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Le corps en miettes de Victoria Roshchyna

Dernière mise à jour : 14 juil.

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La journaliste ukrainienne Victoria Roshchyna. Photomontage Fobidden stories


Torturée, assassinée, dépecée : "l'humanité" de Poutine dans toute sa splendeur ! Cinq mois après sa mort présumée, la Russie a enfin restitué à l'Ukraine son corps : un corps affreusement mutilé, d'où ont été retirés le cerveau, les globes oculaires et le larynx. Après des mois de tortures, les tortionnaires-barbares du Kremlin ont fait chèrement payer à la journaliste ukrainienne Victoria Roshchyna (dont nous publions le tout dernier article paru, peu avant son arrestation) son audace à enquêter opiniâtrement sur les exactions des forces d'occupation russes, et notamment sur les "prisonniers fantômes" maintenus en détention dans des "prisons" plus ou moins clandestines. L'Ukraine recense à ce jour plus de 150.000 crimes de guerre...


Dès le 8 mars, nous avions révélé la mort en détention, dans une geôle russe, de la jeune journaliste ukrainienne Victoria Roshchyna (ICI). Sur la foi d’un documentaire réalisé par des journalistes indépendants avec le concours de Reporters sans frontières, alors curieusement passé sous silence par la quasi-totalité de la presse française, nous avions évoqué les tortures subies par Victoria Roshchyna pendant sa longue captivité, d’août 2023 au 19 septembre 2024, date présumée de sa mort. Le 8 mars 2025, nous écrivions que la Russie n’avait toujours pas remis à l’Ukraine son corps, ignorant que cela avait été le cas, fin février.


Le vice-ministre ukrainien de l'Intérieur, Leonid Tymtchenko, n’a divulgué cette nouvelle que le 24 avril. « Étant donné les tortures et l'état du corps, la famille de Victoria Roshchyna a demandé non pas un, mais plusieurs tests ADN », notamment par des laboratoires à l'étranger, a confirmé un député ukrainien, Iaroslav Iourtchychyne. Le corps de Victoria Roshchyna faisait partie d’un "lot" de 757 cadavres de militaires, répartis dans différentes morgues à travers le pays. La morgue de la ville de Vinnytsia a reçu un sac mortuaire portant l'inscription "NM SPAS 757". "NM" signifiait "homme non identifié", "SPAS" indiquait "lésions importantes des artères coronaires" et "757" était le numéro du corps. Lorsque le sac a été ouvert, il contenait le corps d'une femme « en état de congélation profonde et présentant des signes de cachexie » (épuisement extrême). Une étiquette était accrochée à son tibia : "7390 Roshchyna V. V.".

 

Au scandale d'une détention sans motif ni procès, et des multiples tortures subies par la journaliste, il ne manquait plus qu’une touche d’horreur absolue. Une enquête collaborative, menée par Forbidden Stories (1) et de nombreux médias internationaux, qui retrace avec précision le parcours de la journaliste, vient d’apporter de macabres et barbares révélations : le corps présentait des organes manquants : les globes oculaires, le cerveau, une partie du larynx, et l'os hyoïde était fracturé.


Selon un expert médico-légal, « le prélèvement du larynx lors d'une autopsie n'est pas une pratique courante. Le larynx peut être une bonne preuve d'étranglement. Lorsqu'une personne est étranglée, l'os hyoïde est le plus souvent fracturé. En cas d'étranglement, on peut constater des saignements dans le blanc des yeux et un manque d'oxygène dans le cerveau ». Ce prélèvement d’organes sur les corps renvoyés en Ukraine, pour dissimuler des preuves de torture, semblent être une pratique courante des tortionnaires russes.


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Commémoration en hommage à Victoria Roshchyna sur la place de l'Indépendance à Kiev, le 11 octobre 2024.

