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Israël : une gauche à reconstruire

Photo du rédacteur: Didier EpelbaumDidier Epelbaum

Dernière mise à jour : 21 déc. 2024


Un manifestant avec un masque de Benjamin Netanyahou devant le tribunal de Tel Aviv, mardi 10 décembre 2024 (photo de gauche), alors que le Premier ministre israélien arrive au tribunal pour la reprise de son procès pour corruption (à droite).

Photos Menahem Kahana et Ariel Schalit / AP.


Alors que le procès de Benjamin Netanyahou, poursuivi pour corruption, fraude et abus de confiance, a repris le 10 décembre dernier à Tel Aviv, d'anciens hauts responsables politiques ou militaires ne mâchent pas leurs mots à l'encontre du Premier ministre israélien, qu'ils accusent ouvertement de procéder à un « nettoyage ethnique » du nord de la bande de Gaza, ou encore de prendre ses décisions en fonction de ses seuls intérêts personnels et de son maintien au pouvoir. Mais après la "brutalisation" de la société israélienne que le régime quasi autocratique de Netanyahou a accentuée, quel sursaut politique ? Alors que les prochaines élections législatives sont prévues en octobre 2026 (sauf élections anticipées), un nouveau parti politique a vu le jour en juin dernier, portant les espoirs d'une gauche émiettée. Sa figure de proue : Yair Golan, ancien chef d’état-major adjoint, dont le franc-parler et les positions commencent à trouver un écho significatif dans les sondages d'opinion. Par Didier Epelbaum.


Il est difficile d’analyser la société israélienne sans passer par le concept de « brutalisation » conçu par George Mosse après la Première Guerre mondiale (1), l’intériorisation des violences de guerre, de la dureté des combats, l’invasion du corps social et des médias par le culte des combattants volontaires « héros sacrifiés », l’arrière devenu le front, la politique par les mots de la guerre. Ce qui était à la marge fait tache d’huile : le parti "kahaniste" d’extrême-droite (du nom de Meir Kahana le fondateur) interdit en 1994 pour « terrorisme » et « racisme » a désormais pignon sur rue ; le fils spirituel Itamar Ben Gvir est aujourd’hui ministre de la Sécurité intérieure.


Ce processus a connu deux étapes datées.


Décembre 2022 : la formation du gouvernement de « droite pleine » dirigé par Benjamin Netanyahou. Il tente de faire plier la démocratie libérale pour instaurer un régime quasi autocratique, il s’attaque à la séparation des pouvoirs, à l’indépendance du système judiciaire. Des centaines de milliers d’Israéliens descendent dans la rue pendant des mois et il fait marche arrière.


La deuxième date est évidemment le 7 octobre 2023. Le KO, la brutalité extrême, la liesse des ennemis, la remontée brutale de la mémoire de l’expérience de la mort de masse, la pulsion de revanche et de vengeance… Les paroles : les Gazaouis comme « bêtes humaines » (2) ; Gaza qu’il faut « déglinguer », « atomiser », « effacer », « raser », lui balancer « les armes du Jugement dernier » (3). Il va de soi que ces déclarations font les choux gras de la Cour pénale internationale pour étayer l’accusation de « génocide ».


Les actes : les précautions auxquelles l’armée israélienne avait habitué les Gazaouis en 2014 ont disparu : oubliés, le "toc-toc sur le toit", le coup de semonce une demi-heure avant de bombarder un immeuble, les missions annulées en raison de la présence d’enfants, les tracts prévenant les gens de l’objectif d’un bombardement imminent (mais ils reviendront à Beyrouth à l’automne 2024).


En 2014, la guerre de Gaza se soldait par deux mille morts palestiniens en un mois. Israël et les Palestiniens acceptaient un cessez-le-feu « illimité ». En 2023-2024, plus de quarante mille morts.


Qu’est-ce qui a changé en dix ans ? L’explosion de la nature profonde de Benjamin Netanyahou, réprimée jusqu’alors par des contraintes politiques de compromis, son choix de s’allier à l’extrême-droite plutôt qu’à la droite libérale ? Les promesses quotidiennes de destruction imminente de Nasrallah et des ayatollahs ? L’effet suffocant de la "ceinture de feu" iranienne et des "sept fronts" ? Le glissement vers la droite d’un tiers des Israéliens après le 7 octobre ?  Tout cela et d’autres facteurs sans doute qui apparaitront au fil du temps.


