Derrière l'arbre Musk, la forêt Palantir
- Jean-Marc Adolphe
- 4 juin
- 9 min de lecture
Dernière mise à jour : 10 juin

Donald Trump a confié à la société Palantir Technologies, présidée par Peter Thiel, un programme de surveillance de masse
des citoyens américains. Avec comme modèle le "crédit social" chinois? Photo DR
Il avait promis de réduire le train de vie de l’État, il repart avec un œil au beurre noir — et un échec cuisant. Tandis que la mission d’Elon Musk auprès du gouvernement Trump s’achève dans la confusion, le magnat de la tech dénonce désormais une « abomination » budgétaire, avant de menacer les élus de représailles électorales. Mais derrière le cirque médiatique, une restructuration profonde et brutale de l’État fédéral est en marche, pilotée par une extrême droite technocratique, notamment incarnée par Peter Thiel, le patron de Palantir Technologies. Surveillance de masse, démantèlement écologique, purges anti-migrants… Le soi-disant divorce Trump-Musk fait écran à une autre réalité : celle d’un régime qui s’organise pour durer.
Il y a longtemps que l’on n’a pas parlé de la cour de Néron, pardon, de Trumpland. Une question existentielle a beaucoup agité les gazettes ces Derniers temps. Le Magister officiorum Elon Musk, maître du DOGE, est-il encore en odeur de sainteté auprès de l’Imperator ? Et pourquoi diable avait-il un coquard à l’œil droit le 30 mai dernier, lors de la conférence de presse qui a scellé la fin de sa mission-tronçonneuse dans les dépenses fédérales états-uniennes ? Loin des 2.000 milliards d’objectif annoncé, ensuite ramené à 1.000 milliards, le bilan d’étape se situe entre 150 et 180 milliards. Il serait aisé, certains ne s’en privent pas, d’ironiser sur un tel fiasco, tout autant que sur l’œil au beurre noir de l’impétrant. Dans ce dernier cas, Elon Musk a vite désigné le coupable, en la personne de X Æ A-12, surnommé "Little X", son fils de 5 ans qu’il n’a cessé de trimballer sur les épaules, jusque dans le bureau ovale. « Je lui ai demandé de me frapper au visage », a expliqué Musk, comme si c’était là la chose la plus naturelle du monde en matière d’éducation parentale. Passons…
Sur l’échec (relatif) de sa mission avec le département de l’efficacité gouvernementale, Musk semble aussi avoir trouvé le coupable. Le, ou plutôt les coupables : les élus républicains qui ont entériné le projet de loi qui vise à mettre en œuvre le programme de politique intérieure de Trump, qu’il a qualifié sur X d'« abomination répugnante » ("Disgusting Abomination") : un projet « gigantesque, scandaleux et truffé de mesures clientélistes (qui va) augmenter considérablement le déficit budgétaire déjà colossal ». « Le Congrès est en train de mener l'Amérique à la faillite », a prophétisé Musk, menaçant de « renvoyer tous les politiciens qui ont trahi le peuple américain » lors des prochaines élections de mi-mandat, en 2026.
A moins que ces déclarations ne résultent d’une consommation excessive de kétamine et autres drogues (1), il semble que la lune de miel entre Trump et Musk soit arrivée à terme, sans que l’on sache qui aura la garde des enfants. Restons prudents et ne publions pas trop vite l’acte de divorce. « Elon ne part vraiment pas. Il va faire des allers-retours », a commenté l’Imperator. Ce que beaucoup ont oublié de dire, c’est que Musk était pratiquement obligé de mettre officiellement fin à sa fonction. Au-delà des 130 jours qu’il a "consommés" en tant qu'"employé spécial du gouvernement", il aurait dû, pour se conformer à une loi fédérale américaine, se soumettre à un certain nombre de déclarations financières et éthiques. Et puis quoi, encore ?

Russell Vought, lors de l'audience de confirmation devant la commission sénatoriale de la sécurité intérieure et des affaires gouvernementales, au Capitole, le 15 janvier 2025, à Washington, Photo Andrew Harnik/Getty Images.
Musk retournerait donc à ses affaires privées. Dans ce monde de brutes évoqué avec force ironie par Philippe Claudel dans Wanted (2), on n'est jamais à l'abri d'être doublé par plus requin que soi. Dans la sphère des "crypto bro", documentée sur les humanités par Maria Damcheva et son "feuilleton des cryptomonnaies", voilà surgir un gamin de 23 ans, nommé Zachary Terrell, à peine sorti de fac, qui vient d'être nommé consultant auprès de la National Science Foundation (NSF), où il va jouer un rôle clé dans la décision d'octroi de subventions scientifiques. Lui-même n'a aucune expérience en la matière. Principal mérite : avoir déjà créé une société spécialisée dans l'intégration de publicités sur la blockchain, et... avoir les dents longues. Avec des personnages de cet acabit, même si le "père du DOGE" est contraint de prendre un peu de champ, « le règne de terreur d'Elon Musk ne fait que commencer », écrit Alex Shephard dans un article de The New Republic. On peut compter sur Russel Vought, directeur du Bureau de la gestion et du budget, pour continuer la besogne. Ce "nationaliste chrétien", qui a été l’un des principaux artisans du "Projet 2025", milite pour le démantèlement de ce qu’il appelle "l’État administratif" fédéral, qu’il considère comme illégitime. Il est prêt à provoquer une crise constitutionnelle pour imposer sa vision d’un État fédéral réduit à sa plus simple expression et totalement soumis à l’entourage de Trump. Lequel vient encore de nommer à la tête du Service forestier des États-Unis (3), qui gère plus 780.000 km² de forêts nationales (environ 1,4 fois la France métropolitaine), un zozo du nom de Michael Boren, qui a fait fortune avec une société de logiciels d'investissement et de comptabilité, ce qui suffit à faire de lui, aux yeux de Trump, « un homme d'affaires prospère », autant dire un « visionnaire, un leader confirmé ».