Photo Yan Dobronosov/Global Images Ukraine


Arrêtée en août 2023 à Enerhodar, en territoire occupé, puis transférée à Melitopol, dans l'une de ces "prisons clandestines" dont le régime de Poutine a le secret, Victoria Roshchyna a passé les derniers mois de sa trop brève existence dans une cellule du centre de détention SIZO-2 à Taganrog, en Russie, tristement célèbre pour ses conditions inhumaines et la pratique systématique de la torture. Journaliste pigiste pour Ukrainska Pravda, Victoria Roshchyna y avait publié pas moins d'une quarantaine d'enquêtes depuis le début de l'invasion russe. Arrêtée une première fois en mars 2022 à Berdiansk, et brièvement détenue, elle avait tenu à retourner dans les territoires occupés, malgré les mises en garde de sa rédactrice en chef. « On ne peut comprendre la situation dans son ensemble qu'en se rendant sur place », disait celle qui avait sacrifié toute vie personnelle pour aller au bout de sa vocation journalistique.

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Plus de 50.000 nouvelles déportations d'enfants ukrainiens sont programmées cet été. Photo Zmina.


Lorsqu'elle a été à nouveau arrêtée, en août 2023, Victoria Roshchyna enquêtait sur les milliers de civils ukrainiens qui, depuis l’invasion de février 2022, ont été enlevés, puis torturés et détenus hors de tout cadre juridique. Le quartier général de coordination pour les prisonniers de guerre ukrainien et le Centre pour les libertés civiles, présidé par Oleksandra Matviichuk, recensent pas moins de186 lieux d’enfermement plus ou moins clandestins, de civils et de soldats ukrainiens, en Russie et en territoires occupés : on les appelle les "prisonniers fantômes". Les quelques témoignages qui ont pu filtrer de ces véritables camps de concentration sont absolument glaçants. Et, pour information, alors que les déportations d'enfants continuent (les autorités russes prévoient d'envoyer, cet été, plus de 50.000 enfants et adolescents vivant dans les territoires occupés dans des "camps de rééducation" où, n'en doutons pas, le lavage de cerveau sera rondement mené), les enquêteurs ukrainiens travaillent actuellement sur 153.000 crimes de guerre. Le massacre de Boutcha, entre fin février et début mars 2022, c'était juste un hors d’œuvre...


Jean-Marc Adolphe


(1). Forbidden Stories est un réseau international de journalistes qui poursuivent le travail de leurs collègues réduits au silence, tués ou arrêtés. Le projet Viktoriia a été lancé quelques jours après l'annonce du décès de la journaliste ukrainienne Victoria Roshchyna, le 10 octobre 2024. Des journalistes d'investigation issus des plus grands médias internationaux ont participé au projet : The Washington Post, The Guardian, Ukrainska Pravda, Die Zeit, Der Spiegel, Der Standard, Tamedia, ZDF, Paper Trail Media, Le Monde, France 24. Pour lire l'enquête : https://forbiddenstories.org/fr/prisonniers-russie-enquete-viktoriia-roschyna/


Ci-dessous, La dernière mission de Vika, de la journaliste Yanina Kornienko et de la réalisatrice Anna Perepelitsa. Film réalisé avec le soutien du Fonds international pour la renaissance. Sous-titres en anglais.

Les journalistes de Slidstvo.Info, en collaboration avec leurs collègues de Reporters sans frontières, Suspilne et Grat, ont retracé le parcours de Victoria Roshchyna, les conditions de sa détention dans une prison russe et ont recueilli les témoignages de personnes qui ont vu la journaliste ukrainienne et ont communiqué avec elle. Ces découvertes constituent des preuves de crimes commis par les Russes à l'encontre d'une jeune femme qui s'était rendue en Russie dans le cadre de son travail et n'en est jamais revenue.



Le dernier article de Victoria Roshchyna


Ils attendaient l'Ukraine. L'histoire de la fabrication d'une affaire et du meurtre de deux adolescents dans la ville de Berdiansk occupée par la Fédération de Russie.

(Publié par Ukrainska Pravda le 3 juillet 2023)


Il y a une semaine, les occupants de la ville occupée de Berdiansk ont abattu deux adolescents ukrainiens de seize ans, Tigran Oganissian et Nikita Khanganov. Ils ont déclaré que les garçons avaient ouvert le feu en premier dans un parc local. Restés dans la ville occupée de Berdiansk, ils ont effectivement continué à résister aux Russes et n'ont pas caché leur position pro-ukrainienne. « Gloire à l'Ukraine ! » a déclaré Tigran en entrant dans la commandature de la ville occupée. Ce furent également ses derniers mots avant d'être assassiné.


