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Au Venezuela, dans la jungle de l'exil


« Une crise humanitaire sans précédent » se prépare à la frontière de la Colombie et du Panama, avertit Julie Turkewitz, journaliste et responsable du bureau des Andes au New York Times. Accompagnée du photographe Federico Rios, elle a suivi pendant plusieurs jours l’exode de Vénézuéliens qui, par milliers, fuient le pays et tentent de rejoindre la frontière états-unienne. Pour cela, ils doivent traverser le Bouchon du Darién, une jungle hostile et vaine de 160 kilomètres de long.

Une traversée aussi dangereuse que vaine, désormais. Les États-Unis, jusque-là conciliants vis-à-vis des migrants vénézuéliens, durcissent leur position, sur fond de tractations pétrolières avec le régime de Nicolás Maduro, et à mois d’un mois des élections américaines de mi-mandat, où Joe Biden joue l’équilibriste, pris entre les appels à aider un peuple en détresse et la pression des républicains pour limiter le flux de migrants en provenance du Venezuela et d'ailleurs. Depuis le milieu de la semaine dernière, des migrants sont expulsés vers le Mexique, où les possibilités d’accueil commencent déjà à saturer.


Cet article (traduit du New York Times) vous est offert par les humanités, média alter-actif et engageant.

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Olga Ramos a marché pendant des jours dans la jungle, traversant des rivières, gravissant des collines et portant une petite fille en couches dans une boue si profonde qu'elle semblait vouloir les avaler tout entiers.

En chemin, elle est tombée plusieurs fois, a croisé un garçon handicapé en pleine crise de panique et a vu le cadavre d'un homme avec les mains attachées autour du cou.

Pourtant, comme des dizaines de milliers d'autres Vénézuéliens qui traversent cette voie sauvage et dépourvue de routes, connue sous le nom de Bouchon du Darién (en espagnol, Tapón de Darién), Olga Ramos croyait qu'elle arriverait aux États-Unis, tout comme ses amis et voisins l'avaient fait quelques semaines auparavant.

« Si je dois essayer mille fois, mille fois je le ferai », dit cette infirmière de 45 ans dans un camp situé au coeur de la jungle.


Au début du chemin qui s’enfonce ensuite dans le Bouchon du Darién. Photographies Federico Rios / The New York Times


Olga Ramos fait partie d'un extraordinaire mouvement de Vénézuéliens qui tentent de rejoindre les États-Unis.

De 2015 à 2018, pendant la pire période de la crise au Venezuela, la détention de migrants vénézuéliens à la frontière sud des États-Unis n'a jamais dépassé 100 personnes par an, selon les autorités américaines. Cette année, plus de 150.000 Vénézuéliens sont arrivés à la frontière. La plupart d'entre eux ont été encouragés à entreprendre ce voyage terrible, et parfois mortel, en raison de rumeurs selon lesquelles les États-Unis n'auraient aucun moyen de renvoyer nombre d'entre eux.

Le Bouchon du Darién, 160 kilomètres de jungle

entre Colombie et Panama.


Mais leurs voyages - souvent mal informés par des vidéos sur les réseaux sociaux - donnent lieu à des scènes cruelles dans le Darién, cette jungle de 160 kilomètres de long qui relie l'Amérique centrale et l'Amérique du Sud. Au sud, le Venezuela, sous le régime autoritaire de Nicolás Maduro, est devenu un pays dysfonctionnel générant un exode massif de personnes cherchant à nourrir leur famille. Depuis 2015, plus de 6,8 millions de Vénézuéliens ont quitté le pays, selon les Nations unies, principalement pour d'autres pays d'Amérique du Sud.


Cependant, avec la pandémie et l'instabilité économique exacerbée par la guerre en Ukraine, beaucoup n'ont pas pu s'établir dans des pays comme la Colombie et l'Équateur. De nombreux Vénézuéliens sont de nouveau en mouvement, maintenant vers les États-Unis. Et l'afflux de migrants représente un défi politique croissant pour Joe Biden, pris entre les appels à aider un peuple en détresse et la pression des républicains pour limiter le flux de migrants en provenance du Venezuela et d'ailleurs, avant les élections de mi-mandat en novembre.

Ces derniers mois, les arrestations à la frontière sud des États-Unis ont atteint des niveaux record et les Vénézuéliens figurent parmi ceux dont le nombre augmente le plus rapidement.

Mais les Vénézuéliens ne peuvent pas être expulsés si facilement. Les États-Unis ont rompu leurs relations diplomatiques avec le gouvernement vénézuélien de Nicolás Maduro et ont fermé leur ambassade de Caracas en 2019 après avoir accusé le dirigeant autoritaire de fraude électorale. Dans la plupart des cas, les agents américains autorisent les Vénézuéliens qui se rendent aux autorités à entrer dans le pays, où ils peuvent entamer une procédure de demande d'asile.

