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La geste des haies (chronique des paysactes #4)

Dernière mise à jour : 14 sept.

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David Hockney, Garrowby Hill (1998). Museum of Fine Arts de Boston

(Hockney a vécu plusieurs années à Los Angeles avant de retourner dans son Yorkshire natal à la fin des années 1990.

Hockney a alors réalisé plusieurs peintures représentant des paysages du Yorkshire, dont Garrowby Hill.

Le tableau représente le point culminant des Yorkshire Wolds, qui est le point le plus élevé de Bishop Wilton Wold 

et qui tire son nom de la proximité du village de Garrowby, près de York.


Artiste et “auteur de plantations”, Joël Auxenfans tisse avec Les Haies un projet où art, paysage et écologie se mêlent en acte de résistance au service du vivant. Entre geste créatif, engagement collectif et réflexion politique, son travail fait des haies une “sculpture sociale” pour répondre, concrètement et poétiquement, aux crises climatiques.


« Ces milliers de gestes et d’attentions qui germent partout à l’échelle locale »

(Les Haies, p.30-31)


Conjuguer ensemble art, nature, agriculture, pensée, créativité. Comme l’Italien Gianfranco Baruchello, instigateur à la périphérie de Rome du projet Agricola Cornelia, conçu comme une œuvre d’art totale, un lieu de laboratoire pour penser la relation entre art, agriculture, politique et vie quotidienne (1), Joël Auxenfans mêle dans son œuvre art, paysage et écologie. Il se définit volontiers comme « auteur de plantations [...] qui constitue un travail de peinture en plantant des arbres », en impliquant dans ses projets une forte dimension participative, engagée pour la biodiversité et la lutte contre les crises climatiques.


Bien plus qu’une utopie artistique (« a narrative »), c’est l’expression réelle, concrète, matérielle d’une résistance, jour après jour ou dans un éclat de vie avec des gestes qui transforment la forme des choses présentes, dans des actes vivriers, concrètement tout autant que dans la part d'imaginaire qui nous constitue. Cette résistance inspire ce que j’ai nommé « paysactes ».  Parler de paysactes, c’est parler de gestes individuels dont l’engagement fournit la force de la vie collective, conforte son espace : ils s’y insèrent, ils les rendent visibles en manifestant leur pouvoir d’agir et leur force symbolique. Ces gestes ne peuvent réparer l’impact localisé des conflits, agressions, ruptures mais ils s’efforcent d’écarter ce qui met en péril « le vivant » en lui donnant au contraire la préséance. Cette vie collective, expression et expérience des « communs », est compatible et même consanguine avec les intérêts de chacun, intérêts qui s’expriment dans le paysage comme des couleurs complémentaires, l’une répondant au contraste de l’autre. Leur mouvement, fait de l’attention mutuelle d’humains engagés en commun dans une activité concrète, aménage, ménage ou cultive un milieu vivant, au milieu de la nature ou dans un espace urbanisé, pour favoriser créations et germinations. Ces germinations sont éphémères, comme la force qui relie le corps et l’esprit en action, mais le travail laisse des traces dans l’expérience de ceux qui la vivent, dans leurs actes ou leurs gestes soignés, et dans le paysage. On peut aussi avoir le désir de faire durer ces sensations sur un autre mode, de les transmettre avec des mots, des images, et puis aussi d’exposer leurs motivations en découvrant leur diversité…

 

Ce mouvement sensible des paysactes relève de tout cela : attention mutuelle dans une activité concrète, gestes qui ménagent ou cultivent, laissent des traces de leur expérience (sensations, créations et germinations), diversité des motivations entre action et imagination (imaginaction). Ce mouvement, il m’importe de le faire vivre ou de le voir vivre, dans ces chroniques. Alors, quelle merveille, en cet été, de le trouver au cœur d’un livre : Les Haies. Réponses artistiques aux crises climatiques.


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Bien plus qu’un livre, malgré sa forme apparente : « l’impression » (encrée) d’une métamorphose. Un objet (des haies) devient un projet (Les Haies), engendrant un trajet qui démultiplie ce projet dans l’espace, dans la durée, dans son potentiel social et artistique : Car Les Haies (et les haies) se déploient dans l’espace et ont de ce fait une plasticité, elles existent par les humains et relèvent pour cela d’une responsabilité, elles sont aussi vivantes et en cela évolutives. Plantées avec les gens, elles sont sociales. Artefacts, elles sont culturelles, incarnant une vision du monde, un rêve d’humanité, un dessein et, partant, un dessin de notre futur. Pour que s’implique la masse des personnes nécessaires à l’indispensable changement des paysages, il faut aussi parler de beauté à conquérir.


