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Photo du rédacteurJean-Marc Adolphe

Combien de millions Sanofi devra-t-il verser aux peuples autochtones ?

Dernière mise à jour : 3 nov.

La joie des représentants des peuples autochtones, à Cali, le 1er novembre 2024. Photo ministère colombien de l'Environnement.


DROIT DE SUITE. Ce samedi 2 novembre, la plupart de la presse française titre sur "l'échec" de la COP16 Biodiversité qui vient de s'achever à Cali. Il y a eu en effet un échec, et celui-ci était prévisible. Les pays pauvres (pour dire vite) contestent la gouvernance de l'actuel Fonds pour la biodiversité, et la façon dont l'argent est redistribué. La plupart des pays africains, d'Amérique latine et d'Océanie demandaient la création d'une nouvelle instance. Pas question, ont sèchement rétorqué les "pays riches", avec en tête, l'Union européenne et la Suisse, le Canada et le Japon. C'est sans doute un échec, qui ne change rien, au-demeurant, au fait que les pays riches ne respectent pas les engagements pris en termes de financement lors de la précédente COP Biodiversité de Montréal. Au-delà de cet "échec", la COP de Cali aura tout de même enregistré certaines avancées fortes (notamment sur les aires maritimes protégées), et deux victoires importantes. La première, historique, accorde un droit de représentation aux peuples autochtones. Mais qui, ici, se soucie des peuples autochtones ? (et des peuples afrodescendants eux aussi reconnus dans leur action en faveur de la biodiversité). L'Indonésie et la Russie, qui s'opposaient à ce statut donné aux peuples autochtones, ont fini par céder. La seconde victoire, malgré le lobby de l'industrie pharmaceutique évoqué dans un précédent article des humanités et la réticence, là encore, des pays riches, c'est la création du "Fonds de Cali pour l'information sur les séquences numériques" : concrètement, les entreprises pharmaceutiques ou de biotechnologie, seront amenées à partager (à hauteur de 1%) les bénéfices qu'elles retirent de l'exploitation du vivant (d'où le titre de cet article). Et ce n'était pas gagné ! Après avoir documenté les enjeux de cette COP16 Biodiversité, nous proposons ci-dessous, sur ces deux points, la traduction de deux articles de l'excellent quotidien colombien El Espectador.


Au fait, les humanités, ce n'est pas pas pareil : on essaie de ne pas prendre des vessies pour des lanternes. Mais en biodiversité éditoriale, un "journal-lucioles", comme prétend l'être les humanités, fait aussi partie des espèces menacées. Avant de poursuivre la lecture : dons et abonnements ICI 

 

Un accord historique pour les peuples autochtones et les communautés locales


La dernière séance plénière de la COP16 a pris des allures de fête dans les dernières heures du vendredi 1er novembre. Alors que la ministre colombienne de l'environnement, Susana Muhamad, donnait la parole aux délégués des pays, des applaudissements se faisaient entendre dans la salle qui avait été aménagée en zone bleue.


« C'est une grande réussite », a déclaré le délégué australien. « Je tiens tout d'abord à vous féliciter. C'est une véritable étape », a ajouté le représentant zambien. « C'est une dette que nous avions depuis longtemps », a déclaré le porte-parole néo-zélandais. Alors que les délégués exposaient leur position, Susana Muhamad était tout sourire. L'un des grands paris qu'avait fait la ministre colombienne de l'Environnement en prenant la présidence de la COP16 était en train de se réaliser : que les communautés locales et les peuples indigènes deviennent un groupe de travail permanent dans les négociations au sein de la convention des Nations unies sur la diversité biologique. Viviana Figueroa, une autochtone Humahuaca d'Argentine, explique que la proposition de créer cet organe permanent avait commencé à être discutée lors de la COP13, qui s'est tenue à Cancun, au Mexique, en 2016...


Jusqu'à présent, il n'y avait que deux organes de travail permanents : le groupe de travail sur la mise en œuvre et le groupe de travail sur les avis scientifiques, techniques et technologiques. De plus, les peuples autochtones disposeront désormais de ressources permanentes pour leurs réunions, contrairement à l'époque où ils étaient un simple groupe de travail et dépendaient de dons occasionnels.


Comme l'a expliqué il y a quelques jours Lakpa Nuri Sherpa, coordinateur régional pour l'Asie du Forum international des peuples autochtones pour la biodiversité : « Il ne s'agit pas seulement d'un article dans la Convention, mais de millions de peuples autochtones, de femmes et de jeunes du monde entier qui ont un lien avec cet article ». « Il s'agit d'un événement sans précédent dans l'histoire des accords multilatéraux sur la biodiversité. Ce nouvel organe permanent est une référence pour le reste du monde dans lequel les parties reconnaissent la nécessité de notre participation sérieuse et efficace pour atteindre les objectifs des conventions », a ajouté de son côté Camila Paz Romero, représentante des peuples Quechuas du Chili.


