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La folle histoire des bébés volés du franquisme



ENQUÊTE. Après plusieurs années de recherche, elle a fini par retrouver sa mère biologique. Ana Belén Pintado fait partie des quelque 30.000 enfants volés à leur naissance et adoptés-achetés par des familles catholiques, sous le règne du franquisme en Espagne. Une véritable industrie destinée à éradiquer le « gène rouge » d’enfants dans des familles subversives ou simplement pauvres, à laquelle l’Église catholique a prêté main forte. Et un crime dont les responsables sont restés, jusqu’à aujourd’hui, totalement impunis.


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Par une chaude journée d'octobre 2017, Ana Belén Pintado a décidé de faire de la place dans son garage. Son père, Manuel, est décédé en 2010, suivi par sa mère, Petra, quatre ans plus tard. Leurs affaires prenaient la poussière dans sa maison de Campo de Criptana, une petite ville au sud de Madrid. En ouvrant soigneusement les boîtes, elle s'émerveille des objets qu'elles contiennent - des robes de son enfance, une poupée, un vieux dictionnaire - chacun d'entre eux lui étant familier et lui rappelant la vie qu'ils partageaient tous les trois.

Mais elle tombe aussi sur des papiers qu'elle n'avait jamais vus auparavant : des dossiers médicaux datant de plusieurs décennies, dont une note du médecin de sa mère. La note disait que Petra Lucas-Torres était mariée depuis huit ans. Elle avait 31 ans et essayait de fonder une famille. Mais les radiographies ont montré qu'elle avait une anomalie utérine et des trompes de Fallope bouchées. En d'autres termes, la mère d’Ana Belén était stérile. Ce diagnostic était daté d’avril 1967, six ans avant sa naissance.

Pendant longtemps, Ana Belén Pintado a cru que le couple qui l'avait élevée était ses parents biologiques, mais certains aspects la laissaient perplexe. Elle n'avait ainsi ni frères et sœurs, ce qui était rare dans une ville catholique comme Campo de Criptana. Un incident étrange s'est également produit après la mort de son père : un notaire chargé de l'héritage avait trouvé des documents prouvant qu'elle était née avec un autre nom de famille, mais avant que quiconque dans la famille puisse les examiner de près, sa mère a caché les documents et a refusé d'en parler à nouveau.


En passant au crible les papiers dans son garage, elle a trouvé un autre document aussi déroutant que la note du médecin. Il s'agissait d'un certificat de naissance, indiquant que sa mère avait donné naissance à une fille à la maternité Santa Cristina de Madrid. « Bonne apparence et vitalité, bonne teinte », a écrit un employé de l'hôpital. Le papier portait la date de naissance d’Ana Belén, le 10 juillet 1973. Il y avait même un numéro de chambre : 22. Elle a regardé attentivement l'acte de naissance, et a remarqué que quelqu'un avait arraché le tiers supérieur du papier, laissant un bord dentelé. Son certificat de naissance avait été falsifié ; il y avait là quelque chose que quelqu'un avait voulu cacher. « Et c'est là que j'ai cru que j'ai commencé à comprendre que j’avais sans doute été un bébé volé », dit-elle.

Ana Belén Pintado lors de sa première communion


Ana Belén Pintado était depuis longtemps au courant du cas des bébés volés dans les hôpitaux espagnols. Les vols ont eu lieu à la fin du régime de Francisco Franco, le dictateur qui a dirigé le pays jusqu'en 1975, et aujourd'hui encore, les disparitions restent un sujet de mystère et de débat parmi les spécialistes. Selon les mères biologiques, les religieuses travaillant dans les maternités enlevaient les bébés peu après leur naissance et disaient aux femmes, souvent célibataires ou pauvres, que leurs enfants étaient mort-nés. Mais les bébés n'étaient pas morts : ils avaient été vendus, discrètement, à des parents catholiques aisés, dont beaucoup n'étaient pas en mesure d'avoir une famille à eux. Sous une pile de faux papiers, les familles adoptives ont enterré le secret du crime qu'elles avaient commis. Les enfants enlevés étaient connus en Espagne sous le simple nom de "bébés volés". Personne ne sait exactement combien de personnes ont été enlevées, mais les estimations font état de dizaines de milliers.

Le phénomène des bébés volés n'était qu'une partie du cauchemar national qui a commencé en Espagne avec l'arrivée au pouvoir de Franco. Franco faisait partie du groupe d'officiers militaires qui avaient comploté pour renverser le gouvernement du Front populaire lors d'une tentative de coup d’État en 1936, déclenchant ainsi la guerre civile espagnole. Du jour au lendemain, l'Espagne est passée du statut de démocratie à celui de pays où les escadrons de la mort raflaient et exécutaient militants de gauche et intellectuels. Et alors que ses troupes nationalistes n’arrivaient pas à soumettre le Pays basque, Franco fit appel aux avions de guerre de l'Allemagne nazie, qui rasèrent la ville de Guernica, inspirant à Pablo Picasso le célèbre tableau qui porte son nom. Cette cruauté est typique d'un nouveau type d'autoritarisme qui a commencé à renverser les démocraties une à une en Europe dans les années 1930. Mais contrairement à Adolf Hitler, Franco a survécu à la Seconde Guerre mondiale. Le régime espagnol a perduré en tant qu'État fasciste au cœur de l'Europe moderne.