Joël Auxenfans est l’auteur, ou plutôt le cueilleur de ce livre qui rassemble non moins de 17 contributeurs pour des publications de taille et de points de vue variés, de nature à nourrir ses arguments pour cultiver l’abondance végétale de ses Haies, les ramifications de son projet et formuler ses Réponses artistiques aux crises climatiques avec d’autres (de vraies rencontres de personnes devenues ses hôtes);


"Ma démarche d’artiste consiste à considérer les haies comme un maillage anthropologique et politique d’actes de résistance à la destruction des conditions biologiques et climatiques de la vie humaine sur terre" Joël Auxenfans

Joël Auxenfans invite à s’exprimer les acteurs de cette résistance, des planteurs et planteuses de haies, composantes décisives de leur projet agricole, d’agroforesterie… Il « cautionne » aussi son propre engagement avec des chercheurs, « spécialistes » dans leur domaine : changement climatique, écologie, écologie du paysage, agronomie, géographie. Deux d’entre eux détournent leur réponse en se fondant dans l’esprit et la matière formelle du livre. L’agronome Emmanuel Torquebiau répond par des photos et par un poème d’après Arbres d’André Chédid. Le géographe Alexis Pernet se fait planteur de haies, terre à terre, et raconte, d’expérience, les tenants et les aboutissants d’une plantation de haies, telle un « tissage relationnel », où l’on « fait monde » ; il évoque aussi les alternatives possibles à la haie, un Tiers paysage attentif à la préséance du vivant (2).

 

Livre, impression (à l’encre verte) d’une métamorphose ; arborescence (« sève et pensée ») au gré d’une diversité d’expressions, d’apparitions : "objet visible" avec ce sommaire sur une double page qui fait coexister dans un espace commun les auteurs et leurs contributions. Chacune d'entre elles est introduite par quatre pages :

1. mise en perspective de son apport singulier, écrite en blanc sur une page verte,

2. un dessin de la main de l’auteur au verso où les signes forment des haies, des assemblages de haies, qui ne sont pas posées au hasard, comme une écriture,

3. page blanche avec le titre et une notice présentant chaque contributeur,

4. Enfin, au verso un bref extrait citant le texte qui suit, en grandes lettres majuscules.

Dans cette composition soignée, une des formes pour un "tableau-action", je retrouve les jeux et les enjeux du paysage. Elle lui donne sa double vie, vert sur blanc, en mouvement, « parce quand on jardine, si l'on veut suivre le naturel et le pragmatisme, il faut sans cesse reconsidérer, corriger, comme un texte ou un dessin... »

 

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En tant que projet, les Haies de Joël Auxenfans trouvent deux « garants » dès le tout début du livre. Très brièvement, Charles Hervé-Gruyer (pionnier français de la permaculture, principalement connu comme cofondateur, avec Perrine Hervé-Gruyer, de la célèbre Ferme biologique du Bec Hellouin en Normandie) associe l’enchantement de son enfance aux intérêts écologiques des haies qu’il a multipliées sur sa ferme depuis plus de vingt ans. Plus longuement, Paul Ardenne, historien de l’art contemporain, propose La haie comme objet d’art, et non seulement conçue comme réponse aux crises climatiques, [favorable aux « conditions biologiques et climatiques de la vie humaine sur terre »]. Haie comme objet d’art, représentant les formes de création artistique autres : création plasticienne de formes végétales créées par la plantation d’arbres d’essences sélectionnées et disposées suivant le projet dessiné par l’artiste : de formes changeantes par la diversité de port, de feuillage, de couleurs suivant les saisons : « objets visuels » mais pas seulement. Les gestes créateurs ont une ampleur particulière. Ils accueillent l’autre : pour faire avec d’autres humains (plantation participative), pour accueillir d’autres vivants (biodiversité : variété végétale, insectes, oiseaux,...).


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Joël Auxenfans, Les Chaises du dialogue avec Michelangelo Pistoletto, 2024.

Vue de l’exposition Presqu’île, Parc de Sculptures, Les Tanneries Centre d'art contemporain à Amilly (Loiret).