Cette situation les a placés au centre des controverses politiques sur l'immigration : un grand nombre des personnes transportées par bus ou par avion par les gouverneurs républicains dans les bastions démocrates sont des Vénézuéliens, y compris ceux qui sont récemment arrivés sur l’île Martha's Vineyard, au large des côtes du Massachusetts (où ils ont été envoyés en avion par le gouverneur de Floride, Ron DeSantis, proche de Donald Trump. Lire ICI).


Le secrétaire d’État américain à la sécurité intérieure, Alejandro Mayorkas, a déclaré dans une interview que l'administration Biden restait déterminée à créer des "voies légales" permettant aux personnes de migrer vers les États-Unis « sans avoir à mettre leur vie entre les mains de passeurs et à affronter des traversées périlleuses comme celle du Darién. » Mais il n'a présenté aucun plan particulier pour les Vénézuéliens, qui, s'ils demandent des visas depuis l'étranger, devront probablement attendre des années. Ajejandro Mayorkas a souligné que les États-Unis n'offrent aucun statut particulier de réfugié aux Vénézuéliens. Cela n'a pas empêché les rumeurs de proliférer, selon lesquelles l'administration Biden aurait ouvert ses portes aux migrants vénézuéliens et leur offrirait une assistance dès leur arrivée.


Photographies Federico Rios / The New York Times


Entourée de sa famille dans un village à l'entrée du Darién avant d’entamer la marche, Olga Ramos confie avoir quitté ses parents et la maison qu'elle habitait depuis 20 ans à Caracas. Elle voyage avec 10 membres de sa famille, dont plusieurs petits-enfants et deux filles. « Avant, pour entrer aux États-Unis, il fallait avoir un visa », dit-elle. « Et maintenant, grâce à Dieu, ils nous accordent l’asile. »

Pendant des décennies, le Darién était considéré comme si dangereux que peu de personnes osaient s’y aventurer. De 2010 à 2020, le nombre moyen de traversées est resté inférieur à 11.000 personnes par an, selon les autorités panaméennes. À une époque, la plupart des migrants qui passaient par cette zone étaient des Cubains. Plus récemment, presque tous étaient des Haïtiens.

L'année dernière, plus de 130.000 personnes ont traversé le Darién à pied. Cette année, on recense déjà plus de 156.000 personnes, la plupart étant des Vénézuéliens.


Depuis 2017, les États-Unis ont investi près de 2,7 milliards de dollars pour répondre à la crise vénézuélienne, et une partie importante de cet argent est allée aux pays d'Amérique du Sud qui accueillent des Vénézuéliens. L'objectif est de les empêcher d'aller vers le nord. Mais cette nouvelle vague migratoire suggère que la stratégie ne fonctionne pas vraiment.

Andrew Selee, président du Migration Policy Institute à Washington, estime que la ruée vers la frontière états-unienne n'est pas le résultat d'un changement entre les administrations Trump et Biden, mais plutôt une réponse à la sensibilisation accrue des Vénézuéliens au fait que les autorités américaines les laisseraient entrer. L'augmentation de la migration coïncide en effet avec une prolifération de personnes qui documentent leurs voyages à travers le Darién sur les réseaux sociaux.


"Une crise humanitaire sans précédent se prépare dans le Darién"

Sur TikTok, les différentes variantes du hashtag #selvadarien totalisent désormais plus de 500 millions de vues, une augmentation considérable par rapport aux chiffres enregistrés il y a quelques mois. Cette tendance donne lieu à des selfies et des vidéos du Darién qui induisent en erreur un grand nombre de personnes, qui prennent des risques sur un trajet bien plus dangereuse que ce que font croire les sociaux. Interrogé à ce sujet, un porte-parole de TikTok fait référence aux normes qui interdisent les contenus faisant la promotion d'activités criminelles. TikTok déclare qu'elle n'a pas l'intention de désactiver les tags ou les hashtags liés à la traversée du Darién ; mais plusieurs vidéos ont toutefois été retirées.

Au cours de dizaines d'entretiens menés pendant plusieurs jours de marche, il est clairement apparu qu'une crise humanitaire sans précédent se prépare dans le Darién, fruit d'une combinaison de désespoir, de l'attrait durable du rêve américain et de messages trompeurs sur les réseaux sociaux.


Diana Medina, responsable de mission communautaire pour la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge au Panama, a suivi les réseaux sociaux pour essayer de comprendre les informations que reçoivent les migrants. Selon elle, les Vénézuéliens sont plus susceptibles de faire confiance à ce qu'ils voient en ligne, ce qu'elle attribue au déclin des médias traditionnels dans le pays.

Par conséquent, de plus en plus de personnes se lancent dans l'aventure, guidées par des témoignages émouvants sur TikTok. « Béni soit Dieu », peut-on ainsi lire dans le message d'un homme et de sa compagne qui pleurent en traversant à gué une rivière vers ce qui semble être les États-Unis.


