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Aaju Peter fait rimer Inuite et artiviste


Aaju Peter en 2023. Photo DR


En 1880, huit Inuits furent déportés en Europe pour y être exhibés dans des zoos. A Paris, ce fut au Jardin d'Acclimatation. Et ils ne se sont pas bien acclimatés : ils en sont morts. Voix du peuple doublement colonisé, par le Canada et le Danemark, l'avocate Aaju Peter est aussi une artiviste hyper-activiste : conférences, récitals, mais aussi création de vêtements, pour faire vivre une culture aujourd'hui menacée par le réchauffement climatique.


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« Je dois aux inuits d'avoir donné un sens à ma vie », disait Jean Malaurie, récemment décédé (Lire ICI). Lorsque l’explorateur arrive à Thulé, en 1950, pour la première mission géographique et ethnographique française dans le nord du Groenland, Aaju Peter n'est pas encore née. Elle attendra 1960 pour voir le jour à Arkisserniaq, un village lui aussi situé du nord du Groenland. Mais le Groenland est vaste (au total deux millions de km2 (près de 4 fois la superficie de la France), bordés au trois-quart par les eaux de l'océan Arctique, et recouverts à 81 % de glace.



A gauche : carte du Groenland. A droite : le Groenland, le Nunavut et leurs deux capitales


Il y a soixante ans, le réchauffement climatique ne mettait pas encore en péril la glace, l’origine d’une civilisation inuit qui doit à nouveau s’adapter. Cette civilisation que nous a fait découvrir Jean Malaurie nous subjugue à nouveau, avec la figure de l’angry inuk Aaju Peter, connue pour avoir contesté devant le Parlement européen l’interdiction des importations en Europe des produits dérivés du phoque.


Enfant, Aaju se déplaçait le long de la côte ouest de l'île, avec sa famille,  suivant les affectations de son père, pasteur et enseignant.  Elle quitte le Groenland (terre danoise, colonie danoise) pour le Danemark afin d’y faire ses études secondaires : elle apprend à parler la langue du pays, et à lire l'anglais, l'allemand, le français et le latin. De retour au Groenland à l'âge de 18 ans, elle réalise qu’elle a perdu l’usage de sa langue maternelle, le kalaallisut (1). Elle raconte : « ce qui a été un choc pour moi, c’est que je ne pouvais pas parler ma propre langue, je ne pouvais même pas parler avec ma mère. Je me sentais très mal à l’aise de ne pas être une Inuite à part entière. » 


Au début des années 1980, Aaju part vivre au Canada (sur une autre terre inuite, séparée du Groenland par la mer du Labrador, parfois par quelques kilomètres) : à Frobisher Bay (devenu en 1999 Iqaluit, capitale de la nouvelle région autonome du Nunavut (« notre terre »), gouvernée par les Inuits.


Tout en devenant mère de 5 enfants et s’engageant dans des associations pour la défense des femmes, des inuits et des premières nations, elle apprend l’inuktitut (et la subtilité des différences avec sa langue maternelle des Inuits du Groenland) Elle approfondit sa connaissance des cultures inuites, au Collège de l'Arctique du Nunavut (union de lieux d’enseignements - campus et centres d’apprentissage -), en lien avec la création du gouvernement autonome des Inuits dans l’archipel arctique. Aaju Peter poursuit son parcours universitaire en entreprenant des études de droit dans un double objectif : remédier à la pénurie d'avocats et de juges au Nunavut (à l'époque, il n'y avait qu'un seul avocat inuit sur ce territoire) ; soutenir ses engagements, son activisme, pour défendre les droits de son peuple. Devenue avocate en 2007, elle se consacre aux droits des communautés inuites : elle défend leur droit de participer à toute prise de décision politique dans les eaux arctiques et affirme son autorité sur le sujet en écrivant plusieurs articles sur les droits des communautés inuites.


Elle participe aussi à la promotion de programmes scolaires et universitaires pour les communautés inuites, en plaidant la nécessité de la création d'une université dans l'Arctique canadien avec un programme axé sur la transmission des connaissances inuites (elle enseigne l'inuktitut à Ottawa, capitale du Canada). Elle travaille à un  programme de droit du Nunavut et, avec son ministre de la Justice, elle conduit une recherche culturelle intergénérationnelle du Nunavut pour recueillir le droit coutumier inuit auprès des aînés de la communauté. 



