"De quoi s'agit-il ?" (Dionysos)
- Jean-Marc Adolphe
- 27 mars
- 9 min de lecture
Dernière mise à jour : 29 mars

Le Bois de bouleaux d'Andrzej Wajda (1970)
Faut-il des murs pour faire une maison ? Telle est la question que pose la jeune romancière et poète Alix Lerasle. Sinon, pour passer du coq à l'âne, la Corée du Nord va-t-elle envoyer des saisonniers chez Trumpland pour pallier le manque de main d'oeuvre dû aux expulsions de migrants ? Et la guerre de Crimée dans tout ça ? Voici quelques-unes des questions-pièces détachées du jour. Et aujourd'hui, il y a du bouleau, d'autant que c'est la Journée mondiale du théâtre, que même Rachida Dati elle est pas au courant...
Ephémérides
« D'habitude, dans mes films, je n'ai pas le temps de regarder la nature », disait Andrezj Wajda. « L'idée que la nature est une force panthéiste recréant de la vie à partir de la mort m'est chère. J'aurais pu aller simplement dans une forêt de bouleaux et la contempler pour moi-même. Mais je ne peux arriver à bien comprendre quelque chose - en ce cas, les rapports de la nature avec l'homme - qu'en tournant un film. Il faut que je puisse montrer aux autres ce que je ressens, ce que je découvre. Et puis, après avoir tourné beaucoup de films sur les grands événements et les confrontations d'idées, je me demandais, à cette époque, si j'étais capable de réaliser une petite histoire, en chuchotant au lieu de crier. »
De fait, écrivait Jacques Siclier dans Le Monde, « Le Bois de bouleaux [réalisé en 1970 par Wajda pour la télévision polonaise puis diffusé en salles] c'est, en effet, le chuchotement d'une nature mourant l'hiver pour renaître au printemps, berçant la vie, la mort et les passions des hommes. Concrète avec les bouleaux, les champs et l'eau, elle est allégorique avec la femme, Malina, dont la sensualité boit les dernières forces de Stanislaw et suscite la jalousie de Boleslaw, déjà rongé de doutes à l'égard de sa femme morte. Et Malina, la paysanne, enseigne finalement une sorte de sagesse épicurienne. »
Même si Le Bois de bouleaux reste un grand et beau film, il n'y a aucune raison particulière, sauf qu'aujourd'hui, c'est le jour du bouleau. Est, ou plutôt était, dans le "calendrier républicain", tel que désigné par le poète Fabre d'Églantine. Les bouleaux sont des pionniers : ce sont eux qui, souvent, constituent la première formation arborée lors de la reconquête ou de la colonisation de landes par la forêt. Les ingénieux du Paléolithique utilisaient le brai ou goudron de bouleau comme adhésif : il y a 200.000 ans, les Néandertaliens qui en connaissaient déjà un rayon en matière d'agroécologie produisaient du brai par distillation sèche de l'écorce de bouleau. En Europe du Nord
(Scandinavie, Pays baltes, Sibérie), cette même écorce, tressée en lanières, était utilisée à la campagne pour fabriquer des chaussures. Et en herboristerie, le bouleau est paré de nombreuses vertus. Aujourd'hui encore, on récolte sa sève, parfois transformée en "jus de bouleau", dont les fonctions diurétiques et drainantes sont avérées. Il paraît même que c'est recommandé pour faire passer une "gueule de bois".
En Russie, le bouleau a quasiment le statut de "héros national". Tous les Russes connaissent par cœur un poème écrit en 1913 par le "poète paysan" Sergueï Essenine :
« Un bouleau blanc
Sous ma fenêtre
S’est couvert de neige
Précisément d’argent.
Sur ses branches duveteuses
Par un liseré de neige
Se sont épanouis les pinceaux
En une blanche frange.
Et se tient le bouleau
Dans un silence endormi
Et brûlent les flocons
Dans le feu doré.
Et l’aurore, paresseusement
Faisant le tour
Saupoudre ses branches
D’un argent nouveau. »
Le 27 mars 1854 : le début de la guerre de Crimée
Pourtant, ni la précieuse sève de bouleau, ni même son écorce, ne furent objet de convoitise lorsqu'il y a cent soixante et onze ans, la France et le Royaume Uni déclarèrent la guerre à la Russie. A l'origine de qu'on a appelé "la guerre de Crimée" : la querelle entre les chrétiens latins et les orthodoxes sur la gestion des lieux saints en terre ottomane, notamment en Palestine. Le conflit s'acheva par la défaite de la Russie, entérinée par le traité de Paris de 1856, qui déclare notamment la neutralité de la mer Noire. Mais quelques années plus tard, profitant de la défaite française lors la guerre franco-allemande de 1870, la Russie dénonçait les clauses de la démilitarisation de la mer Noire...