L'autre changement majeur est que le mandat de ce nouveau groupe de travail permanent consistera à conseiller la Convention pour la diversité biologique, ainsi que deux de ses entités : le protocole de Carthagène (sur la biosécurité) et le protocole de Nagoya (sur l'accès aux ressources génétiques et le partage juste et équitable des avantages découlant de leur utilisation).


La vice-présidente colombienne Francia Márquez (à droite de la photo), le 28 octobre dernier lors de l'inauguration de BAOBAB,

un Centre d'innovation en justice ethno-raciale, de genre et environnementale. Photo DR


La reconnaissance des communautés afrodescendantes, une autre réussite de la COP16


Outre la proposition de faire des peuples autochtones et des communautés locales un groupe de travail permanent, la COP16 a également réussi à faire aboutir une proposition défendue par la Colombie et le Brésil : la reconnaissance des populations afro-descendantes dans la Convention sur la diversité biologique en tant qu'élément fondamental de la conservation de la nature. Cette proposition avait été soutenue dès le départ par le Brésil, mais avait suscité des tensions avec les délégations des pays africains. Après des pourparlers et l'intervention de la vice-présidente colombienne Francia Márquez [elle-même afrodescendante], les discussions ont finalement abouti.


« C'est un moment historique de mise en œuvre et de reconnaissance des connaissances des personnes afrodescendantes en matière de protection de la biodiversité », a déclaré le ministre des affaires étrangères Luis Gilberto Murillo, qui représentait la Colombie dans les négociations de la COP16. Francia Márquez s'est également fendue d'une déclaration : « Nous l'avons fait ! Grâce au leadership du Brésil et de la Colombie, nous sommes parvenus à ce que le monde reconnaisse les actions et les contributions des afrodescendants dans le cadre de la Convention sur la diversité biologique. C'est un événement historique, un acte de justice ethno-raciale », a-t-elle déclaré sur son compte Twitter.


Qu'implique cette reconnaissance explicite dans la Convention ? Plusieurs choses. D'une part, en étant nommés de manière indépendante, il est admis qu'ils ont une relation ancestrale avec leur territoire et qu'ils jouent un rôle crucial dans la protection et la conservation de la biodiversité, ainsi que « dans la mise en œuvre des stratégies et plans d'action nationaux en matière de biodiversité », peut-on lire dans le document qui a été approuvé lors de la plénière de la COP16. Cette reconnaissance signifie également qu'ils pourront accéder à l'avenir à des fonds liés à la protection de la biodiversité. Le document précise que « d'autres gouvernements et organisations compétentes sont invités à envisager, sur une base volontaire, d'apporter un soutien financier et d'améliorer le renforcement des capacités afin de protéger les connaissances, innovations et pratiques partagées des personnes afrodescendantes ». En outre, la Convention encourage les pays à inclure dans leurs rapports nationaux les contributions des personnes afrodescendantes à la protection de la biodiversité.


( Traduit de El Espectador )


Depuis des années, l'industie pharmaceutique exploite les séquences génétiques numériques (extraites en laboratoire) pour améliorer

ou développer de nouveaux produits, sans partager les ressources de plusieurs milliards de dollars qu'elles en retirent. Photo Oscar Perez


Malgré le lobbying des entreprises, un fonds essentiel est approuvé dans la dernière phase de la COP16


Comme prévu, l'une des questions sur lesquelles il a fallu le plus de temps pour parvenir à un accord est celle du partage des avantages des ressources génétiques numériques, mieux connues sous l'acronyme DSI. En fait, la décision a finalement été prise samedi matin (2 novembre), après plus de quatorze heures de séance plénière finale de la COP16, et juste avant que la COP16 ne soit suspendue en raison d'un manque de quorum. Les délégués restants ont approuvé la création du « Fonds de Cali » , qui recevra les bénéfices tirés des informations génétiques numérisées sur les ressources naturelles.

 

Mais avant d'aborder les modalités du fonds (qui ne manqueront pas de susciter débats et controverses dans les jours et les années à venir), il est important de préciser ce que l'on entend par « ressources génétiques numériques ». Il y a quelques semaines, l'Espagnole Isabel López Noriega, qui fait partie du CGIAR, un consortium de centres de recherche agricole du monde entier (1), a commencé par expliquer la première partie de ce nom : les séquences génétiques. « Les séquences d'ADN sont uniques d'un organisme à l'autre. Ces séquences nous permettent, par exemple, de savoir pourquoi une culture réagit mieux à la sécheresse qu'une autre. » Ces informations, ajoute  Isabel López Noriega, ont une très grande valeur économique car elles permettent de développer des produits tels que des médicaments, des vaccins, ainsi que de nouvelles variétés d'animaux et de plantes, « qui sont des produits ayant une grande valeur sur le marché ».