Antonio Vallejo-Nájera, "le Mengele espagnol"


Une fois arrivé au pouvoir, Franco a pris le titre de Caudillo et a rapidement commencé à éliminer les libertés sociales dans le pays. Jusqu'au début des années 1930, l'Espagne était l'un des pays les plus progressistes d'Europe, autorisant les couples mariés à divorcer et les femmes à se faire avorter. Sous le régime de Franco, ces droits ont été rapidement bafoués. La contraception dut interdite, l'adultère criminalisé et les femmes perdirent le droit de vote. Les journaux furent censurés et de nombreux livres interdits, à commencer par ceux de Federico García Lorca, le plus célèbre poète et dramaturge espagnol (tué par les fascistes pendant la guerre civile). Le mouvement politique de Franco, la Phalange, est allé jusqu'à publier un calendrier pour les femmes au foyer indiquant les heures pour amener les enfants à l'école, faire la lessive et préparer les repas.

Mais l'un des abus les plus durables de l'époque a été subi par les enfants. À la fin des années 1930 et dans les années 1940, Antonio Vallejo-Nájera, l'un des principaux psychiatres du régime, formé dans l'Allemagne nazie, a promu l'idée d'un "gène rouge" marxiste porté par les enfants des opposants de gauche de Franco. Le gène, disait-il, pourrait être supprimé en séparant les enfants de leur mère et en les plaçant dans des familles conservatrices. Les hommes de Franco ont rapidement commencé les enlèvements à grande échelle. Ils ont ciblé les enfants orphelins des pelotons d'exécution de Franco et ont pris les nouveau-nés des femmes qui avaient accouché en prison en tant que prisonnières politiques. Tous ont été envoyés pour être élevés par des personnes loyales au régime. C'est le début de l'ère des "bébés volés".

Un internat catholique dans les années 1950, sous le régime de Franco


Le régime de Franco a également marqué un revirement spectaculaire pour l'Église catholique, qui a permis à ses religieuses et à ses prêtres de devenir des partenaires du régime fasciste. Ils géraient le système éducatif, où les enfants devaient être instruits des valeurs catholiques et apprendre à lire la Bible. Franco a également cédé au clergé la supervision de certains secteurs du système hospitalier de l'État. Les religieuses étaient souvent chargées de la gestion supérieure des hôpitaux, participant à la sélection du personnel et supervisant le budget. Mais leur influence était plus grande encore dans les sections caritatives des hôpitaux qui accueillaient les pauvres. Les religieuses y encourageaient souvent les mères célibataires à donner leurs bébés en adoption à des couples mariés.

« Les mères n'étaient plus des prisonnières, des Rouges ou des épouses de Rouges », ont écrit les journalistes Jesús Duva et Natalia Junquera dans Vidas robadas, un livre de 2011 sur les enlèvements. « Il ne s'agissait plus de répression politique, même si, d'une certaine manière, les victimes appartenaient toujours à la classe sociale des vaincus : les couples modestes. » Pendant un certain temps, ce dispositif a fonctionné sans problème. Mais dans les années 1960, Franco a ouvert l'Espagne au tourisme et aux industries multinationales, qui ont fait venir des étrangers aux idéologies plus libérales. L'économie a également connu un essor, donnant aux femmes une plus grande indépendance. Être une mère célibataire n'était plus aussi impossible qu'il y paraissait. « L'offre de nouveaux-nés s’est réduite », dit Soledad Arroyo, une journaliste qui a enquêté sur les premières dénonciations, « mais il existait déjà un marché pour le trafic illégal de bébés. »

Certaines religieuses - avec l'aide de médecins, d'infirmières et de sage-femmes - ont commencé à kidnapper des bébés pour répondre à la demande. Dans certains cas, les religieuses ont réussi à convaincre les mères d'abandonner leurs enfants de leur plein gré, mais beaucoup disent avoir été contraintes d'abandonner leurs nouveau-nés. D'autres disent qu'elles ont été mises sous sédatif dans la salle d'accouchement et qu'on leur a dit, à leur réveil, que leur bébé était mort. En réalité, les enfants avaient été vendus à d'autres familles.


Le "Pacte de l'oubli", pour éviter de se confronter au sombre héritage de la dictature franquiste


Le régime de Franco n'a pas été le seul à utiliser le vol d'enfants comme une arme politique. En Argentine, jusqu'à 30.000 personnes ont été "disparues" par une junte militaire qui a gouverné de 1976 à 1983 et qui a remis leurs enfants orphelins à des familles de droite, ce qui a suscité des décennies de protestations et de demandes d'enquêtes gouvernementales. En Espagne, les gens font souvent référence aux affaires argentines comme si elles constituaient un précédent. Mais contrairement à l'Argentine, l'Espagne n'a jamais mis en place de commission vérité et réconciliation. En fait, le pays a fait le contraire, en adoptant une vaste loi d'amnistie dans les années qui ont suivi la mort de Franco, qui a absous les membres du régime de la plupart de ses crimes passés. Bien que l'amnistie n'ait pas été explicitement accordée aux responsables des enlèvements, cette politique reflétait un consensus qui avait émergé dans l'Espagne post-franquiste : éviter de se confronter au sombre héritage de la dictature. L'accord avait même un nom : le Pacte de l'oubli (Pacto del Olvido, lire ICI en espagnol). Les dirigeants espagnols de droite et de gauche ont défendu la nécessité d'une démocratie pacifique, même si cela signifiait sacrifier les demandes populaires de justice. « Ne dérangeons pas les tombes et ne jetons pas les ossements des uns et des autres : laissons les historiens faire leur travail », déclarait ainsi José María Aznar, ancien Premier ministre du Parti populaire, dans un discours prononcé des années plus tard.

