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En Israël, peur, dégoût et ressentiment

Des Palestiniens et des Israéliens lors d’une cérémonie conjointe, organisée par Combatants for Peace

et le Parents Circle-Families Forum (PCFF), pour les victimes palestiniennes et israéliennes du terrorisme et des violences

lors de Yom Hazikaron à Tel Aviv, le 24 avril 2023. Photo Itaï Ron/Flash90.


A Gaza, depuis le 2 mars, Israël bloque toute entrée d'aide humanitaire. Alors que l’État hébreu est convoqué cette semaine sur les bancs de la Cour Internationale de Justice, et que le gouvernement français a appelé à "arrêter le massacre", un député du Likoud ne craint pas d'affirmer qu'il faut "affamer les Gazaouis", avant de les expulser. Et des médias de masse relaient sans filtre des propos extrêmes, révélant un climat où la brutalité n’est plus marginale mais banalisée. Cette dérive, alimentée par la peur, le ressentiment et la rhétorique sécuritaire, met à nu la décomposition morale d’une partie de la classe dirigeante et l’isolement croissant des voix modérées, alors que la société civile israélienne reste majoritairement opposée à la politique de son gouvernement. En miroir, la population de Gaza, prise en étau entre le blocus, les bombardements et la répression interne, sombre dans le désespoir, la famine et l’absence de perspective. Par Didier Epelbaum.


Dernier week-end d’avril. Moshe Saada, député du Likoud (parti de Nétanyahou) : « Je vais affamer les Gazaouis, oui et oui, c'est notre devoir. Il faut les expulser » (1). Ici, ce qui est stupéfiant, ce n’est pas tant la brutalité du propos que l’indifférence de cet avocat, ancien employé du ministère public, aux réactions internationales, aux accusations de crime contre l’humanité et de génocide. C’est fou à quel point il s’en fout. Il est enfermé dans sa bulle. Et peu lui importe que la société civile israélienne rejette la politique de son gouvernement (à 60-70% dans les sondages). Ce qui pose aussi question, c’est que cet homme porte une kipa, qu’il est censé respecter les commandements religieux. Or il s’assoit sur des principes et interdits fondamentaux, la proscription de meurtre, la protection des faibles, le rejet de la haine. La peur et la haine ont un effet destructeur sur la culture et la perception de la réalité.


Même jour. Jamais le chanteur israélien (relativement populaire), Kobi Peretz n’aurait rêvé faire la "une" du supplément hebdomadaire d’un grand journal israélien avec cette monstruosité : « Je n'ai pitié d'aucun citoyen qui se trouve à Gaza, du plus petit au plus grand » (2). Qu’importe, dira-t-on, il ne représente que lui-même ; rien de neuf, il a déjà chanté : « Que leur village soit brûlé. Que Gaza soit Rasée » (3). D’habitude, les médias préfèrent plutôt balayer ce genre de propos sous le tapis. Ce qui est terrifiant ici c’est que ce quotidien populaire à gros tirage, Yédiot Aharonot ("Dernière Nouvelles"), est particulièrement à l’affut de l’humeur de ses lecteurs. Il sait qu’en situation de danger, les gens n’entendent que les informations qui les rassurent et qui font écho à leurs angoisses. Son choix en dit beaucoup sur un certain état d’esprit.


Quatre piliers émotionnels nourrissent le populisme et mettent la démocratie en danger : la peur, le dégoût, le ressentiment et l’amour de la patrie selon la sociologue Eva Illouz (4). Pour les identifier, elle s’est appuyée sur l’exemple israélien un an avant le massacre du 7 octobre. A postériori, presque tout confirme sa thèse. En Israël, la réflexion est assourdie par les échos du 7 octobre, la mémoire de la Shoah, les cris de colère, le ressentiment, les pulsions de vengeance. La thérapie sociale convoquée est le patriotisme et son point culminant, la sublimation de l’héroïsme. Au-delà des catastrophes personnelles, familiales, nationales, l’ampleur du pogrome, l’échec militaire de la libération des otages, l’impuissance à faire plier le Hamas, ont désarticulé la société israélienne telle qu’on la connaissait. Les effets du choc émergent, les masques et les filtres moraux tombent.


Dans cette ambiance délétère, les leaders de l’opposition Benny Ganz et Yair Lapid font de l’hypotension ; ils s’expriment peu, manifestement prudents face aux réactions d’une opinion publique à fleur de peau et peu ouverte à leur critique rationnelle, courtoise et mesurée ; ils dévalent dans les sondages. Seul le président des Démocrates, Yair Golan, garde un ton critique extrêmement vif et grimpe dans l’opinion mais comme force d’appoint, pas comme majorité potentielle. 


