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Une démocratie "bollorisée" ?, par Michel Strulovici



Verser une larme, le 14 juillet dernier, à la lecture d'une lettre testamentaire de Jean Moulin, vaut-il quitus des exigences démocratiques que contenait en 1944 le programme du Conseil National de la Résistance ? Alors que, sous le règne de plus en plus vertical et autoritaire d'Emmanuel Macron, la "fracture sociale" ne cesse de s'aggraver, la démocratie elle-même est ébranlée et pervertie par des prédateurs du genre de Vincent Bolloré, qui tentent (malgré l'actuelle opposition des salariés du Journal du Dimanche) de gagner dans les médias et l'édition la bataille de l'opinion en distillant une idéologie extrême-droitière. Avant de renverser les urnes ? Le laisser-faire élyséen, alors, est-il naïf ou complice ?


Quel étrange Président qu'Emmanuel Macron !

Il lui est possible, le matin du 14 juillet, de rendre un vibrant hommage à la Résistance et à son Conseil national, le fameux CNR, célébrant ainsi le 80ème anniversaire de sa création. Il lui apparaît nécessaire de montrer son émotion sur les Champs-Élysées, lors de la lecture d'une lettre en forme de testament de Jean Moulin. Mais, dès les applaudissements tus, dès le dernier «Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux sur nos plaines » de notre Chant des Partisans, il lui est loisible d'oublier à l'instant même, cette célébration et le message qu'elle porte. Passons à des choses plus sérieuses, doit-il penser.


Il reste que ce CNR hante la mauvaise conscience de tous ceux qui, d'une part, déclarent revendiquer l'héritage des héros et qui de l'autre, soutiennent activement ou inconsciemment les héritiers de Pétain. Car aujourd'hui, revendiquer une quelconque fidélité au CNR c'est, bien sur, saluer ce rassemblement, étonnant dans sa diversité (1). Mais c'est surtout en continuer l'esprit par la mise en œuvre de son programme, dont le titre choisi par ces libérateurs, Les jours heureux, annonçait bien la couleur...

Membres du Conseil National de la Résistance (CNR), autour de son président Georges Bidault, à la Libération de Paris, en septembre 1944. Agence Presse Libération F.F.I.


L'espérance qui les animait s’enracinait dans un combat contre les groupes industriels et financiers, prédateurs de la démocratie et si prompts à la trahison. Saluer la Résistance n'est donc pas un choix à option : tenir des discours flamboyants, et ignorer, d'un même mouvement, leur contenu. Le seul qui croit pouvoir le tenter s'appelle Emmanuel Macron himself, inventeur de la théorie du "en même temps".


Il est ainsi possible de mesurer l'hypocrisie de cet hommage au CNR à l'aune du laisser-faire face à l'accélération de l'appropriation des médias et moyens d'information par les groupes industriels et financiers (2) entamée sous l'autorité permissive de plusieurs présidents et premiers ministres de droite comme de (supposée) gauche. Cet accaparement prend aujourd'hui une ampleur inattendue, avec le silence assourdissant d'Emmanuel Macron sur la prise de contrôle de médias et de maisons d'édition emblématiques par le zemmourien Vincent Bolloré, qui cherche à imposer à la direction de la rédaction du Journal du Dimanche, malgré la vive opposition de ses salariés, un journaliste très nettement marqué à l'extrême-droite (Geoffroy Lejeune), dont les prises de position ont été jusqu'à choquer la direction du pourtant très droitier Valeurs actuelles, dont il a été débarqué. Pap N'Diaye, le seul ministre a avoir qualifié CNews et Europe 1 de médias « contrôlés par un personnage manifestement très proche de l’extrême droite la plus radicale », a été évincé lors du récent remaniement ministériel. Le président de la République a mollement défendu son ministre de l’Éducation en mettant ses propos sur le compte de sa "liberté d'expression", donc toute personnelle et ne sachant engager le gouvernement : la Première ministre, madame Borne, ayant pour sa part sèchement affirmé qu'« il n'appartient pas au gouvernement d'interférer dans la gestion des médias, quels qu'ils soient ».


Les salariés du "Journal du Dimanche" devant le bâtiment du JDD lors de leur 13e jour de grève, à Paris, le 5 juillet 2023.

Photo Alain Jocard / AFP


Bafoué, l'esprit du Conseil National de la Résistance


Qui trahit donc les idéaux de la Résistance ?