À l'automne, les deux garçons ont été arrêtés par les forces de l'ordre russes. Depuis lors, une affaire a été montée de toutes pièces contre eux pour « sabotage sur la voie ferrée ». Les avocats qui leur ont été commis d'office par les occupants eux-mêmes ont incité les adolescents à coopérer avec les Russes et à reconnaître leur culpabilité. Sous la pression des services spéciaux russes, ils ont enregistré leurs aveux sur vidéo.


Tigran, 16 ans, a été arrêté à plusieurs reprises par les agents du FSB, qui l'ont menacé, torturé et emmené pour une « exécution » symbolique. Mais malgré toutes les horreurs qu'il a vécues, il n'a pas renoncé à ses opinions pro-ukrainiennes. « Il attendait l'armée ukrainienne, il attendait l'Ukraine », se souviennent les proches du défunt. « Il déchirait et piétinait les drapeaux russes ». Les habitants de la ville occupée de Berdiansk ajoutent : « Les Russes avaient peur d'eux ».


Une semaine avant la tragédie, le comité d'enquête de la Fédération de Russie a présenté un acte d'accusation contre les jeunes, et l'affaire devait être renvoyée devant le tribunal d'occupation de la région de Zaporijia. « Préparez-vous », ont laissé entendre les enquêteurs russes lors de leur dernière conversation avec les adolescents. « On va m'enfermer et on ne se reverra pas avant 15 ans », avait dit Tigran à sa mère. Mais le pire est arrivé. Les adolescents qui, malgré leur jeune âge, avaient semé la terreur dans la « deuxième armée du monde », ont été fusillés.


Nous avons obtenu une copie du soi-disant « acte d'accusation » et l'avons analysé. Nous avons identifié certaines des personnes impliquées dans la fabrication de l'affaire et qui ont probablement livré les garçons aux services spéciaux russes. Nous avons également tenté de reconstituer en partie le déroulement de la tragédie. À ce jour, les autorités d'occupation n'ont pas rendu les corps des enfants à leurs proches pour qu'ils puissent les enterrer, mais ont publié un reportage de propagande sur le prétendu suicide des adolescents.


[Victoria Roshchyna mentionne ensuite une vidéo produite par les services spéciaux russes avec Tigran et Nikita] Visiblement sous pression, ils avouent avoir « commis un acte de sabotage » et racontent comment ils ont « renversé un poteau sur la voie ferrée locale » reliant "Berda Troïany". « Pour empêcher les forces armées russes »,  dit l'un des garçons dans la vidéo. Un ingénieur de l'entreprise publique "Melitopol Railway" explique dans le même enregistrement les « dommages exceptionnels » causés par les adolescents. « La ligne de transmission a été partiellement détruite, ce qui a entraîné des dommages à tous les types de communication. Ensuite, ce poteau a été posé sur les rails, ce qui aurait pu provoquer le déraillement du train, un accident et des victimes. Grâce à la vigilance du conducteur, cela a pu être évité », explique l'homme dans la vidéo.


En outre, le dossier indique que les actes des jeunes ont causé des dommages à l'entreprise "Melitopolskaya Zheleznodorozhnaya Kompaniya" (Chemin de fer de Melitopol) pour un montant de 27.200 roubles. Dans les documents que nous avons consultés, le crime est formulé comme suit : « Étant des adversaires acharnés de la politique étrangère et intérieure de la Fédération de Russie, motivés par la haine et l'hostilité envers les peuples de Russie qui soutiennent le pouvoir légitime en place, ainsi que les militaires et les forces de l'ordre, ils ont conclu un complot visant à fournir une aide aux forces armées ukrainiennes, aux bataillons nationalistes et à d'autres formations actives ».


Selon l'enquête, l'aide apportée à l'Ukraine visait à résister au pouvoir et aux forces armées de la Fédération de Russie « dans la réalisation des objectifs de l'opération spéciale », et les actions des jeunes auraient pu entraîner « des retards dans le transport ferroviaire et empêcher les unités des forces armées du ministère de la Défense de la Fédération de Russie d'obtenir le matériel et les ressources nécessaires à l'accomplissement de leurs missions dans le cadre de l'opération spéciale ».