 

La dernière partie du nom - numérique - fait référence au fait que les entreprises et les centres de recherche ont désormais accès à ces séquences numériques par l'intermédiaire de bases de données qui sont généralement en libre accès. En d'autres termes, ils n'ont plus besoin de rechercher une ressource naturelle physique pour étudier et séquencer son génome, mais toutes ces informations sont disponibles en quelques clics.

 

Les grandes industries tirent parti de ces informations, qui sont généralement collectées dans les pays les plus riches en biodiversité, souvent les moins développés, pour créer ou améliorer des produits qui leur rapportent des millions de dollars. Le problème, comme le reconnaît une grande partie de la communauté universitaire, est que les entreprises ne partagent aucun des bénéfices qu'elles réalisent, au détriment des communautés locales et des peuples autochtones qui conservent la biodiversité depuis des siècles.

 

L'une des questions auxquelles il fallait répondre à Cali était de savoir comment amener les entreprises à partager une partie de ces bénéfices et à en faire profiter les communautés. Une partie de la solution était claire : les pays souhaitaient la création d'un fonds multilatéral. Il restait à régler les détails suivants : qui doit contribuer financièrement, quel montant doit-on donner et quand doit-on le faire ?

 

Un accord malgré le lobbying


Après deux semaines de lentes négociations (dont plusieurs à huis clos pour la presse et les observateurs) et d'allégations de lobbying de la part des entreprises pharmaceutiques et du secteur agroalimentaire, la COP16 est parvenue, dans sa décision finale, à adopter le « Fonds de Cali pour l'information sur les séquences numériques ». La création de ce fonds a été accueillie comme une bonne nouvelle par plusieurs organisations qui ont suivi les négociations.


Ce fonds sera le seul mécanisme de financement de la Convention sur la diversité biologique visant à partager équitablement les avantages du DSI. Comme l'indique la décision, « les utilisateurs d'informations sur les séquences numériques des ressources génétiques dans les secteurs qui bénéficient directement ou indirectement de leur utilisation dans leurs activités commerciales devraient contribuer au fonds mondial en proportion de leurs bénéfices ou de leurs revenus, en fonction de leur taille. »

 

Ces secteurs sont : les produits pharmaceutiques, les nutraceutiques (développement d'aliments et de compléments de santé), les cosmétiques, les sélectionneurs d'animaux et de plantes, les entreprises de biotechnologie et, enfin, les entreprises qui développent des équipements de laboratoire associés au séquençage et à l'utilisation d'informations de séquence numérique sur les ressources génétiques. Parmi ces secteurs, les entreprises doivent contribuer au fonds si leur bilan à ce jour dépasse deux des trois seuils suivants : leur actif total est supérieur à 20 millions de dollars, leur chiffre d'affaires est supérieur ou égal à 50 millions de dollars ou elles ont réalisé un bénéfice d'au moins 5 millions de dollars. Ce chiffre est basé sur la moyenne des trois années précédentes. Si elles dépassent deux de ces trois seuils, les entreprises devront verser au fonds 1 % de leurs bénéfices ou 0,1 % de leurs revenus.

 

[Note de la rédaction des humanités : Sanofi, sur la base de son bilan 2021, devrait ainsi verser 82 millions d’euros à ce fonds, sur un bénéfice net de 8,2 milliards d’euros. Voir ICI]

 

A la tribune de la COP16, au matin du 2 novembre, Susana Muhamad (au centre, avec à sa droite, Le secrétaire exécutif de la COP16, David Cooper, et à sa gauche, la secrétaire de la COP16 Astrid Schomaker) applaudit après l'adoption

du « Fonds de Cali pour l'information sur les séquences numériques ».


À cet égard, la ministre colombienne de l'environnement, Susana Muhamad, et présidente de la COP16, a souligné que « ce fonds multilatéral ouvre la voie à une véritable équité dans le cadre de l'utilisation de la biodiversité, en veillant à ce que les bénéfices parviennent à toutes les communautés ». Cependant, la réaction de The Common Initiative, une ONG qui a suivi de près les négociations, n'est pas aussi positive. Ses représentants ont fait remarquer, peu après l'approbation, que si le fonds « constitue une étape importante vers un partage inclusif des bénéfices », il pourrait avoir des difficultés à obtenir des contributions significatives :  « la structure est basée uniquement sur des incitations de réputation pour les entreprises, leur offrant la perspective d'être reconnues comme contributrices sans aucune obligation contraignante. La participation est volontaire et les entreprises sont principalement motivées par l'opportunité de gagner en prestige sur la liste des contributeurs au fonds ».