Tous les hommages au meilleur de la nation (Jean Moulin, Simone Veil, Joséphine Baker, Issak Manouchian...) écrits par Bruno Roger Petit, son "conseiller mémoire", n'engagent donc en rien Emmanuel Macron. « Parole, parole, parole, parole, parole / Encore des paroles que tu sèmes au vent », chantait l'égérie d'un autre Président.


Car la politique du président de la République conduit à une casse sociale sans précédent, une permission donnée au capitalisme financiarisé de vampiriser comme jamais les richesses produites par les salariés de ce pays. Les bénéfices des grands groupes ont explosé (3). Ce système amplifie la paupérisation de larges couches de la population, même celles qui occupent un emploi.


Publié le 20 juillet dernier, le rapport de l'INSEE sur « les privations des Français » constate la dégradation accélérée des conditions de vie dans le pays. « 9 millions des Français sont en situation de privations matérielles et sociales en 2022 » : l'INSEE précise que « cet indicateur repère les personnes ne pouvant pas couvrir les dépenses liées à au moins cinq éléments de la vie courante parmi treize critères ». Parmi ces critères, on retrouve notamment le fait de ne pas avoir les moyens de maintenir son logement à bonne température ou de partir en vacances pendant une semaine durant l'année.


« Le risque de privation varie selon le niveau de vie, la catégorie socioprofessionnelle, le niveau de diplôme, l'âge, le type de ménage ou encore le lieu de résidence. Il augmente ainsi fortement dans le milieu rural », remarque l'étude qui note les difficultés particulières rencontrées par 30% des familles monoparentales.

Il s'agit du plus haut niveau de privation constaté depuis la création de l'étude en 2013. En même temps, comme dirait Emmanuel Macron, les profits engrangés et les dividendes versés par les grandes sociétés crèvent le plafond.


La seule réponse trouvée à la montée du désespoir qui gagne nombre de citoyens se résume, pour le pouvoir, à une fin de ne pas entendre, de ne pas voir et de ne rien dire aux millions de manifestants et à tous ceux qui leur accordent un soutien massif, inédit. Et, s'il le faut, quand ils protestent, accord est donné pour l'utilisation de la peur, par l'emploi massif d'armes éventuellement létales (LBD, grenades explosives, mer de gaz lacrymogène, tactique de nasse...). N'est-ce pas le ministre de l’Intérieur, monsieur Darmanin, qui estimait « madame Le Pen trop molle » dans ses propositions mussoliniennes du maintien de l'ordre !


Il peut alors être utile, pour le pouvoir, de laisser se développer des interventions musclées à l'aide de brigades motorisés, comme ce fut le cas à Sainte Soline. Tout aussi profitable, le libre jeu laissé, malgré les rodomontades, aux provocations des blacks blocks, tout comme les incendies de services publics (écoles, centre culturels, mairies, centres médicaux), pillages et destructions de magasins, souvent ceux du bas des immeubles des cités ou des quartiers proches (4), qui entretiennent à dessein une stratégie de la tension et de la peur. Ces brasiers, dans de très nombreuses villes, et la médiatisation qui leur fut donnée au gré de "l'info au continu", furent finalement du pain bénit pour Emmanuel Macron, ses ministres et leurs partisans. Enfin, les regards se détourneraient de cette lutte de classes rassembleuse qui avait occupé le terrain pendant plusieurs mois...


Il ne s'agit pas ici de sous-estimer la violence du meurtre du jeune Nahel par un policier se prenant pour Clint Eastwood dans l'Inspecteur Harry. Ce "permis de tuer", inventé par le socialiste Bernard Cazeneuve dans le gouvernement supposé de gauche de Manuel Valls, a de trop nombreuses fois endeuillé notre pays. Ainsi sont exaspérées les tensions créées par l'absence d'une police de proximité.


Les débats qui ont suivi ces révoltes-émeutes sont affligeants de bêtise quand ils en font porter la responsabilité sur les parents et "oublient" les effets d'un système capitaliste tant vanté par les mêmes analystes. Sont alors gommés la relégation par l'argent, la discrimination par l'origine, les salaires atrophiés par manque de diplômes, l'épuisement de ces "premières lignes" pour cause de vie tourneboulée aux horaires décalées, aux transports bas de gamme, parfois obligées aux doubles journées de travail, surexploitées, rognant sur tout dans ce monde devenu de survie. Parfois, ceux-là, sans papiers, travaillent dix à quinze heures par jour dans des emplois si durs et si peu payés, qu'ils sont délaissés. Combien en croisons-nous dans ces transports publics, endormis de fatigue dés qu'ils trouvent place assise !