Après l'occupation de la ville, la ligne ferroviaire "Berda Troyan", qui aurait été endommagée par les jeunes, ne fonctionnait plus et aucun train de voyageurs ne circulait. « Je suis convaincu à 100 % que l'affaire contre eux a été montée de toutes pièces, car il n'y avait aucun train, nous a déclaré l'oncle de Tigran, Yuriy Petrenko, qui combat dans les Forces armées ukrainiennes depuis 2015. Tout était bloqué et rien n'aurait jamais pu passer. »


Dans le dossier, les occupants indiquent qu'au printemps 2023, des enquêteurs se sont rendus au domicile du militaire Petrenko pour y effectuer une perquisition, mais qu'ils y ont trouvé Tigran ainsi que « des objets portant des symboles d'organisations extrémistes, des enregistrements faisant l'apologie du néonazisme et des attributs militaires des forces armées ukrainiennes ». Les occupants affirment que Tigran aurait eu le nom de code "Kot" et Nikita "Ziber".


La mère de Tigran, Oksana, est également convaincue que l'affaire a été montée de toutes pièces. « Il est écrit qu'il y avait un train, un conducteur... Mais tout le monde sait très bien que la ville est occupée et que depuis le 24 février 2022, aucun train ne circule, les rails sont rouillés... », raconte Oksana. « Ils ont tout inventé, ils ont trouvé un train invisible, un conducteur, des passagers... C'est n'importe quoi. En décembre, on leur a dit de filmer leurs aveux, et qu'ensuite ils seraient libérés. Ils ont filmé, nous sommes arrivés en janvier, mais quand nous avons essayé de le faire sortir, on nous a renvoyés en disant : "Il ne peut pas sortir, car il est accusé de sabotage et il y a une vidéo où ils avouent "», se souvient la femme.


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Tigran Oganissian (à gauche) et Nikita Khanganov (à droite)


Dans le dossier, Nikita n'a pas reconnu sa culpabilité et a déclaré dans ses témoignages qu'ils avaient renversé le poteau pour voler du métal précieux, mais aussi « pour se faire mousser devant les autres ». C'est Tigran qui a subi les plus fortes pressions et qui, selon l'acte d'accusation des occupants, « a reconnu l'intégralité de sa culpabilité ».


Au départ, l'affaire était menée par des représentants du FSB russe. Ils ont arrêté Tigran pour la première fois en septembre dernier et ont cherché des « témoins ». « Une quarantaine d'hommes sont arrivés, des kadyrovites, des militaires en uniforme et en civil, des représentants du FSB », se souvient une voisine de Tigran. « Ils l'ont gardé peu de temps, cinq jours, puis ils l'ont relâché », explique Olga, une habitante de Berdiansk qui se trouvait dans la ville à ce moment-là. « Après cela, il s'est renfermé sur lui-même, ne parlait à personne, ne racontait rien. Il avait des problèmes de sommeil. Sa grand-mère était très inquiète. Ce n'est qu'avec le temps qu'il a raconté qu'on l'avait emmené avec un sac sur la tête pour être "fusillé", qu'on l'avait battu et torturé avec des décharges électriques ».


L'affaire a ensuite été transmise à la commission d'enquête de la Fédération de Russie. Le document a été signé par deux enquêteurs russes, I. Khusainov et V. Govorukha, ainsi que par le soi-disant « premier adjoint du procureur » de la région de Zaporijia, Dmitri Zagoruiko. Ce dernier a été nommé à ce poste par le procureur général de la Fédération de Russie, Igor Krasnov. Auparavant, il a travaillé au parquet de Donetsk, puis a occupé le poste de procureur adjoint de la République d'Ossétie du Nord.


V.O. Govorukha est probablement l'un des enquêteurs moscovites qui s'occupait des affaires impliquant des mineurs. Dans une interview accordée en 2017, cet homme raconte les particularités du travail sur les crimes commis par des adolescents. Un autre enquêteur, qui a directement refusé aux proches des victimes l'autorisation d'enterrer les corps, s'appelle Kogoun.