 

L’ONG craint qu'il soit difficile d'obtenir des contributions significatives, car celles-ci dépendront en fin de compte de la volonté des pays de les soutenir et de la reconnaissance par les entreprises de l'intérêt de le faire. C'est la clé d'un débat qui n'a pas abouti à Cali, justement à cause de la suspension de séance : celui du financement. Alors que les pays ont atteint la plénière finale sans se mettre d'accord sur la nécessité ou non de créer un nouveau fonds (2), le « Fonds de Cali » vise également à garantir que l'argent fourni permettra d'atteindre plus facilement les objectifs de financement établis dans le l’accord de Kunming-Montréal en 2022.

Selon les estimations de la Convention pour la biodiversité, les recettes provenant des industries utilisant les ressources génétiques numériques pourraient s'élever à environ 1,56 milliard de dollars en 2024 et à 2,3 milliards de dollars en 2030, bien que ces chiffres puissent varier en fonction des secteurs inclus et des pourcentages établis. L’ONG The Common Initiative souligne également que la moitié des ressources collectées par ce nouveau Fonds iraient directement aux peuples autochtones et aux communautés locales.


L'organisation philanthropique Global Strategic Communications Council (GSCC) a souligné un autre résultat positif de la création de ce fonds. Dans un projet de texte, il était indiqué que les entreprises souhaitant être exemptées de ces paiements devraient démontrer qu'elles n'utilisaient pas directement ou indirectement les ressources génétiques numériques. Toutefois, le texte final a supprimé cette mention et, au lieu de cela, a garanti que, dans les années à venir, le nombre de secteurs à prendre en considération pour les paiements pourrait augmenter.

 

Avant la COP16, Isabel López Noriega, du CGIAR, avait souligné que si le partage des avantages monétaires était important, « il serait encore plus pertinent de déterminer qui a l'obligation de partager les avantages non monétaires ». Elle faisait référence aux centres de recherche (tels que ceux du GCRAI) qui disposent d'importantes capacités technologiques et d'analyse de données, mais qui ne partagent pas ces informations. « Il ne s'agit pas seulement de partager les avantages découlant de la commercialisation d'un nouveau produit, mais aussi toutes les ressources qui sont développées et améliorées pour parvenir à ces produits », déclare-t-elle.

En d'autres termes, elle espère que les discussions permettront également de mettre en place des mécanismes permettant de créer des alliances entre les centres de recherche afin, par exemple, d'améliorer certaines cultures. Selon Isabel López Noriega, cela pourrait avoir un impact plus important sur les pays en développement que la répartition des ressources économiques.


Sur ce point, le texte adopté stipule que le partage des avantages non monétaires « devrait soutenir les besoins et priorités identifiés par les pays eux-mêmes en matière de technique et de renforcement des capacités, y compris, entre autres, le renforcement des capacités pour la génération, l'accès, l'utilisation et le stockage d'informations numériques sur les séquences de ressources génétiques ». En outre, les besoins identifiés par les peuples autochtones, les communautés locales, les femmes et les jeunes devraient être pris en compte.

 

On s'attend toutefois à ce que les réactions à la création du fonds et à ses spécificités se fassent au même rythme que les négociations : lentement et après plusieurs analyses pour une question qui est assez technique.

 

(Traduit de El Espectador)

 

NOTES


(1) - CGIAR (anciennement acronyme de Consultative Group on International Agricultural Research, soit Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale) se définit comme un partenariat global qui réunit des organisations internationales œuvrant dans la recherche sur la sécurité alimentaire qui regroupe quinze centres de recherche, des bailleurs de fonds et des organes consultatifs. L'objectif officiel de CGIAR est de faire progresser la science et l'innovation en agriculture et en alimentation pour permettre aux personnes pauvres, en particulier les femmes, de mieux nourrir leurs familles et d'améliorer la productivité et la résilience agricoles afin qu'elles puissent bénéficier de la croissance économique et assurer une gestion adéquate des ressources naturelles face aux changements climatiques et autres défis.


(2) – Comme nous l’expliquions dans un article précédent : Actuellement, le Fonds du cadre mondial pour la diversité est géré par le Fonds mondial pour l'environnement, une organisation créée en 1991. Problème : certains pays africains, la Colombie, le Brésil, et d'autres, jugent qu'ils ont des difficultés à accéder au financement du Fonds pour la diversité, que l'argent met trop de temps à arriver, et que les organes de décision sont déséquilibrés. Ces pays souhaiteraient la création de fonds gérés directement par la Convention mondiale pour la diversité, mais un certain nombre de pays donateurs comme le Canada, l'Australie, le Japon et la Suisse, s'y opposent fermement.

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