C'est un sentiment qui a perduré jusqu'à ce jour. De nombreuses fosses communes appartenant à des victimes des nationalistes qui ont été tuées pendant la guerre civile restent intactes, malgré les demandes des proches d'exhumer et d'identifier les corps. La vallée des morts, basilique catholique et monument à la dictature fasciste, domine toujours la capitale. Et pour les bébés volés de l'époque, aujourd'hui adultes d'âge moyen comme Ana Belén Pintado, il n'y a eu aucune reconnaissance officielle de ce qui s'est passé dans les hôpitaux. Aucune excuse du gouvernement ou de l'Église pour les enlèvements. Et aucun point de départ clair pour trouver des réponses. Ana Belén Pintado, comme beaucoup d'autres, a dû se transformer en détective pour enquêter sur son propre enlèvement, afin de retrouver les parents qu'elle n'a jamais connus.


Le village de Campo de Criptana. Photo Lydia Metral / The New York Times


Campo de Criptana a offert ce qui semblait être une enfance idéale pour Ana Belén Pintado. Le village est situé le long d'une route menant au sud de Madrid, où le paysage urbain de la capitale fait place aux vignobles et aux champs de blé. Sur la colline qui surplombe le village se trouvent des moulins à vent blancs géants du XVIe siècle qui, selon les habitants, ont inspiré les moulins à vent de Don Quichotte. Ana Belén Pintado conserve des souvenirs des rues sinueuses, de ses parents, de la boutique que tenait son père, la boulangerie Manuel Pintado. Enfant, elle aimait jouer parmi les boîtes d'œufs qu'il déchargeait pendant que sa mère vendait des croissants et des gâtaux aux clients. Aujourd'hui, à l'âge adulte, elle se rend compte qu'elle n'a peut-être jamais connu ses parents. Ils lui avaient caché un secret et elle était déterminée à découvrir qui d'autre était au courant.

Elle a commencé par contacter une voisine qui était une amie proche de ses parents. Armés des papiers du garage, elle et son mari, Jesús Ignacio Monreal, frappent à sa porte. « Je suis venu pour savoir », a dit sans ambages Ana Belén après être entrée. « Explique-moi comment s'est passée ma naissance. »


L'amie de la famille a admis qu'elle avait toujours été au courant de l'adoption, mais a dit qu'elle ne savait pas grand-chose d'autre. Ana Belén a demandé à la voisine de se souvenir, de se souvenir de tout ce qu'elle pouvait, même des détails qui ne semblaient pas importants. La voisine s’est souvenue avoir été avec les parents d’Ana Belén la nuit où elle a été ramenée de l'hôpital. Ils étaient dans la rue et le couple lui a montré le visage du bébé, qui ressemblait à celui d'un petit ange. Mais il y avait aussi quelque chose d'étrange dans cette rencontre. Le père d’Ana Belén avait insisté - son corps tremblant de rage - pour que personne ne dise jamais à sa nouvelle fille qu'elle était adoptée. Cela devait rester un secret. La voisine n'a donc plus jamais abordé le sujet jusqu'à ce qu’Ana Belén et son mari lui posent la question ce soir-là.


En écoutant, le mari d’Ana Belén Pintado n'a pas été entièrement surpris par l'histoire. Il y a de nombreuses années, il avait entendu des rumeurs selon lesquelles sa femme avait été adoptée, mais il n'en a jamais parlé, ni lorsqu'ils étaient jeunes et se racontaient leur vie, ni pendant les années de leur mariage où ils ont eu trois enfants. « Mon mari », dit-elle, « le savait aussi, mais il ne me l'a jamais dit parce qu'il pensait que je le savais, que c'était une affaire privée, que je ne voulais pas en parler. » Jesús Ignacio Monreal, qui a lui aussi grandi dans le village, savait que la question des adoptions pouvait être difficile. Peu d'endroits étaient plus traditionnels que le Campo de Criptana, où la vie était centrée sur les confréries religieuses, chacune ayant sa propre salle de réunion dédiée à un personnage biblique différent.

Manuel et Petra Pintado, le couple qui a "adopté" Ana Belén Pintado


Ana Belén Pintado a décidé de se rendre à la mairie de Campo de Criptana pour demander une copie de son acte d'état civil, qui pourrait contenir quelques informations supplémentaires sur sa naissance. Un employé est allé dans les archives et en a sorti un morceau de papier, marqué d'un blason espagnol, qui indiquait qu’elle avait été enregistrée sous un nom de famille différent de celui de ses parents : Pardo López, le même nom qu'elle pensait avoir vu dans les documents d'héritage que sa mère lui avait pris. Le document, dont l'écriture était floue et difficile à comprendre, indiquait que les parents s'appellent Miguel et María.


Ana Belén Pintado a poursuivi ses recherches, frappant à toutes les portes du village, espérant que d'autres personnes seraient enfin disposées à partager ce qu'elles savent, maintenant que ses parents ne sont plus là. Certains des amis de ses parents étaient morts ces dernières années, d'autres prétendaient ne pas savoir. Mais un voisin a raconté une histoire qu’Ana Belén Pintado n'avait jamais entendue. Quand sa mère était en vie, elle et son groupe d'amis se réunissaient le samedi. Après quelques heures, elle « a laissé échapper certaines choses », a dit le voisin, notamment une histoire sur la nuit où Ana Belén a été ramené de Madrid. Elle a raconté au groupe, presque avec vantardise, que les personnes impliquées dans l'adoption lui avaient demandé de porter un oreiller sous sa robe pour avoir l'air enceinte lorsqu'elle se rendrait à l'hôpital. Elle a également dit qu'elle avait payé une grosse somme d'argent pour l'adoption.