Le représentant légal de Nikita Khanganov est son père, tandis que celui de Tigran Oganissian est sa tutrice, qui lui a été attribuée par les occupants eux-mêmes : il s'agit d'une collaboratrice locale et ancienne directrice du centre social régional de Berdiansk, Svetlana Peicheva. À l'automne, elle a participé au concours "Leaders de la renaissance", organisé par les autorités d'occupation de la région de Zaporijjia afin de sélectionner des personnes pour occuper des postes dans les structures de "l'administration". Dans une interview accordée à des propagandistes locaux, Peicheva a déclaré qu'elle comptait mettre à profit ses 14 années d'expérience dans les services sociaux dans la ville occupée. « Je comprends qu'il est nécessaire de poursuivre le travail social dans le cadre de la fonction publique, car une nouvelle politique, notamment sociale, est en train de se mettre en place sur notre territoire », a déclaré la collaboratrice.


Les défenseurs ont également été désignés par les Russes, qui, au lieu d'assurer leur protection, ont incité les jeunes à coopérer avec la Fédération de Russie  Alexandre Panchenko, originaire de Berdiansk, et Valery Bogdan, originaire de Polohy, une ville occupée. Nous avons réussi à joindre ce dernier, mais il a refusé de communiquer. Une psychologue de l'école locale n° 10, Vera Siritsa, a également été impliquée dans l'affaire. Avant la prise de la ville par les Russes, elle travaillait comme psychologue au lycée n° 2 de Berdiansk. En outre, l'affaire implique un soi-disant « représentant de la victime », Oleksandr Andriushchenko, originaire du village occupé de Novobohdanivka, dans le district de Melitopol.


Il n'y a aucun témoin de la défense, mais environ 20 témoins à charge. Il s'agit pour la plupart d'employés de l'entreprise "Melitopol Railway", de membres des forces de l'ordre et de collaborateurs. Parmi ces derniers, on trouve un ancien combattant de la guerre en Afghanistan, résidant à Berdiansk, Oleg Dryanev. Il était le professeur de Tigran et Nikita dans le club patriotique "Jeune ami du garde-frontière", et après l'occupation, il a rejoint le camp de la Fédération de Russie. Selon les habitants locaux, c'est lui qui a livré les garçons au FSB russe. « Il comprenait qu'ils étaient dangereux pour les Russes », explique Olga, une habitante locale. Avant l'invasion à grande échelle, Dryanev tenait son propre site web, où il publiait des vidéos des cours d'entraînement militaire des élèves. Il poursuit actuellement les activités de son club sous la direction des autorités d'occupation de la région.


L'épouse de Dryanev, Svetlana, est également une collaboratrice qui dirige l'établissement d'enseignement extrascolaire "Zoryany" à Berdiansk. Selon des informations archivées provenant de Berdiansk, Nikita Khanganov, qui a été tué, fréquentait également ce centre. Les activités extérieures de "Zoryany" étaient en partie financées par le député de l'OPZZ, Alexandre Ponomarev, qui possède un passeport russe. Au début de l'invasion à grande échelle, les bâtiments administratifs appartenant au député et l'usine Azmol qui lui est liée ont été occupés par les envahisseurs, et il aurait été arrêté par les services spéciaux russes. Mais il a ensuite été relâché.


« Avec le début de l'opération spéciale, 25 personnes ont cessé de fréquenter le club, parmi lesquelles Tigran Oganissian et Nikita Khanganov », indique Dryaneev, qui poursuit en décrivant les jeunes comme « des adolescents instables, influençables et sans opinion propre ». Selon les proches des jeunes hommes, Tigran faisait confiance à Oleg Albertovitch et pensait jusqu'au bout qu'il était du côté de l'Ukraine. Mais lorsqu'il a appris sa trahison, il a cessé toute communication avec lui.