Intervention de Aaju Peter le 24 avril 2017 au Fredericton Playhouse à Fredericton (Canada)

dans le cadre du Walrus Talks National Tour: We Desire a Better Country (en anglais, sous-titres en français).


Une artiviste de l’activisme, hyperactive


À la rigueur d’une juriste, Aaju Peter associe la créativité d’une artiste qui affirme avec force son intégrité sans déni de sa vulnérabilité, les marques de l’histoire d’une colonisation qu’elle a vécue et vit encore comme décolonisée (un mot qui n’existe pas en inuktitut ). « C’est comme si le flux de la vie était brisé. Si vous êtes un lac et que vous vous écoulez, et que quelqu’un vient et change votre direction, et la change encore, le ruisseau doit s’adapter, il s’éparpille, alors que vous pourriez le laisser tranquille et le laisser descendre la colline comme il l’a fait pendant des milliers d’années », explique-t-elle avec sa sensibilité. Elle a été sollicitée pour participer à la rédaction d'ouvrages consacrés à la culture inuite, tant pour les Inuits que pour les non-Inuits.



"Proud Inuk : Aaju Peter", extrait d'un film de Danaka Wheeler (2017), en anglais


Récit inhumain (et donc non-inuit), Aaju a prêté sa voix au livre audio consacré au journal intime d'Abraham Ulrikab, un Inuit du Labrador mort tragiquement en 1881 à Paris, avec d’autres  alors qu'ils participaient à une exhibition. La vidéo Sur les traces d'Abraham Ulrikab (ci-dessous) retrace brièvement l'histoire de huit Inuits du Labrador qui, en 1880, partirent pour l'Europe dans le but d'être exhibés dans des zoos. Abraham Ulrikab était l'un d'eux. Tous décédèrent de la variole moins de quatre moins après leur arrivée en sol européen. 



Son activisme se fait aussi artivisme, lorsqu'elle s’accompagne à la guitare lors de récitals de danse au tambour et de chants traditionnels (2)  ou en créant elle-même des vêtements en fourrure et peau de phoque, elle illustre un de ses combats pour faire comprendre l’exception culturelle, vitale en réalité, liée à la chasse aux phoques par son peuple. Sa redécouverte de la culture et des traditions inuites dans les années 1980, lui a permis d'apprendre à travailler la peau de phoque. Elle a rapidement conçu des gilets, des manteaux, des pantoufles, des moufles et des sacs, mêlant les motifs traditionnels inuits à un style contemporain.



Aaju Peter. Photo DR


La création de ces vêtements en peau et fourrure de phoque permet à Aaju Peter de donner à cette exception culturelle formes belles et visibles, celle d’une exception vitale sur des terres couvertes de glace où ne pousse aucun végétal. Les Inuits ont survécu pendant des milliers d’années dans le climat le plus rigoureux du monde. Les phoques sont au cœur de leur survie, ils sont un élément essentiel de la fragile économie inuite et de leur confort. Ils représentent une source précieuse de nourriture et leur fourrure offre chaleur et prospérité. Ils peuplent leur imaginaire. Jean Malaurie a raconté la rare singularité de la relation des inuits avec les phoques : « l’animisme, c’est le fait de ressentir l’énergie créatrice. Je me souviens d’un jour où j’étais avec un Inuit. J’allais tuer un phoque, il me dit : "Ne tire pas, car je reconnais dans l’œil de cet animal l’œil de mon grand-père". Il y a là une transmigration de l’homme vers l’animal. »


Le combat d’Aaju pour faire annuler l'interdiction des produits dérivés du phoque, imposée par l'Union européenne depuis 2009, l’a fait connaître internationalement. Elle est venue défendre cette cause devant le Parlement européen, portant un amauti qu’elle avait elle-même fabriqué (une parka inuite permettant de porter un enfant dans son dos). Elle a plaidé pour que cesse la désinformation et que les droits, la culture et les revenus des Inuit soient eux aussi protégés. pour le peuple inuit du Groenland rattaché à l’Europe, au nom de tous les inuits) : « les ONG telles que Greenpeace et le Fonds international pour la protection des animaux ignorent les besoins des communautés vulnérables du Nord dont la subsistance dépend de la chasse, en établissant une fausse distinction entre les chasseurs inuits axés sur la subsistance et les chasseurs commerciaux axés sur le profit. »


« Nous sommes un peuple de mangeurs de phoques », écrit Aaju non sans humour (PDF ci-dessous).

