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Glaciers d'Afrique : la fonte des dieux

Dernière mise à jour : il y a 4 heures

Kilimandjaro, Champ de glace Sud (Wikimedia Commons)


En première ligne du réchauffement climatique, le Kilimandjaro et d'autres sommets africains, comme le Mont Kenya et la chaîne du Rwenzori, en Afrique de l’Est, voient disparaître à grande vitesse leurs précieux glaciers. Dans 15 ans, il n'y aura plus de neiges "éternelles", et ce bouleversement provoque d'ores et déjà de désastreuses conséquences écologiques et sociales. Mais si ces sommets vénérés cessent de "tutoyer les dieux", s'effondre aussi tout un "écosystème" de croyances et de rituels qui relient les populations locales à la nature nourricière. Comment préserver ce qui peut encore l'être ?


REPORTAGE


Oui, il y a des glaciers en Afrique. Mais plus pour très longtemps.


Alors que 2025 a été proclamé année mondiale des glaciers pour sensibiliser le public au péril qui les menace, et nous avec eux, un rapport de l’Organisation Météorologique Mondiale, l’une des agences des Nations Unies qui veille sur les évolutions de notre climat détraqué, dressait déjà en 2020 un constat alarmant : d’ici 2050, les glaciers du monde, "châteaux d’eau" naturels qui recèlent 70 % des réserves d’eau douce de la planète, auront perdu 50 % de leur volume, à un rythme de 314 milliards de tonnes par an entre 2012 et 2023, soit 36 % de plus que pendant la décennie précédente (1). Fondant à une vitesse plus rapide que la moyenne, car plus exposés et plus vulnérables au réchauffement climatique, les glaciers d’Afrique auront complètement disparu d’ici 2040. Les chiffres qui décrivent leur état sont impressionnants.


Les glaciers du Kilimandjaro, ce géant volcanique à la beauté aveuglante qui domine la Tanzanie du haut de ses 5.895 mètres, sont en retrait accéléré depuis le début du XXe siècle. Le champ de glace Furtwangler - du nom du premier alpiniste qui l’atteignit, en 1912 - a perdu 85 % de sa superficie originaire : en 2018, il n’en restait plus que 0,011 km2, alors qu’elle en comptait 113 en 1976 (ICI). Sur le sommet du mont Kenya, la calotte glaciaire, qui au moment des premières expéditions scientifiques au début de 1900 mesurait environ 1,6 km2, ne se résume plus aujourd’hui qu’à des groupes de glaçons et de crêtes isolées ; le glacier Lewis, qui était le plus important, a perdu 90 % de son volume entre 1994 et 2010 et il ne sera plus qu’un souvenir d’ici 2030 (ICI). Les glaciers du Rwenzori, la chaîne des montagnes qui court sur 120 km le long de la frontière entre l’ouest de l’Ouganda et l’est de la République Démocratique du Congo, ne se portent pas mieux : situés sur les monts Stanley, Beker et Speke - toujours ces "intrépides" explorateurs occidentaux…- les glaciers du Rwenzori, qui en 1906 couvraient environ 7,5 km2, sont réduits aujourd’hui à 0,4 km2 (ICI). Voilà pour ceux qui doutent encore de la réalité du dérèglement climatique.


La fonte des glaciers africains est directement et indiscutablement liée, en premier lieu, au réchauffement climatique d’origine anthropique. Comme d’autres glaciers tropicaux - il en existe environ 3.000 dans le monde, le long de l’équateur - ces écosystèmes si importants pour les équilibres climatiques, régionaux et planétaires, subissent de plein fouet les effets des gaz à effet de serre, alors que les pays qui les abritent sont parmi ceux qui contribuent le moins à leur émission (2). D’autres facteurs, comme la déforestation, la perturbation des températures océaniques - notamment de l’océan Indien, qui "gouverne" le régime des précipitations, y compris neigeuses, de l’Afrique de l’Est - ainsi que la pression démographique et le changement dans l’utilisation des terres qu’elle implique aggravent la situation, et accélèrent la fonte inexorable de ce qui reste des glaciers africains.


