à fragmentation a détruit un jardin d'enfants, tuant un enfant. Devant l'entrée, deux autres corps gisent dans des mares de sang.
Valentina Grusha enseigne dans la province de Kiev, où elle travaille depuis 35 ans, dernièrement en tant qu'administratrice de district et professeure de littérature étrangère. Les troupes russes ont envahi son village d'Ivankiv au moment où les responsables de l'école avaient commencé à se préparer à la guerre. Le 24 février, les forces russes se dirigeant vers Kiev ont abattu un enfant et son père, dit-elle. « Il n'y avait plus de cours », ajoute-t-elle. « Nous avons arrêté l'enseignement lorsque la guerre a commencé. Et puis il y a eu 36 jours d'occupation. Des écoles ont été bombardées et détruites dans de nombreux villages voisins … »
Comment prouver l’intention ?
Certaines écoles encore debout sont devenues des abris de fortune pour les personnes dont les maisons ont été détruites par les bombardements et les tirs d’artillerie.
Malgré l'ampleur des dégâts et des destructions subis par les infrastructures d’éducation, les experts en crimes de guerre estiment qu'il est difficile de prouver que l'armée attaquante avait l'intention de spécifiquement cibler des écoles. Les responsables russes nient avoir pris pour cible des structures civiles, et à Gorlovka, ville aujourd’hui tenue par les Russes, ils affirment que les forces ukrainiennes qui tentaient de reprendre la zone étaient responsables de l'explosion qui a tué les deux enseignantes.
Ce qui complique souvent les poursuites pour crimes de guerre en cas d'attaques contre des bâtiments civils, c'est que de grandes installations comme les écoles sont parfois réaffectées à un usage militaire pendant la guerre. Si un bâtiment civil est utilisé à des fins militaires, il constitue une cible légitime en temps de guerre, déclare David Bosco, professeur de relations internationales à l'université de l'Indiana, dont les recherches portent sur les crimes de guerre et la Cour pénale internationale. La clé pour les procureurs sera donc de montrer que les Russes ont pris pour cible des écoles et d'autres bâtiments civils dans tout le pays dans le cadre d'une stratégie militaire concertée, déclare-t-il.
Les effets des destructions, eux, sont indiscutables. « Quand je commence à parler aux directeurs des institutions détruites ou endommagées, ils sont très inquiets, pleurent », déclare Valentina Grusha. « Cela faisait partie de leur vie. Et maintenant, l'école est une ruine qui se dresse au centre du village et rappelle ces terribles raids aériens et ces bombardements. » Le directeur de la communication de l'UNICEF, Toby Fricker, actuellement en Ukraine, le confirme : « L'école est souvent le cœur de la communauté dans de nombreux endroits, et c'est absolument essentiel pour la vie quotidienne. »
Cette photo du 26 avril 2022 fournie par l'enseignante Valentina Grusha montre les dommages subis par un complexe scolaire à Kukhari.
Ce village situé dans la banlieue de Kiev a été occupé par les Russes en mars et avril, jusqu'à ce que les forces ukrainiennes les en chassent. Photo Valentina Grusha via Associated Press.
Préjudice pour toute une génération
Les enseignants et les élèves qui ont vécu d'autres conflits affirment que la destruction des écoles dans leur pays a porté préjudice à toute une génération.
Abdulkafi Alhamdo, enseignant syrien, pense aujourd’hui encore aux dessins d'enfants trempés de sang, jonchés sur le sol d'une école d'Alep. L'école avait été attaquée pendant la guerre civile en 2014. Les enseignants et les enfants s'étaient préparés à une exposition d'art présentant des travaux d'élèves décrivant la vie en temps de guerre. L'explosion a tué 19 personnes, dont au moins 10 enfants. Mais ce sont les survivants qui restent dans la mémoire d'Abdulkafi Alhamdo : « J'ai compris dans (leurs) yeux qu'ils n'iraient plus à l'école. Cela n’a pas seulement affecté les enfants qui ont survécu au bombardement, traumatisés, mais aussi tous les enfants qui ont entendu parler du massacre. Comment peuvent-ils retourner à l'école ? Vous ne ciblez pas seulement une école, vous ciblez une génération. »
Page d’accueil du site internet du War Childhood Museum à Sarajevo (capture d’écran)
Jasminko Halilovic n'avait que 6 ans lorsque Sarajevo, dans l'actuelle Bosnie-Herzégovine, a été assiégée. Aujourd'hui, 30 ans après la fin de la guerre en Bosnie, ses camarades et lui sont toujours en train de recoller les morceaux. Il est allé à l'école dans une cave, comme aujourd’hui de nombreux enfants ukrainiens. Cherchant désespérément la sécurité, les enseignants et les élèves se sont déplacés de sous-sol en sous-sol, appuyant les tableaux noirs sur des chaises au lieu de les accrocher aux murs.