Il y a en revanche un paradoxe que George Mosse n’a pas pu voir ou prévoir : tous les soirs à la télévision israélienne, des généraux aux cheveux blancs, anciens chefs d’état-major, du Mossad et de la Sécurité intérieure, pressent Netanyahou de conclure un accord quel qu’en soit « le prix douloureux », de mettre un terme à cette guerre qui épuise le pays (4). Le député de droite David Bittan, ex-président de la coalition au pouvoir, s’est interrogé sur ce phénomène : « Il y a quelque chose dans la fonction de chef du Mossad et du Shin Bet (5), quelque chose qui vous transforme en homme de gauche. »  Les phénomènes dont il parle ont pour nom Tamir Pardo, nommé directeur du Mossad par Netanyahou, affirmant que la libération des otages avait priorité sur la guerre, Ami Ayalon, contre-amiral et directeur de la Sécurité Intérieure, opposé à l’occupation et favorable à un État palestinien, Nadav Argaman, son successeur à la tête du Shin Bet, accusant Netanyahou de « mener Israël à sa perte », Youval Diskin, titulaire du même poste, qui a estimé le refus du volontariat pour les réservistes comme « un acte légitime et même héroïque » pour faire échec à la réforme de régime politique voulue par Netanyahou.


Ce « quelque chose », c’est la connaissance intime de la réalité vraie du prix humain et politique de la violence et de la guerre et de la valeur des hommes politiques qu’ils ont côtoyés. C’est le rejet de l’illusion qu’on peut résoudre les problèmes par les armes et la destruction.


Dans le concert critique des galonnés, trois personnalités émergent.


L’ancien : Moché Yaalon (74 ans), ancien vice-premier ministre et ministre de la défense de Netanyahou, qui se définit « de droite » mais qui dénonce un « nettoyage ethnique » du nord de la bande de Gaza et un « danger existentiel pour la sécurité d’Israël ».


L’actuel : Gadi Eizencot (64 ans), ancien chef d’état-major et ministre de Netanyahou (jusqu’en juin 2024). Premier israélien à ce poste issu d’une famille marocaine, il a perdu un fils et deux neveux au combat depuis le 7 octobre. Il reproche au premier ministre de prendre ses décisions en fonction de ses intérêts personnels et de son maintien au pouvoir plutôt qu’aux intérêts de la nation.


Et surtout le nouveau : Yair Golan (62 ans), ancien chef d’état-major adjoint qui a réussi l’exploit de recoller les miettes de la "gauche sioniste" (les partis traditionnels, Meretz et Travaillistes, ainsi que des éléments du mouvement de contestation de 2023) pour créer un nouveau parti, Les Démocrates. Les sondages lui attribuent entre 8 et 12 sièges au parlement (sur 120, contre 4 aujourd’hui), ce qui en ferait l’élément incontournable d’une coalition libérale laïque de centre droit/gauche. (6)


Yair Golan, à la Knesset, le 25 septembre 2019. Photo Yonatan Sindel/Flash90.


« Traitre de gauche » ou héros, les termes qui résument le mieux son image de marque sont probablement "courage" et "initiative". Yair Golan est un israélien représentatif de la génération des descendants des fondateurs. Il se réclame de Ben Gourion (le premier chef de gouvernement) et de Rabin (le premier ministre assassiné par un militant d’extrême-droite). Lui qui se dit « patriote à fond », est fils d’un père militaire de carrière qui a fui l’Allemagne nazie et d’une mère ukrainienne. Il est né dans la banlieue de Tel Aviv il y a 62 ans, il a fréquenté un mouvement de jeunesse socialiste et un lycée technique (il a ensuite obtenu une maîtrise d’administration publique à l’université Harvard).


Après son service dans les unités d’élite (notamment parachutistes), il a choisi la carrière militaire où il a régulièrement gravi les échelons. Général de brigade en 2003, il a commandé la division de Cisjordanie, puis en 2008 le « Front intérieur » et en 2011, la région militaire nord, face au Hezbollah. On parlait de lui pour le poste suprême de l’armée israélienne quand il lança une bombe médiatique. C’était le jour de la commémoration de la Shoah en 2016 : « S'il y a une chose qui fait peur dans le souvenir de l'Holocauste, c’est de découvrir des réapparitions ici, au cours de l'année 2016, des processus terribles qui se sont développés en Europe – en particulier en Allemagne – il y a 70, 80 et 90 ans. » On lui reprocha alors de comparer Israël à l’Allemagne nazie, et ce discours lui couta sa promotion.  Il quitta l’armée d’active en 2018 mais il maintient son analyse : « Je ne suis pas sûr qu’aujourd’hui Israël soit un État vraiment démocratique ».


Le 7 octobre 2023, en apprenant l’invasion du Hamas à la radio, il enfile son uniforme de réserviste, prend un fusil d’assaut et saute dans sa Toyota vers Gaza. On l’informe qu’un groupe de jeunes se cache près de la frontière. Il les trouve et les éloigne de la zone des combats. Il effectuera ainsi plusieurs allers-retours avec des survivants. En mai 2024, il a été élu à la présidence du parti travailliste avec 95% des voix sur un programme d’union de la gauche sioniste.


