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La rédaction

La mort de Giovanna Marini, voix des invisibles

Dernière mise à jour : 21 juin



Giovanna Marini, décédée à Rome à 87 ans, avait "une soif de vivre et de transmettre, une curiosité joyeuse et humble, et la nécessité de raconter, partout autour du monde, la beauté d'une histoire. Celle des peuples d'Italie qu'elle affectionnait par-dessus tout." Les humanités lui rendent hommage, avec quelques morceaux choisis et en prime, deux textes inédits en français ; l'un où elle raconte drôlement sa première rencontre avec Pier-Paolo Pasolini, en 1958 ; l'autre où elle salue la mémoire du poète sarde Peppino Marroto, assassiné en 2007.


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« L'immense Giovanna Marini nous a quittés aujourd'hui », écrit sur sa page Facebook le musicien Manu Théron, spécialiste de la musique orale occitane et méditerranéenne, « et je connais peu de chanteuses et de chanteurs de traditions populaires qui ne lui soient pas - en Europe tout du moins - redevables d'un feu qu'elle a su allumer, directement ou indirectement, en chacun.e d'entre nous. Ce qu'elle a découvert, visité ou revisité - parfois même exhumé - elle l'a offert et partagé avec générosité et sagesse, et ce feu s'est répandu sans discontinuer dans tous les cœurs et toutes les âmes qui interprètent et redécouvrent après elle les trésors qu'elle nous a permis d'identifier ou d'entendre enfin. Une soif de vivre et de transmettre, une curiosité joyeuse et humble, et la nécessité de raconter, partout autour du monde, la beauté d'une histoire. Celle des peuples d'Italie qu'elle affectionnait par-dessus tout, elle l'a enseignée et divulguée sans trahir jamais la force irradiante des textes et des voix.»


Il poursuit : « Je l'ai vue quelquefois, mais je me souviens d'un concert de Gacha Empega aux Polyphonies de Calvi, où nous chantions à l'oratoire ; elle avait relevé sur un petit cahier de musique des moments de notre joyeux boxon qui l'avaient sans doute intriguée. Aux questions qu'elle m'a faites, je répondais avec la fatigue sereine d'après-concert, sans trop bien savoir quoi dire, et j'ai deviné dans la lumière perçante de ses yeux - et de son sourire - qu'elle portait sur notre tintamarre une appréciation bienveillante, vive et joyeuse. Le souvenir de ce regard ne me quitte jamais quand je chante ou quand je pars à la découverte des merveilles vocales des pays d'Òc. Et si je tombe sur une voix qui me stupéfait par son charme ou sa puissance, je me surprends encore à imaginer ce que Giovanna y aurait entendu. Pour moi, Giovanna Marini est peut-être partie, mais elle ne s'est pas éteinte, car le feu qui l'a animée durant ces décennies de joies transmises brille et réchauffe encore les cœurs qui l'ont approchée, ne serait-ce que le temps d'un sourire. »


Née à Rome le 19 janvier 1937, dans une famille de musiciens classiques, elle sort du Conservatoire de Rome avec un diplôme en guitare classique, en 1959, avant de devenir l'élève du plus grand guitariste classique alors vivant, Andrès Segovia puis et d'intégrer un ensemble de musique ancienne, les Solisti di Roma. Du haut de ses 22 ans, rencontre quelques-uns de plus vifs intellectuels italiens, à commencer par Pier-Paolini Pasolini, dès 1958 (lire inédit ci-dessous). Et, dans l'Italie des années 1960 qui se transformait radicalement en société industrialo-urbaine, Giovanna Marini est partie en quête d'une tradition orale qui était en voie de disparition. Dans les églises de village, elle apprécie ces vieilles femmes qui chantent des Passions déchirantes, debout, dignes, après avoir échangé des plaisanteries crues pendant les répétitions.