A droite : Michael Boren en 2017 lors d’une audition du comté de Boise, dans l’Idaho, où il défendait la piste d’atterrissage
construite illégalement sur son ranch. A gauche : un hélicoptère immatriculé au nom d'une société appartenant à l'épouse de Michael Boren survolant le ranch dont il est propriétaire, le 31 mai dernier. Photo Aaron Agosto / New York Times
Membre éminent de l'Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours, selon laquelle Dieu parle encore aujourd’hui par des prophètes vivants (Trump doit être l’un d’eux), ce Michael Boren s’est illustré par plusieurs démêlés avec le Service des forêts qu’il va à présent diriger. Propriétaire d'un ranch bovin de 195 hectares (l’équivalent de 270 terrains de football) dans l'Idaho, en pleine zone protégée de montagnes, de lacs et de rivières), il a "aménagé" en toute illégalité le paysage pour faciliter le pâturage, et y a fait construire une piste d’atterrissage privée, avec construction d’un hangar et dépôt de carburant, le tout sans permis. A bord de son hélicoptère, il a encore intimidé à plusieurs reprises des employés du service forestier…
Pour stupéfiante qu’elle puisse paraître, la nomination de Michael Boren s’inscrit parfaitement dans la logique de Trump qui a signé un décret visant à augmenter de 25 % l'exploitation forestière aux États-Unis. Et en avril dernier, la secrétaire à l'Agriculture, Brooke Rollins, a supprimé d’un trait de plume les protections environnementales de près de 60 % des forêts nationales ! Au rayon des nouvelles pas franchement réjouissantes pour l’écologie, le projet de budget 2026 réserve une autre surprise de taille. Selon le New York Times, l’administration Trump prévoit de mettre fin au financement de l'un des programmes de recherche biologique et écologique fondamentaux du pays. Connu sous le nom de « Ecosystems Mission Area », ce programme étudie quasiment tous les aspects de l'écologie et de la biologie des paysages et des eaux naturels et modifiés par l'homme à travers le pays. Sa suppression devrait enterrer des décennies de luttes autour de la gestion des terres et de la protection des espèces menacées, qui a parfois empêché le forage et l'exploitation minière. La prévention des incendies de forêt, le suivi des espèces envahissantes et des maladies animales (notamment liées à l’utilisation de produits chimiques), mais aussi la gestion et la protection des ressources en eau, aujourd’hui cruciales, seront également privées de financement. Evidemment, ces coupes sombres, dont l’impact n’est pas immédiatement mesurable, suscitent moins de salive médiatique que le feuilleton Trump-Musk.

Mariam Mohammed, la mère de Babagana, devant sa maison à Bama, au Nigeria, avec les vêtements préférés de son fils cadet,
décédé début février des suites d'une drépanocytose. Photo Lawrence Abah
Au sein même de ce feuilleton, certaines informations passent au second plan, quand elles ne sont pas tout bonnement escamotées. Qui a ainsi entendu parler de Babagana Bukar Mohammed ? Cet enfant de 7 ans vivait à Bama, au Nigeria. Souffrant de drépanocytose, une maladie génétique du sang qui peut entraîner de graves complications (comme une septicémie), sa mère l’a amené à la clinique la plus proche. C’était le 3 février dernier. A son arrivée, la mère de Babagana a trouvé la clinique fermée, du fait de la suspension de l'aide américaine aux programmes de santé mondiaux, qui a commencé le 24 janvier. Babagana aurait sans doute pu être sauvé. Faute de soins, il est mort dans la nuit du 3 février.
Selon Brooke Nichols, professeure de santé mondiale à l’Université de Boston, les drastiques coupes budgétaires de l'USAID aurait d’ores et déjà entraîné environ 300.000 décès évitables, principalement parmi les enfants : interruption des traitements VIH, tuberculose, malnutrition et maladies infectieuses concourent en premier lieu à ce sinistre bilan légué par les 130 jours de Musk à la tête du DOGE. Et évidemment, ce n’est pas fini.