Même s'il pense qu'un Etat palestinien n'est pas immédiatement réalisable, compte tenu du contexte actuel, Yair Golan est partisan de la solution à deux États, un État palestinien en Cisjordanie et dans la bande de Gaza (avec des modifications de frontières négociées) : « La droite aujourd’hui en Israël, ce sont les gens qui pensent que nous pouvons annexer des millions de Palestiniens, et qu’Israël devrait adopter une sorte de politique de vengeance, que nous pouvons vivre de nos épées et ne pas tenter de nous réconcilier avec les Palestiniens ou toute autre entité hostile dans le monde. Je pense exactement le contraire.  (...) Mais à l’heure actuelle, nous sommes une nation traumatisée. Les gens ont perdu leur sentiment de sécurité ; ils ne font pas confiance à Tsahal pour les protéger. » (7)


il n’hésite pas à qualifier Tsahal d’« armée d’occupation » et reproche au gouvernement israélien d’être géré comme une « organisation criminelle ». Il veut la « séparation totale » de la religion et de l’État. On peut lui reconnaître un sens de la formule forte : « La menace qui pèse sur notre niveau moral est plus grande que la menace iranienne » (8). C’est son choix stratégique, parler fort, ne pas mettre de gants : « Quand on est courtois et sympathique, on se fait écraser ».


Ce qui n’est pas sans risque. Lorsque des Israéliens profanèrent des pierres tombales palestiniennes à Kfar Burka près de Ramallah, il déclara : « Ces gens commettent un pogrom. Est-ce qu'on abuse des pierres tombales ? Ce ne sont pas des gens, ce sont des sous-humains, des gens méprisables, la corruption du peuple juif. » Il a reconnu qu’il s’agissait d’une déclaration « malencontreuse », mais dans le contexte de violence verbale qui caractérise le "débat" politique israélien, on a vu pire.


Yair Golan est en tout cas le seul homme politique d’opposition qui soit allé au-delà des paroles de contestation. Lui et Les Démocrates sont les éléments novateurs de la vie politique israélienne. Il y a en aura probablement d’autres d’ici aux prochaines élections prévues dans moins de deux ans. Ou avant ?


Didier Epelbaum


NOTES


(1) - George Lachmann Mosse (né le 20 septembre 1918 à Berlin, mort le 22 janvier 1999, à Madison, au Wisconsin) est un historien américain d'origine allemande. Historien des mentalités, il est en particulier à l'origine du concept de « brutalisation » appliqué aux sociétés qui sortent de la Guerre 1914-1918. George L. Mosse y voit la « matrice des totalitarismes ». Parmi ses ouvrages traduits en français : De la Grande Guerre au totalitarisme : la brutalisation des sociétés européennes, Hachette littératures, 1999.


(2) - L'expression est de Yoav Galant, ex-ministre de la Défense.


(3) - Selon les mots, respectivement, de Betsalel Smotritch, ministre des Finances, de  Amichai Eliyahou, ministre du Patrimoine, et de trois députés du Likoud, le parti au pouvoir : Nissim Vaturi, Galit Abtarian Distel, et Taly Gottlieb.


(4) - Les anciens chefs d’état-major Gadi Eisenkot, Dan Haloutz, Moché Yaalon, Benny Gantz, Ehoud Barak ; les généraux Amir Tibon, Israel Ziv, Danny Yatom, etc.


(5) - Le Mossad est chargé du renseignement extérieur et des opérations spéciales en dehors des frontières de l’État d'Israël, tandis que le Shin Bet est le service de renseignement intérieur israélien.


(6) - La Knesset (le Parlement israélien) est composée de 120 députés élus à la proportionnelle intégrale; la majorité est de 61 députés. 13 groupes politiques y sont actuellement représentés, voir sur Wikipédia. Le Likoud de "Bibi" Netanhyaou règne avec 32 députés (projections entre 22et 26 sièges dans les derniers sondages). L'extrême-droite - qui dicte souvent la politique - est à 14. Les "anti Bibi": droite libérale, centre droit et gauche ont entre 24 et 4 sièges chacun (en hausse dans les sondages) Avec 10 ou 12 sièges, un parti fait la différence pour gouverner sans les partis religieux!   Beaucoup d'électeurs de gauche sont allés voir au centre, faute de mieux. Dans le contexte guerrier, un général sans reproches et sincèrement de gauche donne une nouvelle crédibilité.


(7) - Interview dans The Guardian, 12 août 2024.


(8) - Dans une Interview par la journaliste Ilana Dayan sur la télévision israélienne Channel 12 le 7 avril 2019.

 

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