Tigran Oganisian et Nikita Khanganov avaient 16 ans. Ils étaient nés à Berdiansk. Les garçons étaient de bons amis, ils étaient camarades de classe, voisins et fréquentaient ensemble un club militaire et patriotique. Après l'occupation, Tigran a délibérément décidé de rester à Berdiansk, malgré la possibilité de partir. « Nous l'avons supplié, mais il a dit qu'il ne partirait pas », se souvient Oksana, la mère de Tigran. « Il attendait la fin de l'occupation, il attendait l'Ukraine. »


« Un jour, nous marchions ensemble et je disais tout bas à propos des occupants : "Quelle racaille", et il me répondit : "Pourquoi tu ne leur dis pas en face ?" », se souvient un ami de Tigran. Tigran lui-même n'avait pas peur d'afficher ouvertement sa position pro-ukrainienne. « Quand ils l'ont convoqué à la kommandantur, il est entré et a dit : "Gloire à l'Ukraine !" », raconte l'oncle du jeune homme, Yuri Petrenko. « Nous l'avions prévenu qu'il ne fallait pas faire ça, que c'était l'ennemi... Mais c'était un brave garçon. Je me vengerai pour lui... ».


Son oncle avait en fait remplacé le père de Tigran, ils étaient très proches, Tigran l'admirait beaucoup. « Je lui ai tout appris. Je lui ai appris à tirer à l'air comprimé, il essayait mon uniforme, il voulait se battre. Il aimait beaucoup l'histoire de l'Ukraine. Quand la guerre a commencé, il a dit qu'il ne quitterait pas le pays, qu'il ne quitterait pas sa grand-mère, sa ville. Il arrachait et piétinait les drapeaux russes à Berdiansk, criait "Gloire à l'Ukraine !"... C'était un brave garçon et pour moi, il restera à jamais un héros qui a accompli beaucoup de choses à seulement 16 ans », se souvient son oncle.


Dans la soirée du 23 juin, des forces de l'ordre russes se sont présentées au domicile de Tigran, mais les garçons ont eu le temps de se cacher. Le lendemain, les occupants sont revenus et ont discuté avec les garçons. On ne sait pas exactement de quoi il s'agissait. Probablement du transfert de l'affaire devant les tribunaux.

« Il m'a juste dit que l'enquêteur lui avait demandé de signer des papiers, mais qu'il avait refusé », se souvient brièvement Oksana, la mère de Tigran. « L'enquêteur était pressé et il est parti. » Selon ses proches, Tigran savait qu'on ne pourrait pas les aider et il essayait de fuir l'occupation. « Il n'avait pas l'intention de s'enfuir ou de se cacher. Il se présentait régulièrement. Mais ces derniers temps, il voulait simplement partir de là-bas, car il n'y avait pas de vie. Il disait : "Je ne supporterai plus la captivité" », se souvient Oksana, la mère du jeune homme.


Selon elle, le jeune homme avait été traumatisé par ses précédentes détentions et tortures. « Il est très fort et n'a jamais montré sa peur. Mais quand il m'a dit qu'il ne supporterait plus la captivité... Je n'ose même pas imaginer ce qu'il a vécu là-bas », dit la femme. La mère a parlé avec Tigran la veille du meurtre, et il lui a dit qu'il serait à la maison à 21 heures. Il a également parlé avec sa petite sœur, il était de bonne humeur. La grand-mère Raïssa a été la dernière personne à voir les garçons. Selon elle, ils n'étaient pas déprimés et « rien ne laissait présager un malheur ». « C'était bientôt l'anniversaire de Nikita. Ils ont dit qu'ils allaient se promener en ville pour voir où ils pourraient le fêter », se souvient la grand-mère de Tigran. « Je leur ai même demandé de me cueillir des cerises et leur ai dit que je les leur paierais. »


À 19h17, les premières informations faisant état de coups de feu dans la ville ont commencé à apparaître dans les réseaux sociaux locaux de Berdiansk occupée. À 19h20, des habitants ont écrit : « Tout le monde s'enfuit, un flic a la tête en sang ». À 19h34, les habitants ont écrit qu'ils avaient vu une ambulance partir et ont déclaré que tout semblait être calme. « On dit qu'une personne a été tuée près de Santa Maria », a écrit une habitante. À 19h54, les tirs ont repris dans le quartier du port maritime. « Ils cherchent quelqu'un », ont écrit les habitants. À 20h00, un message est apparu : « Tout est fini, ils ont liquidé tout le monde ». Ce n'est qu'à 20h55 que les propagandistes russes ont publié un message annonçant « la liquidation de deux militants pro-ukrainiens », parmi lesquels Tigran Oganissian.