Il ne s'agit donc pas d’acquiescer aux "analyses" -évanescence de la réflexion- qui transforment les causes complexes en une raison unique et essentialise à tour de bras les êtres mains et les faits sociaux. C'est là la pratique des "récupérateurs" et de tous ceux qui instrumentalisent ces drames. Pour ceux-là, les acteurs de ces événements seraient donc "LES jeunes des banlieues" face à "LA police".


Hormis le fait que ces émeutes ont rassemblé moins d'une dizaine de milliers d'ados et de jeunes adultes des quartiers dits difficiles ou encore "sensibles", alors que des millions y vivent, un certain nombre de ces pillards venaient curieusement du "ghetto" NPA (Neuilly, Passy, Auteuil), comme l'ont dévoilé certaines interpellations policières.


Il est, pour moi, tout autant exclu de clamer : "LA police tue", slogan qui élimine les contradictions au sein de ce corps -certes investi par l’extrême droite-, et néantise d'un cri l'histoire mouvementée, les transformations possibles et nécessaires de ce service public. De fait, le sous-texte de ce cri, si largement partagé, nous explique que sans police, la vie serait partout bienheureuse. Une manière de ne pas pousser l'analyse très loin et d'anticiper, pour le moins, la construction d'une société fondamentalement autre.


Le publicitaire Jacques Séguéla, en 2009


Les émeutiers auraient agi contre le système, affirment notamment Jean Luc Mélenchon et d'autres récupérateurs qui rêvent la réalité. Or, dans ces pillages, comment ne pas voir un certain "triomphe" de l'idéologie capitaliste elle-même. La plupart des "émeutiers" semblent avoir "absorbé" les normes, les comportements, les rêves, les désirs d'objets de la sur-consommation qui confèrent un statut. Nombreux ont voulu faire leurs ces signes, signaux, symboles d'appartenance générationnelle. A sa manière, Jacques Séguéla ouvrait cette voie en revendiquant l'importance de l'objet pour exister, lorsqu'il déclarait (en 2009) : « si à 50 ans on n'a pas une Rolex, on a quand même raté sa vie ! » Phrase que l'on pourrait ainsi décliner pour les ados d'aujourd'hui : "si tu n'as pas d'Iphone à 15 ans, tu es un looser".


Comme l'écrivait Guy Debord dans l'indispensable Société du spectacle : « A mesure que la nécessité se trouve socialement rêvée, le rêve devient nécessaire ». Ou autrement encore, comme le signalait Marx dans la non moins indispensable Idéologie allemande : « À toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes ; autrement dit, la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est en même temps la puissance spirituelle dominante. »


Mais au delà de ces affabulations propagandesques, apparaît une fois le spectre hideux qu'agitent les partisans de la manière forte, ceux qui sont prêt à étouffer la démocratie au nom de la tranquillité des affaires. Comme pour le show, « The profit must go on ».

Le visage grêlé de la République


Les suites de l'assassinat du jeune Nahel et des émeutes, en passant par la casse sociale, la chute vers la grande pauvreté de millions de personnes, les violences, grêlent le visage altier de la République.


Ce qui se joue aujourd'hui, ce n'est rien moins que l'avenir ou la mort de notre démocratie politique. Les refus du pouvoir macronien de regarder la réalité, son désir d'affrontements, les conséquences d'une politique économique épuisante pour les salariés, l'instrumentalisation des violences et la peur ainsi engendrée, conduisent volens nolens à l'instauration d'un "ordre nouveau", néo-fasciste, auquel le tournant autoritaire du régime ouvre le chemin.


Dès l'abord, l'homme de la start up nation (5), celui qui foulait martialement les pavés de la cour du Louvre, a pratiqué une forme de césarisme, une des déclinaisons de droite du populisme. Il souhaitât instaurer un rapport direct avec le peuple. Le monarque a méprisé, comme personne jusqu'alors en Vème République, ce qu'il est coutume d'appeler les "corps intermédiaires". Ainsi, depuis le début de son premier quinquennat, le président a ignoré les syndicats, dédaignant, lors du récent chapitre de la réforme des retraites, la force de leur unité. Il a méprisé et humilié le corps des hauts fonctionnaires en recourant constamment à des cabinets de conseil comme McKinsey. Il a fragilisé les services publics, contribué à précariser les collectivités territoriales. En entrant en politique, en 2014, il promettait pourtant la lune, évoquant ainsi, le 27 août 2014, lors de la passation des pouvoirs avec Arnaud Montebourg au ministère de l’Économie, son souci de « la France qui souffre ».