Photo : Les Tanneries – CAC, Amilly. Courtesy de l’artiste et des Tanneries — CAC, Amilly© ADAGP, Paris, 2024


« Il s'agit de mettre l'art au centre d'une transformation sociale responsable. Pour moi Les Haies c'est cela », dit Joël Auxenfans en empruntant cette idée à Michelangelo Pistoletto, figure de l'arte povera (3) qui a "fondé" un lieu d'expérimentation, de dialogue et d'échange : la Cittadellarte dans sa ville natale au Nord de l'Italie (voir ICI). Joël Auxenfans lui a rendu visite : ils ont longuement parlé et leur entretien est reproduit au cœur du livre. La matière de ces échanges est profuse, on laissera le lecteur la découvrir. Retenons simplement ce parti pris : « On sait qu'il y a d'énormes problèmes, mais il faut faire des propositions. A Cittadelarte, on ne parle pas de protesta (protestations) mais de proposta (propositions) ».


Joel Auxenfans appelle son projet Les Haies (inscription dans l'espace, dans le temps, écriture), le "chant(i)er du siècle". Chanter...en chœur, en méditant cet aveu de Michelangelo Pistoletto : « Je n'étais plus un individu seul. J'étais moi et les autres en même temps ».


Isabelle Favre

(Membre du comité de rédaction des humanités, Isabelle Favre est docteur en géographie, autrice de "Paysans, paysages, paysactes", thèse de géographie soutenue en décembre 2023 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales)


NOTES


(1). Avec la « Agricola Cornelia S.p.A. », une exploitation agricole fondée en 1973 à la périphérie de Rome, sur la route de Santa Cornelia, Gianfranco Baruchello (1924-2023) expérimentait autant avec les pratiques agricoles – culture de légumes, arbres fruitiers, élevage de moutons et de vaches, apiculture – qu’avec les formes artistiques : peintures, films, installations, écrits. Agricola Cornelia fonctionnait comme une entreprise fictive : une « utopie concrète » où la frontière entre produit agricole et produit artistique s’effaçait, mettant en avant la valeur d’usage plutôt que la valeur d’échange du marché de l’art. Son geste d’« habiter la terre » était profondément politique : à une époque de troubles en Italie, il choisit l’autosuffisance et la transgression des frontières entre l’art, l’économie et l’écologie. Selon lui, « la créativité, au-delà des distinctions esthétiques, n’est que la capacité à survivre à la nature et au pouvoir. » Lire entretien ICI.


(2). Alexis Pernet, paysagiste dplg, maître de conférences à l’École nationale supérieure de paysage de Versailles (avec une pratique assidue du terrain, une immersion longue outillée par le dessin et l’écriture), est l'auteur de la Présentation d'une nouvelle édition du Manifeste du Tiers paysage, Éditions du commun, 2020. Lire ICI.


(3) Michelangelo Pistoletto, est un précurseur de l'arte povera, principal mouvement artistique de l'Italie d'après-Guerre, à partir des années 1960. Il raconte : « En 1964, l'année où Rauschenberg a eu le prix de la Biennale de Venise, ils m'ont dit clairement qu'il fallait que j'oublie l'Europe, parce que l'heure de l'Amérique était venue, expliquait-il au Monde, en 2008. Ils m'ont donné le choix : l'Amérique ou rien. Je n'ai pas choisi l'Amérique et ils m'ont lâché. J'ai alors pensé qu'il fallait (…) faire quelque chose en dehors de ce pouvoir américain, de ce concept de pouvoir et de richesse à l'américaine. Par contradiction, ça a été l'arte povera, l'art pauvre. » Michelangelo Pistoletto, (né en 1933), expose cet été 2025 à Arles lire ICI. Michelangelo Pistoletto a aussi publié en 2015 un dialogue avec Edgar Morin Impliquons-nous (Actes Sud) : "le temps n’est plus à l’indignation : il est nécessaire d’envisager une transformation d’envergure planétaire qui exige des changements profonds dans notre façon d’agir et de penser."


  • Joël Auxenfans, Les Haies. Réponses artistiques à des crises climatiques, Manuella Éditions, 2025. Voir ICI.


  • Lire également "Joël Auxenfans : La haie comme œuvre d’art", entretien mis en ligne en décembre 2024 sur hellocarbo.com (ICI).


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