« Ils ont probablement tué le garde près du centre administratif, ils lui ont pris son arme », nous racontent des témoins, essayant de reconstituer le trajet des adolescents. « Ils marchaient dans la rue Zemskaya en direction du parc Schmidt. Le café où ils ont commencé à tirer sur les Russes est situé au croisement de la rue Zemskaya et de l'avenue Praci, dans le parc Schmidt. Ils ont ensuite couru vers la "Maison du quotidien" ». C'est probablement là que la dernière vidéo de Tigran a été enregistrée. On ne sait pas encore à qui il a envoyé ses derniers messages.


Selon des témoins, ce sont des chauffeurs de taxi locaux qui ont révélé aux occupants où se trouvaient les jeunes.

« Ceux qui les ont tués étaient des Russes purs et durs », nous ont rapporté des témoins. « Ce n'étaient pas des Daghestanais, ni des Kadyrovistes, mais bien des Russes. » Dans la soirée du 29 juin, un message a été publié dans l'un des groupes pro-ukrainiens de Berdiansk, avec les noms des personnes prétendument responsables de la mort des adolescents. « Je tiens à révéler qui a tué Tigran Oganissian. Ce sont des membres de la police d'occupation de Berdiansk, à savoir Yaroslav Shevchenko et Dmitri Balan,  indique le message. – Ces personnes sont impliquées dans la torture de résidents locaux, beaucoup les ont reconnues. Ils détestent l'Ukraine et frappaient les gens pour leurs opinions patriotiques. Ce sont eux qui ont ouvert le feu et ont abattu Tigran Oganissian. »


Nous avons retrouvé ces hommes sur les réseaux sociaux russes. Ce sont bien des habitants de Berdiansk. Nous avons réussi à joindre Dmitri Balan par téléphone. Il a confirmé son identité, mais lorsqu'il a entendu la question sur le meurtre des adolescents, il s'est énervé : « Je ne sais rien à ce sujet », avant de raccrocher. Nous n'avons pas encore réussi à joindre Yaroslav Shevchenko. Les Russes ont eux-mêmes publié le 2 juillet un reportage dans lequel ils racontent comment Tigran et Nikita auraient, sur ordre des services secrets ukrainiens, tué un policier avant de se suicider. Dans le même temps, une déclaration de l'organisation ukrainienne de défense des droits humains "Initiative médiatique pour les droits de l'homme" indique que Oganissian et Khanganov ont été tués par des tirs de snipers. L'"armée partisane de Berdiansk" a déclaré dans un communiqué que le meurtre des adolescents avait été organisé par des représentants du FSB russe : « En mettant de côté nos émotions et en gardant la tête froide, une image complètement différente se dessine devant nous : ce qui s'est passé hier est une action entièrement planifiée par le FSB russe. Tout est simple. Les monstres russes ont donné le choix aux garçons : soit la mort dans une cave, soit prendre les armes et tirer. Sachant pertinemment comment les événements allaient se dérouler ».


Les autorités d'occupation n'ont pas autorisé les proches des adolescents décédés à voir les corps. Par la suite, seul le père de Nikita a été autorisé à entrer dans la morgue. « Tigran a un trou entre les yeux et dans le cœur, fait par une mitraillette. Mikita n'a plus de mâchoire inférieure, son ventre est déchiqueté. Tigran et Mikita n'ont plus de crâne à l'arrière de la tête », ont déclaré leurs proches.