Aujourd'hui âgé de 34 ans, Jasminko Halilovic a fondé le War Childhood Museum, qui répertorie les histoires d'enfants confrontés à des situations de conflit dans le monde. Il travaillait en Ukraine avec des enfants déplacés par l'invasion de la région de Donbass par la Russie en 2014 lorsque la guerre actuelle a commencé. Il a dû évacuer son personnel et quitter le pays. « Une fois les combats terminés, dit-il, le nouveau combat commencera. Pour reconstruire les villes. Pour reconstruire les écoles et les infrastructures, et pour reconstruire la société. Et pour guérir. Guérir est le plus difficile ».
Abdulkafi Alhamdo dit avoir vu de ses propres yeux comment le traumatisme de la guerre a pu influencer le développement des enfants qui ont grandi à Alep. « Instiller la peur, la colère et un sentiment de désespoir fait partie de la stratégie de l'ennemi », déclare-t-il. « Certains sont devenus renfermés, dit-il, et d'autres violents. Quand ils voient leur école détruite, savez-vous combien de rêves ont été détruits ? Pensez-vous que quelqu'un puisse croire à la paix, à l'amour et à la beauté lorsque l'endroit qui leur a enseigné ces choses a été détruit ? ».
Il est resté à Alep et a enseigné aux enfants dans des sous-sols, des appartements, partout où il le pouvait, pendant des années. Continuer à enseigner en dépit de la guerre a été pour lui un acte de défi : « Je ne me bats pas sur les lignes de front. Je me bats avec les enfants. »
Des dommages qui ne seront jamais réparés
En Ukraine, alors que la guerre fait toujours rage, plus de la moitié des enfants ukrainiens ont été déplacés.
À Kharkiv, qui a subi des bombardements incessants, des dessins d'enfants sont collés sur les murs d'une station de métro souterraine qui est devenue non seulement un abri pour les familles mais aussi une école de fortune. Des enfants en âge de fréquenter l'école primaire se réunissent autour d'une table pour des cours d'histoire et d'art. « Cela aide à les soutenir mentalement », déclare Valeriy Leiko, enseignant. « En partie grâce aux leçons, ils sentent que quelqu'un les aime ».
Des millions d'enfants vont continuer à suivre leurs cours en ligne. Le groupe d'aide internationale Save the Children travaille avec le gouvernement pour mettre en place des programmes d'apprentissage à distance pour les élèves de 50 écoles. Un programme auquel contribue également l’UNICEF.
Le 2 avril dernier, le village de Valentina Grusha, dans la banlieue de Kiev, a entamé une lente reconstruction. Les habitants sont encore en train de ratisser et de balayer les débris des écoles et des jardins d'enfants qui ont été endommagés mais pas détruits. Des cours à distance ont commencé, en attendant que les enfants qui fréquentaient les écoles détruites puissent être scolarisés dans d'autres écoles proches. Mais pour sa collègue Inna Levchenko, qui s'est rendue à Kiev au début du mois de mai pour se faire opérer à la suite de ses blessures, les dommages émotionnels causés à tant d'enfants qui ont connu et été témoins de ces immenses souffrances ne seront peut-être jamais complètement réparés : « Il faudra tellement de temps aux gens et aux enfants pour se remettre de ce qu'ils ont vécu… Les enfants sont restés bloqués dans des caves, sans soleil, tremblants d’anxiété, effrayés par le bruit des sirènes. Cela a un impact extrêmement négatif. Les enfants s'en souviendront toute leur vie. »
Article issu d’une enquête de l’agence Associated Press, avec Frontline, dans la cadre du programme War Crimes Watch Ukraine, en partenariat avec le Centre for Information Resilience, Bellingcat, le Partenariat international pour les droits de l'homme, l'Ukrainian Healthcare Center et Physicians for Human Rights.
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