Ana Belén Pintado pouvait à peine croire ce qu'elle entendait. Si sa mère avait fait semblant d'être enceinte, si son acte de naissance était faux, si ses parents avaient proposé un gros paiement pour elle, ils devaient savoir exactement à quoi s'attendre : ils avaient activement participé à son enlèvement. Son amour pour eux avait été construit sur une histoire partagée qu'elle savait maintenant être fausse. Elle pouvait sentir son sentiment de déception se transformer en colère.


De retour dans son garage, parmi les papiers de sa défunte mère, Ana Belén Pintado a trouvé un indice supplémentaire. Sa mère avait conservé un jeu de cartes de vœux d'une religieuse catholique de Madrid. L'une d'elles montre Joseph et Marie devant une crèche ; la seconde représente une femme en habit religieux, tenant un enfant dans ses bras. « Que votre fille dont je me souviens soit un encouragement à continuer à vivre pleine de foi », disait-ellz.

Ana Belén Pintado s’est souvenue avoir rendu visite à une religieuse à Madrid lorsqu'elle était enfant. Elle s’est rappelée du train pour la capitale, et de sa mère la laissant dehors alors qu'elle lui remettait une enveloppe d'argent. Elle ne se souvenait pas du nom de la nonne. Mais elle était là, signée au bas de la carte : Sœur María Gómez Valbuena. Ana Belén Pintado a recherché son nom sur Internet et a trouvé des dizaines de rapports d'enlèvements, dont beaucoup ressemblaient au sien. Et chaque cas la conduisait à l'hôpital où elle est née.


Les premières accusations publiques de vente de bébés en Espagne remontent aux années 1980. En 1989, la une d'un magazine féminin populaire titrait : "Trafic d'enfants à Madrid - 'Ils m'ont pris ma fille sans jamais la voir'". Dans les pages suivantes, une mère désespérée racontait comment un médecin du nom d'Eduardo Vela a essayé de lui faire signer des papiers d'adoption après qu'elle soit sortie de l'anesthésie pendant l'accouchement. Son bébé, dit-elle, a été vendu pour 380 000 pesetas, l'équivalent de plusieurs milliers d’euros.

Cependant, le Pacte d’Oubli a imposé une certaine omerta. Alors que de nouvelles accusations de vol de bébés émergeaient, les histoires ont été largement ignorées. Les juges du pays, dont beaucoup sont des vestiges du franquisme, ont refusé d'instruire les affaires. Et bien que le régime de Franco soit tombé dans les années 1970, le système hospitalier a continué à être géré par les mêmes religieuses pendant des années.


Il a fallu un nouveau premier ministre pour que quelque chose change enfin. En 2004, le gouvernement conservateur a été battu par José Luis Rodríguez Zapatero, un socialiste arrivé au pouvoir avec des projets visant à s'attaquer aux tabous du passé. Zapatero a ordonné le retrait de la dernière statue de Franco à Madrid. Puis, sous son impulsion, l'Espagne a adopté sa loi sur la mémoire historique en 2007, condamnant les crimes de Franco et reconnaissant ses victimes pour la première fois.

Une nouvelle génération de victimes a commencé à émerger, cette fois-ci dirigée non pas par les mères qui avaient perdu leur bébé, mais par leurs enfants, désormais adultes, à la recherche de leur père biologique. Ils ont formé des organisations de base telles que l'Association nationale des personnes affectées par les adoptions irrégulières (Asociación Nacional de Afectados por Adopciones Irregulares), qui a estimé que jusqu'à 15 % des adoptions en Espagne entre 1965 et 1990 avaient été effectuées sans le consentement des parents biologiques. En 2011, le groupe a intenté son premier procès au nom de 261 personnes prétendant être victimes d’enlèvements. Ce dépôt a fait sensation dans le pays, incitant d'autres affaires à être déposées. En un mois, le nombre de cas est passé à 747.


Face à la pression croissante, le procureur général d’Espagne, Cándido Conde-Pumpido Tourón, a lancé sa propre enquête. Il a rapidement découvert un schéma : bien que les victimes aient déposé de nombreuses plaintes au fil des décennies, les juges ont simplement classé les affaires les unes après les autres, en invoquant la prescription. M. Conde-Pumpido a dit récemment que l'État devait faire toute la lumière sur ce qui s'est passé, puis résoudre la question de savoir qui est à blâmer. Les autorités ont commencé à enquêter activement sur les enlèvements, et le nombre de cas est passé à plus de 2 000.


Le premier suspect à émerger est Eduardo Vela, le gynécologue nommé dans l'article de 1989 du magazine féminin. Les fonctionnaires avaient interrogé une femme qui l’accusait d'avoir falsifié son certificat de naissance et qui pensait que le médecin l'avait vendue illégalement sans le consentement de sa mère biologique. Les autorités poursuivaient également une affaire impliquant Sœur Maria Gomez Valbuena, la religieuse à laquelle Ana Belén Pintado se souvenait d'avoir rendu visite lorsqu'elle était enfant et qui avait également travaillé en étroite collaboration avec Vela.