Au final, dans cette Vème République à bout de souffle, le monarque, comme aucun autre, a insulté l'avenir en bouclant à coups de 49-3 le Parlement, et en démontrant que les Assemblées -et donc les élections- ne servaient à rien puisque sur les lois essentielles, il imposait, grâce à ses "godillots", le silence des muets du sérail.

En France, Emmanuel Macron aura tracé la voie aux partisans de la manière forte qui lorgnent sur les succès des populistes et des néo-fascistes en Italie, en Autriche, en Suède, en Allemagne, en Hongrie, en Pologne, etc.

La démocratie, pour ceux là, est un concept vide de sens. Le système capitaliste financiarisé et mondialisé y voit même un obstacle à ses projets de développement.


C'est en cela qu'en France, la "bollorisation" de certains médias influents et, bientôt d'une partie de l'édition -y compris scolaire-, doit être appréhendée comme une volonté liberticide d'étouffer la démocratie -en usant et abusant des possibilités offertes par cette même démocratie-, et non comme une simple affaire privée de "gestion des médias". Ne pas prendre la mesure de ce qui est en train d'arriver contribue à en faire le lit.


Danser la vie autrement


Il fut un temps, dans ma jeunesse, ou je confondais les brasiers et la lutte des classes, où je croyais qu'une barricade annonçait le printemps de la révolution prolétarienne. En ce temps-là, je considérais la démocratie politique comme un piège de la bourgeoisie pour dissoudre la lutte des classes dans un consensus mou. Je ne fus pas toujours un chaud partisan de cette organisation de la vie publique. Je fus même longtemps persuadé de son caractère formel.


Comment les histoires personnelles, les vécus, transforment et parfois bouleversent nos savoirs ? Comment se casse le moule de nos certitudes ? Comment, de déplacements d'un pas, suivi d'un autre, puis d'un autre, nous en arrivons à danser la vie au-delà du prévisible ? Certains événements soufflent comme des tornades sur nos certitudes et transforment notre habitus. (6)


Si je m'applique à moi-même cette interrogation, je crois comprendre comment la question de la démocratie (politique, économique et sociale) a évolué.


Une partie de ma vie professionnelle s'est accomplie en Asie, dans des pays proches géographiquement mais à l'opposé politique les uns des autres. Au tout début des années 70, j'eus la chance de professer en Corée comme "maître de conf" à l'Université nationale de Séoul (en lieu et place du service militaire). J'y vécus deux ans et demi en pleine et féroce dictature militaire anti-communiste. J'enseignais alors dans ce climat très particulier à des étudiants qui, nombreux, avec courage, refusaient l'oppression. Ceux-là firent même six mois de grève, en 1970, bravant le risque de disparaître dans les geôles du régime, de décéder sous la torture des forces spéciales locales, de vivre cloîtrés jusqu'à en devenir fou dans des cages, ou tout simplement de se voir affublés à tout jamais du sceau de l'infamie, souvent interdits professionnellement, traqués pour avoir voulu vivre en liberté. Cette nécessité leur semblait d'autant plus précieuse qu'elle leur était interdite depuis vingt ans (7). Toute une génération.


Soulèvement et répression du mouvement de Gwanju, en mai 1980 en Corée du Sud.


Pendant le court moment où j'ai vécu au milieu de cette si riche civilisation, encore fortement ritualisée, le général Park Chung Hee, l'impitoyable numéro un du complexe militaro-industriel, avait fait emprisonner et parfois mis à mort des milliers d'opposants. Il suffisait de les faire condamner par ses tribunaux d'exception comme communistes. Plus tard un de ses successeurs assassinera, avec la troupe, les auto-mitrailleuses et les chars plusieurs milliers d'étudiants et d'ouvriers lors du soulèvement de Gwangju en mai 1980.


Ce séjour passionnant commença alors à me faire considérer autrement certaines de mes certitudes idéologiques ou plus précisément le peu de cas accordé à cette "démocratie bourgeoise", déclaré urbi et orbi "formelle".

Je me souviens de mon militantisme à l'UEC (Union des étudiants communistes) dans les années 1960 où les affrontements, jusqu'à la scission, se déroulaient autour de trois questions clés : la nature du socialisme créé, la société à imaginer et la place de la démocratie dans tout cela. Et, bien sur, le débat à fleurets non mouchetés s'organisait à coups de citations du vieux Barbu, de Lénine, Trotsky et Mao, ses supposés continuateurs.