Le dramaturge grec Theodoros Terzopoulos. Photo Francesco Galli
Bien que cela n'ait rien à voir, on devrait célébrer ce 27 mars la Journée mondiale du théâtre (date anniversaire de l'ouverture du Théâtre des Nations, ancien nom du Théâtre de la Ville de Paris, en 1962). Au Tchad, Vangdar Dorsouma, président du Conseil régional africain, vient de lancer un appel en soulignant que cette journée doit être une opportunité pour les artistes africains de s’unir et de collaborer afin de donner au théâtre tout son sens : « Il serait judicieux que les États des pays africains lui accordent une attention particulière et octroient des financements nécessaires aux artistes pour que le théâtre soit encore plus utile. » (Lire ICI) Au Mexique, ce jour, le Secrétariat à la Culture de la ville de México organise une centaine d'événements gratuits, le plus souvent en extérieur. Etc.
Le manifeste de cette année a été rédigé par le dramaturge grec Theodoros Terzopoulos, figure emblématique de la scène théâtrale internationale (encore jamais invité en France) et défenseur d'un théâtre qui fait place aux réalités les plus urgentes de notre temps. Comme son message ne semble pas encore avoir été diffusé en France, on s'y colle...
Message de la Journée mondiale du théâtre 2025, par Theodoros Terzopoulos
« Le théâtre peut-il entendre l'appel au secours que notre époque lance dans un monde de citoyens appauvris, enfermés dans des cellules de réalité virtuelle, retranchés dans leur intimité étouffante ? Peut-il le faire dans un univers d'existences robotisées au sein d'un système totalitaire de contrôle et de répression qui englobe la totalité de la vie ?
Le théâtre est-il concerné par la destruction écologique, le réchauffement climatique, la perte massive de biodiversité, la pollution des océans, la fonte des glaces, l'augmentation des incendies de forêt et les phénomènes météorologiques extrêmes ? Le théâtre peut-il être un élément actif de l'écosystème ? Pendant de nombreuses années, il a été spectateur de l'impact que nous, les humains, avons eu sur notre environnement et s'est efforcé de faire face à ce problème.
Le théâtre est-il préoccupé par la manière dont la condition humaine est façonnée et manipulée au 21e siècle par les intérêts politiques et économiques, les grands médias et les entreprises qui façonnent l'opinion générale ? Se préoccupe-t-il du rôle joué par les réseaux sociaux qui facilitent la manipulation et deviennent un obstacle presque insurmontable à la communication avec l'autre?
Un sentiment généralisé de peur de l'Autre, du Différent, de l'Étranger, domine nos pensées et nos actions.
Le théâtre peut-il fonctionner comme un espace de travail pour la coexistence des différences sans tenir compte de la blessure ouverte?
La blessure ouverte nous invite à reconstruire le mythe. Comme le dit Heiner Müller : « Le mythe est un agrégat, une machine à laquelle on peut toujours connecter des machines nouvelles et différentes. Il transporte de l'énergie jusqu'à ce que la vitesse croissante fasse exploser le terrain culturel » et, j'ajouterais, le terrain de la barbarie.
Le théâtre peut-il éclairer les traumatismes sociaux et cesser de s'éclairer lui-même ?
Des questions que Dionysos pose au théâtre lorsqu'il passe devant son lieu de naissance, la scène de l'édifice théâtral, et qu'il poursuit, tel un réfugié, son voyage silencieux à travers les paysages de guerre d'aujourd'hui.
Des questions qui ne permettent pas de réponses définitives, parce que le théâtre existe et perdure grâce à des questions sans réponses.
Regardons dans les yeux de Dionysos, le dieu extatique du théâtre et du mythe, qui unit le passé, le présent et l'avenir ; le fils de deux naissances, Zeus et Sémélé ; l'expression d'identités fluides, féminines et masculines, courroucées et douces, divines et animales, à la frontière entre la folie et la raison, l'ordre et le chaos ; un acrobate à la frontière entre la Vie et la Mort. Dionysos pose la question ontologique fondamentale : "de quoi s'agit-il ?" Une question qui conduit le créateur à une investigation toujours plus profonde de la racine du mythe et des multiples dimensions de l'énigme humaine.
Nous avons besoin de nouvelles formes narratives dont le but est de cultiver la mémoire et de donner forme à une nouvelle responsabilité morale et politique qui émerge de la dictature multiforme actuelle de ce nouveau Moyen-Âge que nous vivons de nos jours ».
En 1962, le premier "messager" de cette Journée mondiale du théâtre (sous égide de l'Unesco) fut Jean Cocteau. Soixante-trois ans plus tard, celle-ci n'est n'est même pas annoncée sur le site internet du ministère de la Culture. Selon nos fins limiers, la dernière fois que madame Rachida Dati s'est rendue au théâtre, c'était... le 3 juin 2024, au théâtre national de la danse – Chaillot, pour assister à la finale nationale du Trophée d’impro Culture & Diversité (organisé par la Fondation Culture et diversité du milliardaire Marc Ladreit de Lacharrière).