« Ils venaient à la clinique le matin, toujours avec un chèque. Sœur Maria les interrogeait pendant plusieurs heures et, si tout se passait bien, les familles repartaient avec un bébé dans l'après-midi »

Parmi les témoins potentiels qui se sont manifestés dans l'affaire contre Sœur María, il y avait une concierge qui avait travaillé à l'hôpital, I.M. (initiales). Selon ses confidences (anonymes par peur de représailles), le bureau de Sœur Maria à Santa Cristina était situé au premier étage, en-dessous de la pouponnière, où des berceaux rouges et bleus s'alignaient le long du mur. Au cinquième étage se trouvaient des lits de charité où les mères célibataires et pauvres ayant besoin de l'aide de l'État récupéraient après leur accouchement. « J'avais l'habitude de nettoyer son bureau », dit-elle. « J'ai tout vu. »

Cette femme a commencé à travailler à la clinique lorsqu'elle était encore adolescente et se souvient de Sœur Maria comme d'une personne sévère et impitoyable. Mais ce qui l'a le plus surprise, c'est le comportement de la religieuse envers les femmes célibataires de l'appartement de charité. Sœur Maria les qualifiait d'« égarées » et de « subversives », parfois face à elles. Selon elle, beaucoup de bébés ont été déclarés morts, alors qu'elle les avait vus vivants dans leur couveuse quelques heures auparavant.

Elle se souvient également d'un cahier bleu sur le bureau de Sœur Maria à la clinique. A l'intérieur, il y avait des listes de noms, qui étaient pour la plupart les noms de « parents adoptifs » venus rendre visite à la religieuse : « ils venaient à la clinique le matin, toujours avec un chèque. Sœur Maria les interrogeait pendant plusieurs heures et, si tout se passait bien, les familles repartaient avec un bébé dans l'après-midi ». Dans une autre page du carnet, I.M. a également vu des chiffres en pesetas. Selon elle, ces chiffres ne correspondaient pas à des dons ; ils représentaient parfois plusieurs mois de salaire.

Pendant toutes ces années, I. M. n'a jamais rien dit à personne de ce qu'elle a vu pendant ces années : « Cela aurait été ma parole contre celle de l'hôpital. Et puis, nous, les femmes, n'étions rien de plus que rien. On devait d'abord se soumettre à son père, puis à son mari, puis à l'État. »


Son témoignage vient s’ajouter à de nombreux récits similaires qui sont apparus dans les médias au fur et à mesure des investigations lancées par Zapatero. David Rodríguez, alors étudiant à Madrid et qui a raconté son histoire à des journalistes espagnols, a déclaré que sa mère lui avait dit qu'elle avait versé 60.000 pesetas à Sœur María lorsqu'elle l'avait adopté. Il a ensuite rencontré la religieuse, qui a nié en bloc ses allégations et a invoqué une « mémoire défaillante » pour ne pouvoir lui fournir plus d'informations sur son adoption. En 2011, la religieuse a fait des déclarations similaires lors d'une interview : « Les adoptés ne devraient pas chercher leurs parents biologiques, car ils ne les retrouveront pas. »


Alors qu’Ana Belén Pintado poursuivait la recherche de sa mère, elle a réalisé qu'elle devait regarder au-delà du village de Campo de Criptana si elle voulait obtenir davantage de réponses. À l'automne 2017, elle est tombée sur une organisation appelée SOS Bebés Robados (SOS Bébés volés), un groupe de victimes à la recherche de leurs proches, avec des contacts dans toute l'Espagne. Ana Belén Pintado a rencontré une des fondatrices du groupe, Mari Cruz Rodrigo, qui a donné naissance à son deuxième enfant en 1980. Cinq jours plus tard, un médecin lui avait annoncé que le bébé était mort d'une crise cardiaque dans une couveuse, tout en refusant de lui laisser voir le corps. Au fil des années, Mari Cruz Rodrigo a commencé à douter de cette histoire.

Elle a prévenu Ana Belén Pintado que le chemin serait difficile : seule une douzaine des quelque 400 membres de SOS Bebés Robados avaient pu retrouver leur famille. Elle-même ne savait toujours pas si son propre fils était encore en vie, et quelle serait sa réaction en apprenant la vérité : « Si je le retrouve, ce ne sera pas mon fils, mais un homme à qui j'ai donné naissance… »

Ana Belén Pintado


Mais Mari Cruz Rodrigo a encouragé Ana Belén à poursuivre ses recherches, en lui indiquant un bureau gouvernemental à Madrid qui avait aidé les membres de l’association à obtenir des informations sur les mères biologiques par le biais de demandes d'archives. Ana Belén Pintado a parallèlement opté pour quelque chose de plus aléatoire : écrire des lettres aux familles qu'elle pouvait trouver avec les noms de famille Pardo et López.

López est un nom de famille très répandu en Espagne (près d'une personne sur 50 porte ce nom). Ana Belén Pintado devrait donc écrire des centaines de milliers de lettres pour avoir une chance de retrouver sa mère. Mais elle avait vendu la boulangerie familiale où elle avait travaillé pendant la majeure partie de sa vie, ses enfants étaient grands, et elle avait donc du temps. Aucune tâche ne semblait trop inutile ou insignifiante. Et si sa mère ouvrait une de ces lettres ? Elle a pris le stylo et a écrit à une famille au hasard avec son écriture ronde et cursive :

« Je suis Ana Belén, la raison de cette lettre est que je suis à la recherche de ma famille biologique. Par hasard, j'ai trouvé votre nom et votre adresse. Je suis un bébé volé... Dans mon désespoir de chercher ma famille, je vous demande si par hasard dans votre famille vous soupçonnez quelque chose à ce sujet. S'il vous plaît, répondez-moi même si c'est négatif, car c'est très laborieux et j'ai du mal à chercher. Nous sommes désolés pour le dérangement et la manière de procéder, mais pour l'instant je n'ai pas d'autres moyens. Meilleures salutations : Ana Belén »


« Elle était Don Quichotte, et moi Sancho Pança », dit le mari d’Ana Belén. Il a commencé à l'aider à écrire des lettres, à des dizaines de familles, de la banlieue de Madrid à Murcia, sur la côte méditerranéenne. Ils ont reçu quelques réponses, qui disaient « Nous ne sommes pas celle que vous cherchez. Mais nous vous soutenons en tout. Et si vous trouvez, écrivez-nous. »


Quelque temps après avoir envoyé la première série de lettres, Ana Belén a reçu un appel d'une personne au bureau du gouvernement de Madrid que Rodrigo lui avait suggéré de contacter pour trouver des pistes éventuelles. La fonctionnaire lui a dit qu'elle avait pu trouver un prénom pour sa mère dans les dossiers de l'hôpital. Mais le nom n'était pas Maria, qui figurait sur son document d'état civil. Ce nom avait apparemment été falsifié. Le vrai nom de sa mère était Pilar.