Un temps militante du Parti communiste italien, sans renier sa foi catholique, elle chante pour les grèves en usine et les occupations de terres, puis pour les mères de Grozny et Bihac. Musicienne avant tout, elle pense qu'« un solo de Charlie Parker est plus révolutionnaire que Bandiera rossa » (l'hymne communiste italien).


En 1974, l'École populaire de musique du Testaccio à Rome lui confie la chaire d'ethnomusicologie appliquée, et en 1976, elle fonde son quatuor Vocal, pour lequel elle écrit des cantates, de Correvano coi carri ("Ils couraient avec les chars", cantate profane, 1977) à Sibemolle ("Si bémol") et à la Cantata del secolo breve ("Cantate du siècle court", c'est-à-dire le XXe siècle), inspirée de l'œuvre historique du marxiste Eric Hobsbawm. Outre ses activités de compositrice, d'enseignante et de chanteuse, elle retourne souvent au sud de l'Italie, vers la Calabre, la Sicile et la Sardaigne. « J'aime cette culture de gens qui la vivent, différente de la culture des livres. » Là, la musique a gardé tout son sens : « On ne se contente pas d'étudier des notes. On apprend aussi le lien entre le rituel une berceuse, par exemple et sa fonction un bébé à endormir. Quand ce lien se perd, quand il reste la berceuse mais non le bébé, alors la folie, le délire triomphent » (propos recueillis par Catherine Bédarida dans Le Monde en janvier 1997).


Toute sa vie, Giovanna Marini a donné corps à "la voix des invisibles", pour reprendre le titre d'un documentaire réalisé en 2015 par Marie-Laure Désidéri et Christian Argentino (produit par Acrobates Films, avec la participation de Télé Paese). Bande annonce ci-dessous :



A voir également, la bande-annonce de Giovanna, Storries of a Voice, film de Chiara Ronchini (2021). Bande annonce ci-dessous :



QUELQUES MORCEAUX CHOISIS


Giovanna Marini en 1971

Pendant l'occupation de la patisserie industrielle "Pantanella", extrait d'une émission de la RAI "Turno C. Attualità e problemi del lavoro" /1971

Texte original : "Aime ceux qui t’aiment / Et non ceux qui ne te n’aiment pas / en particulier le contremaître / Et les patrons qui t’exploitent / Ne prête pas attention si je suis livide / Quand je rentrerai à la maison / Mes couleurs reviendront / Mes couleurs sont revenues / Mon amour m’a abandonnée / Si nous sommes faits l’un pour l’autre, / nous serons à nouveau ensemble / Ne fais pas attention si je chante / La passion est en moi / Mon cœur n’est pas heureux / Mais heureux sera qui l’aura / Je suis née mondine / Mondine de Reggio Emilia / J’ai quitté ma famille / Pour venir travailler / Pour venir travailler / J’ai quitté ma maison / Quarante jours il me faudra rester / Pliée en deux sur le travail"



Pour Pier Paolo Pasolini (1984)

Poèmes de Pier Paolo Pasolini ( La meglio gioventu ) mis en musique par Giovanna Marini :

"Il di de la me muart / Le jour de ma mort Dansa di narcis / Danse de narcisse / Ciant da li ciampanis / Le chant des cloches / Bel coma un ciaval / Beau comme un cheval / Amour me amour / Amour mon amour ...

Enrégistre a Rome en septembre 1984 au Studio KLANG LDX 74826 CM 340 LE CHANT DU MONDE 1984



Les Cendres de Gramsci (2006)



Bella Ciao (nelle mondine), 2014



Deux textes inédits en français de Giovanna Marini


"Ma première rencontre avec Pier-Paolo Pasolini"


C'est en 1958 que j'ai enfin trouvé un bon emploi à Rome

Il s'agissait d'aller jouer de la guitare, strictement classique, dans les maisons de l'intelligentsia romaine.

dans les maisons de l'intelligentsia romaine

Et c'est ainsi qu'un soir, je me suis retrouvé dans l'une d'entre elles

Près de la Place d'Espagne

Je jette un coup d'œil sur les gens rassemblés là et je me dis :

"Il faut du Bach" et je me mets à jouer.