Nous avions figé et donc mis à mort l'essentiel du travail de Marx et d'Engels, contemporains des découvertes scientifiques de leurs temps, lecteurs infatigables à l’affût du nouveau, démiurges et créateurs de concepts pour comprendre, et surtout, transformer le monde. Nous les récitions à l'envi comme des mantras. Nous les clamions comme des missionnaires brandissent l’Évangile aux païens. Nous les fossilisions. Certes nous nous affirmions combattants de la démocratie, mais fondamentalement beaucoup d'entre nous l'imaginaient comme ne pouvant s'accomplir que dans une société socialiste fantasmée, celle de la dictature du Prolétariat. (8)


La démocratie politique nous la (dé)considérions de peu de valeur, dans une société capitaliste. Mais ma plongée en dictature militaire m'en fit comprendre, quasi-charnellement, son importance à chaque instant. Comment même respirer en dictature ?

Au delà de mes pensées-prêt à porter, écornées ici et là depuis quelque temps déjà, je découvrais que mon regard sur les réalités pêchait gravement par (in)suffisance. Ce qui me semblait second sinon secondaire à Paris, m'apparaissait essentiel, premier, à Séoul. Le combat auquel j'assistais directement en Corée du Sud, sans pouvoir directement y participer (devoir de réserve du coopérant), bousculait mes convictions. Les sociétés française et sud-coréenne ne marinaient elles pas dans le même jus capitaliste ?


Avec ce retour à l'humilité devant la réalité s'imposa, alors, la nécessaire relecture de mes classiques préférés.

Ce parcours de remise en cause de la notion de démocratie formelle dont Marx et Engels affublent souvent la vie politique en contrée capitaliste me fit préférer la notion de démocratie inachevée. Une démocratie boiteuse sans ses dimensions économique, sociale et culturelle.


Si ce chemin me fut particulier, en confrontation directe avec la dictature militaro-industrielle sud-coréenne, il fut vécu autrement par des millions de partisans de la transformation révolutionnaire du monde. Je ne prendrai, pour convaincre de mon propos, que l'exemple de l'admirable dirigeant tchécoslovaque Alexandre Dubcek, l'homme du socialisme à visage humain comme finalité. L'exigence démocratique devint peu à peu mon tamis idéologique et c'est à cette aune que je jugeais de mes appartenances.

Voici donc ce que je considère comme un curieux retournement. La vertu démocratique était jusqu'alors vantée par les partisans, divers, du capitalisme. Ils s' étaient même proclamés dépositaires du brevet. Pourtant déjà, ils ressemblaient à ces sinistres conquistadores, brandissant les oriflammes au doux nom de Jésus, transformant le message d'amour en son exact opposé.


Pour ceux-ci, il fallait oublier la colonisation sauvage de populations déshumanisés, le terrible « plutôt Hitler que le Front Populaire », l'armée française et ses chars envoyés contre les mineurs en grève. Il fallait oublier les coups d’État de par le monde inaugurés, au nom de la Liberté, après guerre, par les États-Unis, contre Jacobo Arbenz, le président progressiste élu démocratiquement par les Guatémaltèques, ou la guerre sans merci menée contre les guérillas libératrices dans le Tiers-Monde, comme en 1948 contre les paysans révoltés et matés par Washington et les grands propriétaires fonciers.


Aujourd'hui, fracassant l'impératif catégorique de la Résistance inscrit dans son programme, voici les mêmes qui permettent le démolissage de ce pilier essentiel de la démocratie : les moyens d'information libres, c'est à dire désinfectés des puissances d'argent. Est-ce le hasard si le CNR l'exigeait ? Il souhaitait l'imposer car il le considérant comme le lien privilégié permettant au débat citoyen de s'exercer et à la démocratie de vivre. Pour rappel, le programme des « jours heureux » (ci-contre) exigeait « la pleine liberté de pensée, de conscience et d'expression, la liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l'égard de l'État, des puissances d'argent et des influences étrangères, la liberté d'association, de réunion et de manifestation ».