La fonctionnaire a ajouté que les recherches avaient également permis de trouver le lieu de naissance de sa mère, dans la province d’Ávila, à l'ouest de Madrid. Cette femme avait 23 ans quand Ana Belén est née...

A gauche : Purificación Betegón et son avocat. A droite : manifestation à Madrid de l'association SOS Bebés robados


L'une des affaires les plus médiatisées du système judiciaire contre Sœur María est celle de Purificación Betegón, dont l'histoire de la disparition de ses enfants en 1981 a choqué de nombreuses personnes dans tout le pays. A l’époque, Purificaciónvivait avec son petit ami et elle était enceinte de son deuxième enfant. Elle espérait que son fils de deux ans aurait bientôt un petit frère ou une petite sœur pour lui tenir compagnie, mais lorsque l’accouchement a commencé, elle a eu une surprise : le médecin lui a annoncé qu'elle allait donner naissance à des jumeaux. Les deux bébés étaient en bonne santé, lui a-t-on dit. L'aide-soignant m'a dit : "Puri, tu as eu deux belles filles". Les jumeaux ont été emmenés ailleurs, et Betegón a été emmené dans une pièce obscure. Lorsqu'une infirmière est entrée, Purificación Betegón lui a demandé ce qu’elle faisait là, pourquoi elle n'était pas dans sa chambre. L'infirmière lui a dit que Sœur Maria lui avait demandé de préparer les jumeaux pour l'adoption. « J’ai dit : Mais qui est Sœur Maria ? »

Le lendemain, une amie est venue la voir et Purificación a immédiatement exigé de voir les bébés dans leurs incubateurs, s'appuyant sur l'épaule de son amie alors qu'elles se rendaient au troisième étage. C'était la première fois qu'elle voyait ses filles. Mais de nouveau, on lui a dit que les bébés étaient à adopter. Elle s'est mise en colère et s'est jetée contre la vitre qui la séparait des couveuses.


Purificación a demandé à voir Sœur Maria et l'a trouvée seule dans son bureau. Elle lui a demandé pourquoi on lui avait dit que ses filles allaient être adoptées. « Elle m’a répondu : "Eh bien, parce que tu es jeune, que tu as déjà un enfant, et que tu n’es pas encore mariée". J'ai dit : "Ce n'est pas votre problème, et mes filles sont mes filles" ». Finalement, Sœur Maria a cédé, disant qu'il y avait eu un malentendu et que l'adoption serait annulée.

Cet après-midi-là, un médecin est venu dans la chambre de Purificación pour lui annoncer que l'un des jumeaux était mort. « J’ai pleuré parce qu'au début, je pensais que c'était vrai », dit-elle. « Mais après un certain temps, le même médecin est revenu et m'a dit que l'autre était mort. » Elle a forcé l'entrée de la pouponnière avec les couveuses et a revu ses deux filles. Elle a demandé aux médecins pourquoi on lui avait dit qu'ils étaient morts alors qu'ils étaient manifestement encore en vie. Un médecin lui a alors répondu qu'ils étaient en mort cérébrale !

Elle est retournée dans le bureau de Sœur Maria pour la dernière fois. La religieuse lui a demandé quels prénoms elle avait choisi pour ses filles. Shéhérazade et Désirée, a-t-elle répondu. « Ce n’est pas possible, ce ne sont pas des noms catholiques », a rétorqué la religieuse.

Quand Purificación est retournée à la pouponnière, les bébés avaient disparu. Quand elle a demandé à voir ses filles, on l'a emmenée à la morgue. Un médecin a sorti deux petits corps. Enveloppées de blanc, elles semblaient bien plus grandes que ses filles. Elle a regardé attentivement leurs visages. « Ce n'étaient pas mes filles », dit-elle. Elle n'a jamais revu Sœur Maria.


Pendant des années, Purificación Betegón a pensé que même si les gens croyaient son histoire, personne ne prendrait ses responsabilités. Mais des décennies plus tard, en 2011, elle entend parler d'une manifestation qui a lieu à Madrid, l'un des premiers rassemblements de mères de bébés volés, et décide d'y participer. Un représentant de l'un des groupes de victimes note ses coordonnées, et un procureur de Madrid la contacte ensuite pour lui demander de témoigner. Le procureur lui dit qu'ils construisaient un dossier contre Sœur Maria. « J'attends avec impatience le procès pour pouvoir voir le visage de Sœur Maria », déclare-t-elle aux journalistes en 2012.

Sœur María Gómez Valbuena quittant le palais de justice de Madrid en 2012. Photo Pedro Armestre


Purificación Betegón ne verra jamais Sœur Maria au procès. En 2013, les religieuses de son couvent se réveillent et découvrent Sœur Maria morte à 87 ans. Elle n'a jamais été formellement inculpée et n'a jamais admis avoir vendu des bébés. L'Église catholique n'a jamais reconnu publiquement son rôle dans les enlèvements. Mais on sait que, pendant des décennies, certaines religieuses - bénéficiant du pouvoir d'une dictature qui leur permettait d'agir en toute impunité - étaient chargées de décider qui avait le droit d'élever un enfant et qui ne l'avait pas.