Je joue, je joue, je joue

Au bout de quelques heures, j'entends quelqu'un qui m'écoute.

Je lève les yeux et je vois

Un jeune homme avec un beau sourire

La tête légèrement inclinée

Il m'écoute très attentivement.

Cela m'excite, je joue encore plus.

Et tout à coup, il me dit : "Mais vous n'arrêterez jamais ?".

Je lui réponds : "Non, c'est mon métier

Je peux continuer toute la nuit s'il le faut".

Il continue d'écouter et au bout d'un moment, il me dit : "Et si tu chantais quelque chose ?

"Et si tu chantais quelque chose ?"

Et je me dis : voilà, c'est toujours ça !

Ces rencontres intellectuelles

Pendant que je joue Bach, quelqu'un s'approche et me dit :

"Voulez-vous nous chanter Casetta de Trastevere ?"

Alors je ne lui réponds même pas, je continue à jouer

Tout à coup, il se met à chanter.

"Je lui dis : "Bravo ! tu es aussi bien accordé, très bien !

Et de quel livre as-tu tiré cette chanson ?"

Il réfléchit, respire

Comme pour répondre

Puis il s'arrête et réfléchit encore

Et finalement, il dit, avec un grand sourire :

"Mais les chansons ne se trouvent pas dans les livres"

Je dis : "Ah non ? Alors écoutez celle-ci

Et je lui chante une lauda

"Tu aimes ?" "Oui"

"Tiens, c'est tiré d'un livre

De Darius de Cortona, 1315, tu l'as vu ?"

Il réfléchit, soupire, sourit, pense, puis finit par dire :

"Oui, mais avant d'être dans le livre

C'était chanté dans les rues et sur les places

Parce que c'est de la culture orale

"Culture orale ?

Je n'avais aucune idée de ce que c'était

J'étais juste, fraîchement, fraîchement sortie de mes études classiques

Dans un couvent

Très gentilles, charmantes, mais qui se souciaient surtout de

Une ignorance totale de l'élève

Totale, intransigeante

Et c'était aussi... coûtait aussi cette éducation, cette ignorance

Parce que c'était une ignorance vraiment rare

Je veux dire... on ne savait rien du tout

Mais on n'avait pas de complexe d'infériorité... c'est difficile !

Et donc je continue à parler à ce gentil monsieur

En disant beaucoup de bêtises.

Des choses dont je rougis encore.

Toute la soirée, je ne sais pas pourquoi, il est resté là

A bavarder, à m'expliquer patiemment

Sourire, soupirer, réfléchir, m'expliquer

Il m'a chanté "Bella ciao", les premiers disques sortaient.

Le premier, je crois, le tout premier, des "Sun Records".

Il m'a chanté "Bella ciao", je n'étais pas sûr

Que nous avions eu une guerre de partisans

Il m'a chanté une chanson de mondine : "Les huit heures".

Je ne savais pas ce qu'était une mondine

Je ne savais pas que le riz est une plante qui pousse dans l'eau

Enfin, je lui ai chanté une berceuse calabraise de mon grand-père.

Juste pour montrer que j'étais à la hauteur

Bref, une belle soirée

Le 11 février 1958, ma première rencontre avec Pier Paolo Pasolini


En mémoire de Peppino Marotto


Si le nom de Giovanna Marini est fréquemment associé à celui de Pier-Paolo Pasolini, le nom de Peppino Marotto est beaucoup moins cité. Or c'est auprès de ce poète et berger sarde, communiste, pilier de l'Institut Ernesto De Martino, qu'elle a appris l'art de la narration populaire improvisée.


Ci-dessous, le texte écrit par Guivanna Marini à l'annonce de la mort de Peppino Marotto, assassiné par balles chez lui, à Orgosolo, en Sardaigne, le 29 décembre 2007.