Aaju Peter_Nous sommes un peuple de mangeurs de phoques
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L’exception reconnaissant le caractère vital des phoques dans la vie des Inuits a finalement été reconnue. Mais selon Aaju Peter, «la législation européenne a ruiné notre seule source de revenus. Je pense que les citoyens européens ont été trompés sur cette question : les grandes organisations anti-chasse au phoque, qui sont très puissantes et ont fait pression sur de nombreux hommes politiques, ont menti sur la réalité de la chasse au phoque.» 


Dans les mêmes années, le réchauffement climatique met en péril le milieu de vie et de travail des inuits qui tentent de trouver des solutions locales pour s’adapter. Comme ils l’ont toujours fait au cours de leur longue histoire, disent certains scientifiques (Lire ICI). 

Mais ces transformations en cours sont d’un tout autre ordre, s’imposant en quelques années (et non siècles, voire millénaires). « Il y a plus de vingt-cinq ans, nous avons commencé à en percevoir les effets », indique Aaju Peter. « Cela fait quinze ans que je voyage le long de l'Arctique et j'ai pu constater qu'à certains endroits, ce que nous appelons "la glace qui ne fond jamais" a diminué de vingt à trente mètres, et que ce phénomène s'accélère de jour en jour. En outre, nous avons besoin de neige pour les déplacements entre les communautés, et maintenant elle arrive un mois plus tard et repart un mois plus tôt. Cela affecte les plantes, les animaux et les personnes. L'association des effets du changement climatique et de l'interdiction européenne des produits dérivés du phoque est mortelle pour les Inuits […] Si nous ne pouvons pas résister, nous perdrons la culture, la langue, tout. À l'heure actuelle, la survie des Inuits relève pratiquement du miracle. »


Isabelle Favre


NOTES


Les films sur Aaju Peter et ses combats  


  • Arctic Defenders (2013), documentaire de John Walker, sur YouTube.  

Arctic Defenders raconte une histoire remarquable qui débute en 1968, lorsqu'un mouvement inuit radical marque à jamais le paysage politique canadien. Orchestré par de jeunes visionnaires inuits, ce mouvement fera la plus grande revendication territoriale de l'histoire de la civilisation occidentale, aboutissant à la création d'un territoire souverain : le Nunavut. Ce documentaire dépeint les sombres tentatives du Canada pour gouverner le Nord, ainsi que l'inspiration, l'espoir et la détermination des Inuits qui ont réussi à changer les règles du jeu.

 

  • Angry Inuk (2016), documentaire d'Alethea Arnaquq-Baril, sur YouTube.

Sorti en français sous le titre Inuk en colère, et en espagnol en 2017. Il relate la lutte des communautés inuites contre la réglementation européenne sur les produits dérivés du phoque.

 

  • Twice colonized (2023), documentaire de Lin Alluna, sur YouTube.

 En saisissant l’indignation et la fragilité de la personnalité complexe d'Aaju Peter – ses combats et ses joies- Twice Colonized présente une militante autochtone des temps modernes. Aaju Peter, avocate et défenseure inuite des droits de l'homme, commence la première version de ses mémoires (non encore publiées) par cette question : "Est-il possible de changer le monde et de soigner ses propres blessures en même temps ?". Cette question reflète la collision entre le personnel et le politique dans la vie d’Aaju qui lutte depuis des décennies contre la négligence et l'oppression dont souffrent les communautés inuites, en s'appuyant sur ses propres traumatismes. Colonisée deux fois, par les Danois et les Canadiens.


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