Le cas d'Eduardo Vela, le médecin inculpé dans les années 1980, s'est effondré des années plus tard, après que le tribunal ait rejeté les accusations portées contre lui, en invoquant la prescription. Sur les 2.186 cas qui ont fait l’objet d’une enquête, aucun n'a abouti à une condamnation. « Un homme qui a maintenant 80 ans, si vous allez le condamner pour ce qu'il a fait quand il avait 40 ans, ce n'est plus la même personne, vous mettez en prison quelqu'un qui n'est pas la même personne », a déclaré Conde-Pumpido, l'ancien procureur général.


En désespoir de cause, certaines victimes se sont ainsi tournées vers une autre issue, qui leur donnait l'espoir, aussi mince soit-il, de retrouver leur famille biologique. Dans les années 2010, les talk-shows en journée ont commencé à consacrer une grande partie de leur temps d'antenne au scandale des bébés volés. À bien des égards, ces programmes télévisés faisaient ce qui était auparavant impensable : aborder publiquement les horreurs du franquisme. Mais ils ont aussi sensationnalisé ces horreurs, pour des millions de téléspectateurs à la maison. Dans un épisode du début de l'année 2011 d'El Diario, un talk-show de l'après-midi dans lequel les invités exposent leurs conflits familiaux, un animateur a présenté Alejandro Alcalde, un père d'âge moyen qui essaie de retrouver la mère de sa fille adoptive. Alors qu'Alcalde partageait les détails de sa vie, la caméra se braquait sur une femme non identifiée dans les coulisses, assise sur un canapé blanc, dos à la caméra. En bas de l'écran, on pouvait lire : « Je cherche ma fille, on me l'a volée dès sa naissance ». Le père est ensuite montré sur un écran partagé à côté d'images d'une voiture s'approchant du studio. Une femme en blouse blanche sort de la voiture et montre une grande enveloppe contenant des preuves ADN prouvant que la mystérieuse femme sur le canapé est en fait la mère de l'enfant. La famille s'est rassemblée sous les applaudissements du public…


Ana Belén Pintado, comme des millions de téléspectateurs, avait vu les talk-shows et avait même été contactée par l'un d'eux. Après la mort de son père, un producteur d'El Diario l'a appelée chez elle, affirmant qu'elle avait peut-être une vraie jumelle. Elle a raccroché. Des années plus tard, elle a décidé de participer elle-même à un talk-show. Et son histoire a été reprise dans plusieurs journaux. En vain. Mais cette « médiatisation » a suscité des remous dans son entourage sa propre famille. « Quel besoin as-tu de chercher alors que tu as déjà une famille ? », lui a ainsi dit une amie de sa « mère », à Campo de Criptana. Un cousin lui a par ailleurs répondu : « Je ne sais pas si tu as été un enfant volé ou non, mais je pense que tes parents adoptifs méritent le respect. » D’autres membres de sa famille l’ont accusée de mentir. Rien ne semblait fonctionner dans l'affaire d’Ana Belén Pintado.


Et puis, une nuit de juillet 2018, elle a reçu un appel téléphonique qui a tout changé. L'homme au bout du fil souhaitait rester anonyme. Il avait lu son histoire dans un journal local et était un "ami proche" d'une femme nommée Pilar Villora García, qui avait perdu une fille à peu près au même moment qu’Ana Belén était née. « Voulez-vous noter le numéro de Pilar ? »

Elle l'a aussitôt appelée : « Ecoutez, je suis un bébé volé, je cherche ma mère biologique, et une personne anonyme m'a dit que vous pourriez être ma mère". Il y eut un silence à l'autre bout de la ligne, avec le bruit de nombreuses personnes en arrière-plan. La femme a dit qu'elle rappellerait, et la ligne a été coupée. Cinq minutes plus tard le téléphone a sonné. « C’était quand, la date ? », a demandé la femme. Les dates correspondaient.

Ana Belén Pintado a rencontré sa mère véritable pour la première fois en septembre 2018, trois mois après son premier appel. Les deux femmes avaient décidé de se retrouver pour dîner à Aranjuez, une ville située à mi-chemin de leurs domiciles respectifs. Ana Belén est arrivée avec son mari et ses enfants ; Pilar avec une amie. Quand les deux groupes se sont rapprochés, Pilar a commencé à courir vers Ana Belén. « Tu ne sais pas qui est ta mère », a dit Pilar en plaisantant. Les deux femmes se sont embrassées et ont commencé à pleurer. Pilar a regardé les enfants d’Ana Belén - ses petits-enfants - et les a tous serrés dans ses bras.

Ana Belén Pintado et sa mère biologique, Pilar Villora García. Photo Lydia Metral / The New York Times


Pendant le dîner, Pilar a raconté sa vie. Elle est née dans un petit village de montagne appelé Lanzahíta, et ses parents l'ont emmenée vivre à Madrid lorsqu'elle avait 12 ans. Elle a rencontré son mari et s'est mariée jeune. Pilar a eu deux fils : José Luis, qu'elle a appelé comme son mari, en 1968, et Francisco, en 1972. L'année suivante, elle tombe enceinte pour la troisième fois et se demande si ce sera une fille. Peut-être l'appelleraient-ils comme sa mère, Angela.