A gauche : une rivière Contaminée où les migrants s'arrêtent pour se laver.

La région, qui était il y a quelques années encore une jungle vierge, n'est plus qu'une longue traînée de détritus, de vêtements,

de chaussures, de tentes et de nourriture que les gens ne peuvent plus transporter.

A droite : un camp au bord de la rivière Armila, après trois jours de marche. Photographies Federico Rios / The New York Times

Une pause près de la frontière colombo-panaméenne. Photographie Federico Rios / The New York Times


De nombreux migrants partent sans connaître le terrain, la géographie ou les conflits sociaux qui les attendent, déclare Diana Medina. Car dans la jungle du Darién, s'affairent plusieurs groupes criminels qui extorquent et agressent (y compris sexuellement) les migrants, en plus des dangers « naturels » que ceux-ci doivent affronter : certains meurent pendant la traversée, emportés par des rivières boueuses ou à la suite de chutes. La police des frontières du Panama a récemment déclaré avoir trouvé les restes de 18 migrants au cours des huit premiers mois de l'année.


Voici peu, un millier de migrants ont quitté Capurganá, la dernière ville colombienne avant d'entrer dans le Darién en direction du nord. Pendant des heures, ils ont marché péniblement le long plusieurs pentes. Bien que certains soient essoufflés et courbés en deux par la douleur, l'ambiance est à la fête. Quelqu'un a fait remarquer que ce n'était pas si mal, que c'était un peu comme marcher à travers champs. Mais au cours des jours suivants, le voyage est devenu beaucoup plus difficile. Plus les gens s'enfonçaient dans la jungle, plus il devenait difficile de distinguer le chemin. Beaucoup ont été séparés de leur famille en trébuchant, en tombant ou en s'arrêtant pour vider une botte pleine d'eau.

Juste après la frontière entre la Colombie et le Panama, Romina Rubio, 23 ans, une Équatorienne qui vivait au Venezuela, s'est effondrée en s'évanouissant dans les bras de son mari, avec de fortes douleurs au ventre.

Quand elle est revenue à elle, elle est repartie. Mais dans une descente dangereuse, la belle-sœur de Rubio, Yhoana Sierra, 29 ans, a lâché une corde de guidage et a chuté en bas du chemin. Yhoana était enceinte et s'est réveillée en sang le lendemain matin, probablement parce qu'elle avait perdu le bébé.

Plus personne ne prenait de selfies.


Julie Turkewitz, pour The New York Times

Photographies Federico Rios


COMPLÉMENTS

Les États-Unis ont accepté de laisser jusqu'à 24.000 Vénézuéliens faire une demande en ligne afin de pouvoir se rendre directement aux États-Unis pour un séjour temporaire, mais ils ont également annoncé qu'ils commenceraient à renvoyer au Mexique tous ceux qui traversent illégalement le pays, un nombre qui a dépassé les 25.000 pour le seul mois d'août.

Les États-Unis ont expulsé des Vénézuéliens à Tijuana et dans quatre autres villes frontalières mexicaines depuis le milieu de la semaine dernière, a déclaré Jeremy MacGillivray, directeur adjoint de l'Organisation internationale pour les migrations des Nations Unies au Mexique. Les autres villes sont Nogales, Ciudad Juarez, Piedras Negras et Matamoros. Problème : au Mexique, les possibilités d’accueil commencent déjà à saturer. « Nous sommes au bord de l'effondrement », déclare Edgar Rodriguez Izquierdo, avocat à la Casa del Migrante de Piedras Negras, qui nourrit 500 personnes par jour et transforme une école en un refuge pour 150 personnes. Tijuana, la plus grande ville de la frontière mexicaine et est probablement celle qui a le plus de place. D'après la ville, 26 abris, qui fonctionnent pratiquement ou à pleine capacité, peuvent accueillir environ 4 500 migrants au total.

Le ministère mexicain des Affaires étrangères a déclaré qu'il admettrait temporairement "certains" Vénézuéliens expulsés des États-Unis en vertu d'un décret de santé publique, sans indiquer de plafond. Les États-Unis ont expulsé plus de 2,3 millions de migrants depuis mars 2020, leur refusant une chance d'obtenir l'asile au motif de prévenir la propagation du COVID-19. Un responsable mexicain a déclaré que la capacité du Mexique à reprendre les Vénézuéliens dépend de l'espace d'hébergement et du succès de l'offre américaine de séjours temporaires pour un maximum de 24 000 Vénézuéliens.


Lire ICI, en anglais (reportage Associated Press)


Diaporama 4 photos : réfugiés vénézuéliens expulsés par les États-Unis au Mexique. Photographies Elliot Spagat / Associated Press.



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