La peur. Ah, la peur qui nous tord les boyaux, Netanyahou joue sans cesse sur elle, c’est son mantra. Il explique : impossible d'arrêter la guerre en échange de tous les otages car le Hamas obtiendra des garanties internationales que les combats ne reprendront pas. Il se reconstruira et préparera les prochains 7 octobre. N’écoutez pas les rumeurs de progrès dans la négociation, nous dit-il, rien ne se fait. Sauf que le Premier ministre feint d’ignorer les restrictions qui seront imposées dans tous les cas à l’organisation islamiste et le fait qu’en cas de violation de ces restrictions, Israël aura le prétexte légal de reprendre les combats. « Il nous prend vraiment pour des cons », écrit l’un des éminents commentateurs politiques du populaire journal israélien précédemment cité (5).


Paradoxalement le pôle médiatique concurrent est plus constant : les familles des otages. Exception à la thèse d’Illouz, elles portent une charge émotionnelle considérable mais elles ne perdent rien de leur détermination à lutter par les voies démocratiques, par la parole. Leur opiniâtreté est renforcée par un ressentiment croissant à l’égard des « saboteurs » de négociation, le dernier en titre étant le "ministre de la stratégie" Ron Dremer, le factotum de Nétanyahou. A Tel Aviv, sur la place dédiée, les mères d’otages sont là, le visage creusé par l’insomnie, solides comme un roc. Elles interpellent quotidiennement les dirigeants, les accusent de ne se préoccuper que de leur survie politique. Elles ne lâcheront rien tant que leurs enfants ne seront pas libérés. La majorité d’entre elles est favorable à l’arrêt immédiat de la guerre et l’évacuation du territoire de Gaza s’il apporte la libération de leurs proches, estimant qu’il sera toujours temps de s’occuper du Hamas. Ultérieurement.


Chez les Palestiniens de Gaza, ce n’est pas la démocratie qui est en danger, entre l’occupation israélienne et l’emprise du Hamas elle n’y a jamais existé, mais la cote des islamistes. Depuis qu’ils sont au pouvoir (2007), ils ont eu pour stratégie de pousser les Israéliens à surréagir à leurs attaques pour attirer des condamnations internationales sur le dos des Gazaouis à qui elle ne demande jamais leur consentement à souffrir et mourir. Tout montre aujourd’hui que la population est submergée par le désespoir et l’absence totale de perspective d’avenir. Ces affects alimentent le ressentiment à leur égard. On leur reproche le refus de libérer les otages israéliens qui mettrait un terme à une grande partie de leurs tourments, mais aussi la confiscation d’une part importante de l’aide humanitaire. Après s’être enflammés pour l’assaut du 7 octobre qui a « remis la question palestinienne au centre de l’actualité mondiale », les gazaouis semblent considérer aujourd’hui que le bilan est globalement négatif. Beaucoup trop négatif. Catastrophique. Les manifestations contre le Hamas aux cris de « Dehors ! Dehors ! Dehors ! » ont faibli, mais seulement après avoir été durement réprimées par la brutalité et l’assassinat. Le mois dernier, Oday al-Rubai, un contestataire de 22 ans, a été enlevé par des hommes armés dans un refuge de la ville de Gaza. Quelques heures plus tard, son corps a été retrouvé couvert de blessures horribles (6).


Le président de l’autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, a manifestement saisi la profondeur de ce ressentiment. Devant le Conseil central de l’OLP,  il a couvert d’injures les chefs du Hamas, ces « fils de chiens »  qui ont  « fourni à l'occupation criminelle des prétextes pour commettre ses crimes dans la bande de Gaza à commencer par les otages. […] C'est moi qui en paie le prix, notre peuple en paie le prix, pas Israël. Mes frères, libérez-les […] Chaque jour, il y a des morts. Pourquoi ? Parce que vous ne voulez pas remettre l'otage américain. […] Rendez ce que vous avez et sortez-nous de là » (7).  C’est lui le « Père de chiens » réplique le Hamas, les gens de l’OLP ne sont que des « hypocrites » (8).


Jamais l’organisation islamiste n’a été soumise à un tel amalgame de pressions : l’OLP et sa propre population, l’Égypte, la Turquie, le Qatar, Trump - n’oublions pas que les USA sont (ou ont été ?) le donateur majeur aux Palestiniens. Il faudra bien qu’elle libère les otages, qu’elle ôte au gouvernement israélien les prétextes à poursuivre la guerre et qu’elle permette la difficile reconstruction. Mais dans combien de temps ? Avant les élections israéliennes prévues le 27 octobre 2026 ? C’est très loin et nombre d’israéliens craignent qu’elles soient annulées quand Nétanyahou verra poindre la défaite que lui promettent les enquêtes d’opinion. On ne voit pas encore de lumière au bout du tunnel…


Didier Epelbaum


NOTES

(1). Channel 14, 25 avril 2025.

(2).Yédiot Aharonot, 25 avril 2025.

(3). Cité dans la plainte sud-africaine contre Israël devant la Cour Internationale de Justice, 29 déc. 2023.

(4). Eva Illouz, Les Émotions contre la démocratie, Premier Parallèle 2022.

(5). Ben Dror Yemini, Yédiot Aharonot, 25 avril 2025.

(7). L’Orient-le-Jour (Beyrouth) et Al-Ayyam (Ramallah).

(8). Osama Hamdan, voir ici  https://www.youtube.com/watch?v=0zJzQ9-rMrQ 

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