"Déjà en mon temps, qui est aussi le vôtre, c’était fin d’un monde". Ce 5 mars 2022, Pier-Paolo Pasolini a cent ans. "Quand le monde classique sera épuisé -quand tous les paysans et les artisans seront morts- quand l’industrie aura rendu inarrêtable le cycle de production et de la consommation- alors notre histoire prendra fin"...
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Rabbia. J’ai la rage, encore.
La normalité a pris les devants. Cet état d’assoupissement. Cette consécration du pouvoir et du conformisme.
C’est en poète que je l’avais vu venir : la culture occupe des terrains nouveaux : nouveau souffle d’énergie créatrice. Un énorme service rendu aux grands détenteurs du capital. (2)
J’ai 100 ans ce jour. Je suis né à Bologne, le 5 mars 1922.
J’ai 100 ans ce jour. Je ne fais pas mon âge.
J’ai 100 ans ce jour. Vous aimez les chiffres ronds. J’imagine que vous allez inventer toutes sortes d’évocations, de publications, que sais-je encore, d’hommages peut-être même.
Un cher ami me dit qu’en Italie, je serais devenu classique. On étudie mes poèmes comme s’il y avait quoi que ce soit à en apprendre. Ce ne furent que des essais, comme tout ce que j’ai fait, théâtre, romans, films, etc. Le critique littéraire Filippo La Porta le dit très bien : « Tout dans l'œuvre de Pasolini est "essai", surtout dans le sens étymologique de "assaggio" (échantillon) : esquisse, synopsis, carnet de notes, essai, tentative, projet inachevé... Imaginez Montaigne, l'inventeur de l'essayisme moderne, rencontrant Dionysos, le dieu grec le plus intraitable et le plus sauvage, au cours d'une de ses agréables promenades, et le court-circuit suggestif produit par cette curieuse rencontre. Le fait qu'il ne voulait pas être un essayiste, mais un poète, a donné à son essayisme un langage extraordinaire, très raisonné et en même temps émotif, argumentatif et riche en métaphores. »
Vous dites, aujourd’hui, la guerre. Mais la guerre n’a jamais cessé.
En troisième classe, dans des caisses en bois de quatre sous / sur les camions de l’armée du royaume, / qui -garçons sans qualité, vêtus comme des manœuvres- / les portèrent à la mort, chantant des chansonnettes peut-être, / les derniers concitoyens reviennent. (2)
Déjà en mon temps, qui est aussi le vôtre, c’était fin d’un monde
Quand le monde classique sera épuisé -quand tous les paysans et les artisans seront morts- quand l’industrie aura rendu inarrêtable le cycle de production et de la consommation- alors notre histoire prendra fin. (2)
Les lucioles en leur disparition urbaine avaient alerté, mais que vaut la vie d’une luciole dans la nuit où tout s’est obscurci ? Même dans les campagnes du Frioul on a installé des lampadaires pour être sûr que c’était bien la nuit.
De la fin d’un monde (sans lucioles), nous nous sommes engagés vers la fin du monde. Ce monde, nous l’avons tant et tant rendu inhospitalier -je pense en premier lieu à mon frère syrien Ahmed à qui j’adressais des signes d’amour, la nuit, depuis la plage d’Ostie, celle-là même où on m’a enlevé l’amour- qu’aujourd’hui ce monde est en rejet d’humanités, et nous feignons encore de nous en étonner.
Ce monde, nous nous en sommes détachés, nous avons cessé de lui appartenir. Nous avons accepté toutes sortes de lois, de plus en plus implacables. Et les lois qui nous gouvernent ont pris forme dans un autre monde, auquel nul n’appartient (3).
Même les religions, devenues intégristement folles, ne relient plus rien. Elles tranchent, et retranchent derrière le rempart d’identités appauvries.
Aujourd’hui, je vois bien. Vous avez peur. La guerre, dites-vous, que vous ne vouliez voir au lointain des déserts, des afriques et des yémens, et qui là toque à votre porte. La menace nucléaire, dites-vous, sans voir que le problème n’est pas tant le nucléaire que le noyau, et le noyau c’est Pétrole, le carburant de votre extinction, qui se répand en marée dans toutes nos cellules.
Je me suis un peu absenté ces dernières années. Qu’aurais-je pu dire de plus ? Homosexuel, transgressif mais nostalgique, communiste hétérodoxe, mystique de chair, je suis un prophète de malheur.
Et pourtant, je reste vivant au bonheur.
Même mort, je reste amoureux de la vie, et vous ?
Allons, je suis vivant, et vous aussi, si vous voulez bien vous donner cette chance.
Dans le pré, l’eau rejaillit à mes pieds,
voltige, reprend son cours,
et au loin recompose son chant. (1)
Pier-Paolo Pasolini, 5 mars 2022 (p.c.c. Jean-Marc Adolphe)
Lectures
(1). “Je suis vivant”, traduit de l’italien par Olivier Apert et Ivan Messac, éditions Nous, 2001.
(2). « La rage », traduit de l’italien par Patricia Atzei et Benoît Casas, éditions Nous, 2016.
(3) « La Divine Mimésis », traduit par Danièle Sallenave, Flammarion, 1976.
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