Pilar s'est rendue pour la première fois à la clinique en avril de cette année-là pour consulter un gynécologue. Elle ne se souvient pas d'avoir vu une religieuse à cet endroit, mais son dossier hospitalier indique que Sœur Maria a probablement remarqué Pilar : dans une lettre qui correspond aux lettres que la religieuse a envoyées à la famille d’Ana Belén, le mot "beneficencia" apparaît, faisant référence à la zone de l'hôpital où la religieuse était censée choisir ses cibles.

Le 9 juillet 1973, Pilar a ressenti des contractions et est retournée à Santa Cristina. L'accouchement a été facile et sans complication. Elle se souvient même avoir tenu son bébé dans ses bras pendant un bref instant. Mais ensuite, on a enlevé le bébé et quelqu'un est venu mettre un masque anesthésiant sur le visage de Pilar. Elle a pleuré lorsque cela s'est produit ; c'était comme si elle savait que quelque chose de terrible allait se produire. Lorsqu'elle s'est réveillée, un médecin et une infirmière lui ont annoncé que le bébé était mort-né. L'hôpital s'occuperait des arrangements et de l'enterrement. Elle n'a jamais pensé qu'ils avaient menti.

Pilar n'était jamais partie à la recherche de sa fille, car elle pensait qu'il n'y avait pas de fille à chercher. Maintenant, elle était assise juste là, une femme adulte avec une famille et toute une histoire de vie que Pilar commençait juste à connaître.

Au fur et à mesure que Pilar parlait, Ana Belén s'est rendu compte de leur ressemblance. Elles avaient tous les deux des yeux verts. Tout en laissant sa mère reprendre son souffle, Ana Belén a commencé à raconter sa propre histoire, celle de Campo de Criptana et du couple qui l'avait élevée. Elle a parlé de la recherche qui a commencé dans son garage et a conduit à ses voisins et aux studios de télévision, un voyage qui semblait maintenant avoir atteint sa conclusion, cette nuit-là, à cette table.


Les visites se sont poursuivies. Pilar s'est rendue à Campo de Criptana pour célébrer la fête de la Virgen del Pilar, dont elle porte le nom. Ana Belén s'est rendue à Madrid pour rencontrer son père biologique, dont elle a appris qu'il luttait contre un cancer. Les deux femmes ont fini par faire un test ADN qui a confirmé ce qu'elles savaient déjà

« J'ai retrouvé ma mère, mais je dois faire justice. »

Ana Belén Pintado a réussi ce que presque personne dans sa situation n'avait jamais réussi : elle a retrouvé sa famille. Son bonheur était palpable. À une époque où tant de personnes qu'elle connaissait perdaient leurs parents à cause de la vieillesse - où elle-même avait perdu les personnes qui l'avaient élevée - elle avait gagné deux parents.

Pourtant, malgré son soulagement, une petite partie d’elle ne pouvait se défaire du sentiment que quelque chose manquait. Que malgré tout ce qu'elle avait gagné, malgré toutes les lacunes qui avaient été comblées, il y avait encore quelque chose dont elle avait besoin. C'est comme si l'énergie qu'elle avait mise dans sa recherche - les lettres qu'elle avait écrites à la main, les appels qu'elle avait passés aux journalistes, les heures passées à raconter son histoire aux gens, les portes auxquelles elle avait frappé et les conversations gênantes qu'elle avait eues - devait être redirigée vers autre chose : la reconnaissance que ses parents biologiques lui avaient été volés. Elle avait besoin de quelqu'un pour lui dire que ce qui s'était passé était mal. Elle avait besoin d'excuses. Elle avait besoin, réalisa-t-elle, de quelqu'un à punir.


Elle a continué à chercher. Cette fois, elle cherchait un homme du nom de José María Castillo Díaz, le médecin qui l'a mise au monde et qui a signé les papiers. Ana Belén Pintado a engagé un avocat et, en janvier 2019, a intenté un procès contre Castillo Díaz devant un tribunal pénal de Madrid. Un juge a accepté l'affaire, et Castillo Díaz a été sommé de comparaître à une audience où il a confirmé que son nom figurait sur les documents. Mais en mars de l'année dernière, Castillo Díaz est mort. La nouvelle a laissé Ana Belén dévastée. « Que l'on sache dans le monde entier ce qu'ils ont fait », dit-elle aujourd’hui. « J'ai retrouvé ma mère, mon père, mes frères et sœurs , et nous allons très bien, nous parlons tous les jours de la semaine, mais je dois faire justice. »


Cet été, Ana Belén était de retour dans sa maison de Campo de Criptana. C'était un samedi matin chaud, et son mari et elle se préparaient pour un grand déjeuner familial. S'il y avait un fossé entre Ana Belén et ses voisins, il semblait se résorber, même lentement ; un boulanger local qui faisait sa tournée dans le village s'arrêtait pour livrer du pain et discuter rapidement, tout comme plusieurs femmes qui vivaient de l'autre côté de la rue.

Lorsque le déjeuner fut prêt, Ana Belén et son mari se sont assis à table pendant que leurs enfants servaient le repas. Le couple a parlé de l'époque où ils étaient jeunes et passaient de longues soirées sous les moulins à vent qui surplombent le village. Et puis Ana Belén a souri en pensant à sa vraie mère. « Nous avons perdu 45 ans. Bien sûr, c'est très difficile à récupérer », dit-elle. « Mais quand je regarde ma mère maintenant, c'est comme si je regardais une petite fille avec des chaussures neuves. À tous ceux qu'elle croise dans la rue, et même si elle ne les connaît pas, elle leur dit : « Ma fille, ma fille, celle qui m'a été volée, m'a retrouvée. »


La rédaction des humanités, à partir d’une enquête de Nicholas Casey pour The New York Times.

Photo en tête d’article : Ana Belén Pintado enfant


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