Emmanuel Macron et son "conseiller mémoire" auraient du lire avec plus d'attention L'Apologie pour l'Histoire de Marc Bloch, et notamment cette recommandation : « L’incompréhension du présent naît fatalement de l'ignorance du passé. Mais il n'est peut-être pas moins vain de s'épuiser à comprendre le passé si l'on ne sait rien du présent. »


En célébrant la Résistance, Emmanuel Macron comprend-il vraiment ce qui s'est joué alors ? Je crains que son appel aux héros ne soit qu'une célébration qui tente de les fixer dans le passé et que le Président n'entende pas le présent de leur message. Le danger qui guette : l' instrumentalisation à total contre-sens de leurs actions. Il lui reste donc du travail pour bien saisir l’œuvre essentielle de Marc Bloch, historien, dirigeant de la Résistance, arrêté par la Gestapo à Lyon, torturé par Klaus Barbie et fusillé le 16 juin 1944. Un homme qui rêvait d'une France démocratique débarrassée du pouvoir sans partage des groupes industriels et financiers, débarrassée du racisme et de l'antisémitisme. Pour pouvoir se regarder sans honte dans la glace, il faut, au moins, respecter les héros dans la totalité de leur action quand ils sont appelés à la rescousse.


Michel Strulovici

Photo en tête d'article : Vincent Bolloré (Photo DR)


NOTES


(1). Le Conseil national de la Résistance est fondé le 27 Mai 1943, après de difficiles négociations menées par Jean Moulin, missionné par le Général de Gaulle, pendant un an et demi. En plein Paris occupé, au 48 rue du Four, un nombre impressionnant de mouvements clandestins qui, jusqu'alors, ne s'entendaient ni sur la stratégie, ni sur la tactique, réussissent à s'accorder sur des points clés et à entériner le rôle clé du Général de Gaulle et de son représentant Jean Moulin. Je n'en citerai que quelques-uns, dont le Front national de la Résistance, Libération Nord, Libération Sud, l'Organisation civile et militaire, Combat, Franc-Tireur, les syndicats CGT et CFTC, les partis : PCF, SFIO (socialiste), Parti Radical, Lles démocrates chrétiens du MRP, le centre droit avec l'Alliance démocratique, la droite avec la Fédération républicaine. C'est à dire un arc républicain inédit qui va des communistes à la droite catholique.

(2). Je renvoie à mes Droits de suite, sur les humanités , notamment l'article intitulé "Écartèlement social".


(3). 72,8 milliards d’euros de bénéfices pour les groupes du CAC40, c’est 23% de plus qu’au premier semestre 2021, 53% de plus qu’au premier semestre 2019, et plus de quatre fois les bénéfices réalisés dans la première moitié de 2020, en pleine première vague de la pandémie de Covid-19 (Observatoire des multinationales, 19 septembre 2022). Depuis, pour ce premier semestre 2023, la croissance de leurs profits est inédite.


(4). A Lille, des bandes organisées de quelques dizaines de jeunes gens et de jeunes filles pillèrent et brulèrent les commerces de la populaire rue Léon Gambetta et du non moins populaire quartier de Wazemmes. Ils ignorèrent le centre ville.


(5). Voir ici même les articles de Jean Marc Adolphe sur "la faillite de la start-up nation".


(6). Pour Pierre Bourdieu , héritier de Marcel Mauss, l'habitus, un de ses concepts clés est un « système de dispositions réglées ». Il permet à un individu de se mouvoir dans le monde social et de l'interpréter d'une manière qui d'une part lui est propre, et d'autre part est commune aux membres des catégories sociales auxquelles il appartient.

(7). Voir le chapitre "Coopérer à Séoul", dans mes Évanouissements. Chroniques des continents engloutis, Éditions du Croquant, juillet 2021.


(8). Il fallut attendre 1976 et le XXIIème congrès du PCF pour que la notion sacro-sainte de dictature du Prolétariat, notion imposée par Lénine, fut mise au rencard. La rénovation idéologique du PCF initiée par le trio Marchais-Kanapa-Fiterman avait commençé en 1973 avec le Défi démocratique, signé par Georges Marchais. A la fin de sa vie, l'ancien stalinien de choc que fut Jean Kanapa qui avait mieux que d'autres compris comment le « socialisme réel » était devenu la prison des peuples, expliquait que la démocratie politique, c'est à dire le respect de l’État de droit et du jeu risqué des élections, était essentiel à l'instauration d'une nouvelle société dans notre pays.


Les humanités, ce n'est pas pareil. Entièrement gratuit et sans publicité, édité par une association, le site des humanités entend pourtant fureter, révéler, défricher, offrir à ses lectrices et lecteurs une information buissonnière, hors des sentiers battus.

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