Selon les habitants de la ville occupée de Berdiansk, après le meurtre des jeunes hommes, leur maison a été fouillée à plusieurs reprises et mise sur écoute. « Ils sont venus, soi-disant pour chercher le téléphone de Tigran, ils ont tout retourné », raconte une habitante locale, ajoutant que les occupants écoutent également les téléphones portables des voisins. Selon les habitants de Berdiansk, les Russes ont été grossiers avec la grand-mère de Tigran. Ils juraient, poussaient et frappaient à l'épaule avec la crosse... Et ils ont environ 28 ans », nous raconte un habitant local. « Vous ne comprenez tout simplement pas dans quelle ville nous vivons », dit une autre habitante de Berdiansk. « Nous n'avons aucun droit et personne à qui nous plaindre... »


« Les garçons étaient soumis à une pression terrible,  raconte Andriy Yakovlev, l'avocat de la famille de Tigran. – L'enquête elle-même était menée de telle manière que les garçons ne pouvaient pas compter sur la justice. Ils voyaient qu'ils se trouvaient dans une situation où ils ne pourraient pas résister. Dans les territoires occupés, il n'y a ni tribunal indépendant ni enquête indépendante. Ils ne sont que le prolongement de la politique exécutive des autorités d'occupation. Les garçons se trouvaient dans une situation où ils étaient acculés, et je n'exclus pas qu'ils aient pu faire quelque chose comme ça, simplement parce qu'ils n'ont pas tenu le coup. Et les enquêteurs n'ont pas cherché à résoudre ce conflit de manière normale. Ils ont agi comme s'ils avaient affaire à des adultes... »


« Il faut comprendre qu'ils ont 16 ans. Ils ont été arrêtés trois fois, et nous ne savons pas comment cela a affecté leur psychisme », dit Igor, un habitant de Berdiansk. « Il est également important de savoir avec qui ils communiquaient en dehors de la ville de Berdiansk. Il s'agit peut-être d'organisations d'extrême droite. Oui, ces groupes comptent beaucoup de jeunes, mais cela ne va pas plus loin que des cris et des bagarres. Ce qui s'est pasé le jour de leur meurtre est très confus, et nous ne saurons probablement jamais toute la vérité. »


À ce jour, les occupants n'ont pas rendu les corps des jeunes hommes à leurs familles pour qu'ils puissent les enterrer. « On a dit aux proches qu'ils avaient été envoyés à Melitopol pour des examens médicaux, nous ont déclaré des habitants de la ville occupée. Mais, dans le même temps, la morgue de Berdiansk est sous haute surveillance depuis plusieurs jours. »


Le Service de sécurité de l'Ukraine dans la région de Zaporijjia nous a informés qu'une enquête pénale avait été ouverte pour le meurtre de deux adolescents en vertu de l'article 438 du Code pénal ukrainien – violation des lois et coutumes de la guerre. L'enquête se poursuit et toutes les circonstances du crime seront établies dans la mesure du possible. Le commissaire aux droits de l'homme, Dmytro Lubinets, estime qu'il y a toutes les raisons de qualifier ce meurtre d'exécution extrajudiciaire et ajoute qu'il a demandé à la partie russe de restituer les corps des enfants à l'Ukraine et à la communauté internationale  de condamner le crime commis par la Fédération de Russie.


On sait qu'au début du mois de juin, après que l'affaire pénale des Russes contre les adolescents a été rendue publique, le Parlement européen a adopté une résolution appelant la Fédération de Russie à mettre fin aux poursuites contre les jeunes. Le bureau du médiateur nous a informés qu'il était en pourparlers avec la partie russe concernant le retour de ces enfants sur le territoire ukrainien. «Cependant, la partie russe n'a toujours pas réglé cette question, a déclaré le Bureau du Commissaire aux droits de l'homme du Parlement ukrainien.Malheureusement, nous ne sommes pas responsables de ce qui se passe dans les territoires temporairement occupés. La partie russe est entièrement responsable du respect des droits dans les territoires temporairement occupés. Et aussi triste que cela puisse paraître, de nombreux enfants ne sont même pas enterrés dans les territoires temporairement contrôlés par la Fédération de Russie ».


La mort de Tigran et Nikita n'arrêtera pas le mouvement de résistance, mais ne fera qu'alimenter davantage la haine envers ceux qui sont venus avec des armes sur notre terre. Les responsables du meurtre des adolescents et de la fabrication du dossier contre eux doivent être punis. Les jeunes gens qui ont perdu la vie entreront à jamais dans l'histoire de l'Ukraine comme ceux qui ont rappelé jusqu'au bout aux occupants que « Berdiansk, c'est l'Ukraine ! ».


Victoria Roshchyna

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