En pièces détachées

site internet du Monde, le 27 mars 2025 (capture d'écran)
Sur le banc des remplaçants
La boucherie Kim Jong Un a offert à la machine de guerre Poutine ses meilleurs morceaux : de la chair à canon fraîchement émoulue des académies en treillis de la Corée du Nord. Sur 11.000 de ces trouffions envoyés en vacances dans le Donbass, 4.000 d'entre eux ne reviendront pas. Comment les remplacer ? Comme le rapporte l'agence Tass, l'inénarrable Maria Lvova-Belova vient de proposer que soient réalisés des films pour enfants qui sauraient « montrer les exploits des participants à "l'opération spéciale militaire" comme un exemple pour la jeune génération ». Le problème, c'est que les enfants, ça met un temps fou à grandir. En attendant, heureusement, la boucherie Kim Jong Un a de la chair à canon en réserve : 3.000 recrues supplémentaires ont été envoyées sur le front ces dernières semaines. Personne ne leur a dit que ce sera, pour beaucoup, un aller simple.
Et ça ne fait pas du tout les affaires de Donald Trump qui comptait demander à son Kim de lui envoyer des travailleurs saisonniers pour remplacer les migrants expulsés. Mais le gouverneur de Floride, Ron deSantis, a trouvé une autre idée pour pallier le manque de main d'oeuvre "étrangère" : faire travailler les enfants ! « Pourquoi devrions-nous faire venir des étrangers, et même les laisser entrer illégalement, alors que les adolescents travaillaient autrefois dans ces stations balnéaires ? », a-t-il déclaré lors d'une table ronde avec Tom Homan, ancien directeur des services de l’immigration et des douanes des États-Unis – surnommé le « Tsar des frontières » de Donald Trump. En 2024, le Parlement de l'Etat de Floride avait déjà approuvé une loi autorisant les adolescents de 16 et 17 ans scolarisés à domicile à travailler à toute heure de la journée. Un nouveau texte prévoit d'aller encore plus loin avec, par exemple, la fin des restrictions sur le temps de travail pour les jeunes de 14 et 15 ans scolarisés à domicile, qui pourrontdésormais travaillerde nuit. On n'arrête pas le progrès...

Alix Lerasle. Photo DR
Poème du jour
S'il faut un argument choc, en voici un : à l'issue de la rencontre, un apéritif sera offert par la bibliothèque d'Arzacq (page Facebook ICI). Preuve en est que dans le Béarn, on sait vivre. Parce que oui, Arzacq (un millier d'habitants), c'est dans le Béarn. On sait vivre, et même accueillir la poésie, vu que "qui sème la poésie, récolte le bonheur".
Adoncques, ce samedi 29 mars à 11 h, dans le cadre du Printemps des poètes, la bibliothèque d'Arzacq reçoit Alix Lerasle, dont le tout premier roman, Du verre entre les doigts, est paru l'an passé aux éditions Castor Astral (qui fêtent cette année 50 ans d'existence). Alix Lerasle avait auparavant un ouvrage de poésie, Faut-il des murs pour faire une maison ?, aux éditions Cheyne, pour lequel elle a reçu le Prix de la Vocation.
Ci-dessous, quelques bribes d'une oeuvre bourgeonnante...
ailleurs
il y a une chambre
avec un lit dedans
alors c'est une maison
(Faut-il des murs pour faire une maison, éd. Cheyne, 2022)
***
Console-toi
Passe la porte
("Ta joie a glissé sur le sol", in J'ai voulu passer au travers, revue Pourtant n° 7)
***
J'habite la maison de mon corps
dans la maison de mon corps
les murs
ne sont pas de moi
(ibid)
***
j'ai cherché la maison
mes larmes me brouillaient la vue
je n'ai trouvé que des murs
(ibid)
***
C'était comment ton nom ?
(ibid)
***
mets ton corps en travers
(...)
mets ta voix en rempart
(ibid)
***
des yeux pour chercher des portes
et des fenêtres
à l'intérieur d'une maison
des yeux pour me sortir de là.
(ibid)
***
et moi je suis venue t'écrire
t'écrire depuis l'intérieur
t'écrire entre les murs
les murs de la maison
(ibid)
d'Alix Lerasle :
Faut-il des murs pour faire une maison ? poésie, éd. Cheyne, 2022, Prix de la vocation 2022
des flaques.des glaçons.des épines,. poésie, revue REVU n°11, 2024 des ou Des
25.03.2023, poésie, revue La Mer Gelée n°12, 2024
Du verre entre les doigts, roman, éd. Castor Astral, 2024
Parce que vous le valez bien, les humanités ce n'est pas pareil. Nous avons fait le choix d'un site entièrement gratuit, sans publicité, qui ne dépend que de l'engagement de nos lecteurs. Dons (défiscalisables) ou abonnements ICI
Et pour recevoir notre infolettre : https://www.leshumanites-media.com/info-lettre
« nécessité de l’anachronisme » [qui] révèle immédiatement notre manipulation, notre tact du temps » Georges Didi-Huberman, "Devant le temps : histoire de l’art et anachronisme des images", 2000
"manipulation" > main ; tact > toucher. Toucher le temps ? A quand un nouvel "atelier du regard" ?
Il y avait bien longtemps que je n'avais rencontré ce mot : « inactuel ». Souvenir d'un festival bordelais d'image cinéma que nous avions organisé en 2012 (Le Jeune Cinéma [IN]actuel via l'association CINÉRÉSEAUX). Cette citation d'Agamben clôturait le programme. Je trouve aimable de te la dédier, Jean-Marc.