C'est ainsi que j'ai appris la nouvelle : "Peppino Marotto a été tué dans son village d'Orgosolo". Peppino Marotto était un poète, et lorsque des poètes sont tués dans un pays, cela signifie que ce pays est malade. L'Italie est manifestement malade depuis 1975, date de l'assassinat de Pasolini. Peppino était un poète populaire, il chantait ses rimes en octave avec son chœur, ce n'était pas un homme ordinaire, pour moi Peppino était un prophète, il était grand. Sa vie était consacrée à l'engagement politique, hier encore, à quatre-vingts ans, il montait chaque jour à la chambre du travail d'Orgosolo, que l'on peut vraiment définir comme "sa chambre du travail", et il la gardait ouverte, là, tout seul, pour être à la disposition des travailleurs qui avaient un problème à lui exposer, une plainte à déposer auprès de leur syndicat, un patron autoritaire et récalcitrant. Peppino n'a jamais reculé devant les luttes pour la terre, pour le travail, il a chanté la vie de Gramsci et enseigné les sentiments aux gens. "Peppino n'était pas le chanteur d'une Sardaigne du passé, il a toujours chanté pour la Sardaigne du futur", me dit Ivan Della Mea, lui aussi dévasté par la nouvelle qui vient de nous parvenir, et pour ce monde du futur, Peppino, comme tant d'autres, avait l'habitude de se battre. Il a appris aux jeunes, à travers sa poésie, à aimer les grands, à reconnaître la valeur de ceux qui luttent pour une vie juste, contre la domination de l'homme sur l'homme. Peppino n'a jamais vieilli dans sa tête, il suivait les événements politiques de notre pays aujourd'hui et parlait de l'état du monde en termes éclairés, fidèle à son credo de vieux communiste, qui avait immédiatement reconnu l'importance de la naissance de la démocratie en Italie, de la construction du pays à partir de la Constitution.


L'importance de la valeur sacro-sainte de la Résistance à laquelle nous avons tous cru, éduquée précisément par des personnes comme Peppino et les autres grands combattants qui, malheureusement, disparaissent les uns après les autres dans notre pays malade. Malade parce que la vie est malade partout, parce que les intérêts des multinationales ont gagné dans le monde et donc parce que l'égoïsme effronté de l'individu a gagné partout contre les intérêts de l'humanité. Peppino Marotto s'est toujours battu, il a été envoyé en exil pendant le fascisme et en prison pendant le gouvernement de Scelba, toujours parce qu'il a proclamé sa croyance et sa ferme volonté d'empêcher ce qui se passe actuellement dans le pays. La désintégration des idéaux naturels de l'homme, la lente progression du mal, c'est-à-dire de l'irréel, contre le bien, c'est-à-dire la réalité. J'ai passé des moments merveilleux avec Peppino, et il m'a toujours beaucoup appris. Nous avons voyagé et chanté ensemble en Europe, il était un grand frère pour moi et un grand Maestro.


Quand Peppino rentrait, le soir, encore maintenant, après une mauvaise bronchite qui le laissait à bout de souffle, de sa Camera del Lavoro, il s'arrêtait chaque fois avant la montée de la maison où une petite terrasse, une sorte de petit promontoire, permet de regarder toute la vallée sur Ogliena, il s'arrêtait là pour admirer sa vallée. Peppino avait quatre-vingt-deux ans, quatre-vingt-deux ans de vie militante, pleine de tant de sagesse et de générosité, mais qui pourrait songer à tuer un tel homme ? Mais où vivons-nous ? Quel genre de pays est l'Italie ?


Les jeunes ne connaissent pas Peppino Marotto, c'est désormais notre devoir, à nous les vieux, le devoir moral de le faire connaître.


Giovanna Marini (texte publié le 30 décembre 2007 par Il Manifesto)


Une pépite pour finir : Muttettos, chant avec choeur, sur un poème de Peppino Marotto (2014)



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