Peter Thiel, le patron de Palantir Technologies, en 2022 à Phoenix (Arizona). Photo Gage Skidmore/Flickr.
On ne sait toujours pas précisément ce que sont devenues les données aspirées par les équipes de Musk dans les ordinateurs des administrations fédérales. C’est le moment de reparler de Peter Thiel. Moins exposé que Musk dans les médias et sur les réseaux sociaux, cofondateur de Paypal, figure centrale de la « facho-tech » comme nous l’avions signalé dès le 19 novembre 2024 (ICI), et l’un des premiers soutiens trumpistes de la Silicon Valley dès 2016, Peter Thiel dirige aujourd’hui la société Palantir Technologies, dont la capitalisation boursière est estimée à 80 millions de dollars. Ce libertarien d’extrême droite ne cesse de vilipender l’État (dont il espère que les cryptomonnaies auront la peau), ce qui ne le gène nullement pour empocher de juteux contrats « publics ». Depuis 2009, Palantir a ainsi obtenu près de 2,5 milliards de dollars de contrats fédéraux, dont plus de 1,3 milliard du Département de la Défense. Depuis janvier 2025, sous l’administration Trump, Palantir a vu ses contrats s’accélérer. Plus de 113 millions de dollars de nouveaux contrats fédéraux ont été engagés, sans compter un contrat supplémentaire de 795 millions de dollars attribué par le Département de la Défense voici quelques semaines.
Et ce n’est pas tout. Alors que Donald Trump a ordonné, en mars dernier, le partage et la centralisation des données entre agences fédérales : impôts, sécurité sociale, immigration, santé, etc, le New York Times a révélé voici peu que Palantir avait été sélectionnée pour bâtir la plateforme d’exploitation de ces données (ICI). L’objectif officiel, comme de bien entendu, est de « moderniser » l’administration, de détecter les fraudes et d’améliorer l’efficacité gouvernementale. Mais certains experts décrivent ce dispositif comme « l’infrastructure de surveillance civile la plus étendue de l’histoire américaine » et dénoncent « un risque majeur de surveillance de masse et de dérive autoritaire », qui aurait comme modèle le « crédit social » à la chinoise.
Avant d’être étendu aux citoyens américains "ordinaires", ce système de surveillance généralisée va cibler en premier les immigrés, comme l’avait prophétisé l’historien Timothy Snyder. Alors que la Cour suprême venait d’autoriser l'administration Trump à révoquer le statut légal de plus de 500.000 immigrés originaires de Cuba, d'Haïti, du Nicaragua et du Venezuela, qui bénéficiaient d’un programme d’asile humanitaire, une spectaculaire opération de police a défrayé la chronique, le 30 mai dernier. Masqués et lourdement armés, une vingtaine d’agents des services de l’immigration et des douanes ont fait irruption dans un restaurant de San Diego, peu avant l’heure du dîner, faisant usage de grenades assourdissantes pour disperser la foule. Tout ça pour procéder à l’arrestation de quatre employés du restaurant, trois Mexicains et un Colombien, en situation prétendument irrégulière. Un conseiller municipal de San Diego, Sean Elo-Rivera, a qualifié l’opération de « terrorisme d’État »….
Biberonné, davantage encore qu’Elon Musk, au régime d’apartheid de l’Afrique du Sud où il a grandi, et avec lequel il a gardé certaines "attaches" (Roelof Botha, le fils de l’ancien président sud-africain, a ainsi été l‘un des premiers "ingénieurs financiers" de Paypal), Peter Thiel ne manquera certainement pas de zèle pour mettre au service de cette traque anti-migrants ses logiciels de surveillance. "Make America Great Again" : comme au temps de la ségrégation ?
Jean-Marc Adolphe, avec Maria Damcheva
(1). Voir enquête du New York Times publiée le 30 mai dernier (ICI).
(2). Le dernier roman de Philippe Claudel, aux éditions Stock, met en scène des figures contemporaines telles qu'Elon Musk, Donald Trump et Vladimir Poutine, mêlant réalité et fiction burlesque. Claudel explique sa démarche : face à la "violence d'irruption" de ces personnalités dans nos vies, il a ressenti le besoin d'entrer dans leur tête pour explorer leur "labyrinthe absolument obscur et dément".
(3). Le Service Forestier, dont la mission officielle est de « maintenir la santé, la diversité et la productivité des forêts et prairies du pays pour répondre aux besoins des générations présentes et futures » est censé assurer un équilibre entre l’exploitation forestière (bois, ressources minières), la préservation de la faune et de la biodiversité, la gestion des incendies (prévention, lutte active, brûlages contrôlés), les activités récréatives : randonnées, camping, chasse, pêche, ski, etc., et les permis et concessions : extraction minière, pâturage, etc.
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