Retrait des glaciers du Rwenzori, entre 2012 (à gauche) et 2022 (à droite). Photo Klaus Thymann


Des conséquences en cascade pour la nature et les hommes


La disparition de ces neiges des sommets africains a des conséquences très graves sur les équilibres de la région, non seulement parce que ces écosystèmes abritent une faune et une flore uniques et endémiques condamnées à disparaître avec eux, mais aussi parce que les glaciers fournissent de nombreux services aux populations locales, en assurant leur survie.


L’urgence majeure concerne l’accès à l’eau douce. Les glaciers jouent un rôle important dans la régulation du régime hydrique, car leur présence contribue au microclimat régional. Le fait qu’ils fondent, et qu’ils fondent aussi vite, perturbe les équilibres hydrologiques, en exacerbant les épisodes extrêmes, comme les sécheresses et les inondations. Le régime des précipitations change aussi : elles deviennent de plus en plus imprévisibles ou se font pluvieuses alors qu’elles étaient neigeuses, avec des impacts sur la portée des rivières qui descendent des montagnes et dont dépend l’agriculture qui assure la subsistance des populations locales (ICI).

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À l’insécurité alimentaire qui en dérive s’ajoutent d’autres travers. En Ouganda, les monts du Rwenzori fournissent l’eau aux centrales hydroélectriques qui produisent la moitié de l’électricité du pays. Comme le débit des rivières n'en fait plus qu’à sa tête, la pénurie d’énergie et l'instabilité des réseaux sont à l’ordre du jour. Et en Tanzanie, la fonte des glaciers du Kilimandjaro menace la survie des activités touristiques, qui représentent presque 11 % du PIB, déjà mince, du pays (ICI).


D’autres menaces sont plus insaisissables, mais non moins réelles. Car sur les sommets africains habitent des dieux, et sur les pentes des montagnes les humains dont ils prennent soin et que, souvent, ils inspirent.

Danse rituelle dans un village chagga, au Kilimandjaro.

Les danses chagga sont souvent accompagnées de chants qui racontent les épopées et les histoires du peuple,

ce qui leur confère une fonction de transmission orale et de mémoire collective (ICI)


Njaro, Ruwa et la torche de Nyerere sur le sommet du Kilimandjaro


Selon une interprétation, le mot Kilimandjaro vient de "kilima", montagne, et "Njaro", le nom du dieu qui en protège l’esprit. Personnage mystérieux, Njaro habite le sommet enneigé, en veillant sur la montagne et en en assurant l’équilibre. Il peut être redoutable pour qui lui manque de respect. Souvent, il se venge en causant accidents et malheurs, qui frappent les caravanes et font disparaître les promeneurs négligents. Avec Ruwa, dieu du soleil, il veille sur les glaces et assure l’harmonie entre la nature et les hommes, permettant que les rivières arrivent jusqu’aux jardins où, par un système ingénieux de terrasses et d'irrigation adapté aux reliefs irréguliers de la montagne, puissent être cultivés bananes, café, patates douces, et une grande variété de fruits et légumes.


D’autres esprits vivent avec eux sur les hauteurs, djinns protecteurs qui, avec les âmes des ancêtres, font du Kilimandjaro une porte vers l’au-delà. On raconte que les pentes qui montent vers le sommet sont parsemées de grottes, dans lesquelles les Wakonyingo, êtres d’un petit peuple malin et trapu, sont prêts à tendre des pièges à tous ceux qui gravissent la montagne sans avoir un cœur pur. Tels ne sont pas les éléphants, qui montent au glacier pour y mourir quand ils sentent que la fin est proche, de telle sorte que le sommet du Kilimandjaro est un immense cimetière qui mérite respect et silence. Et lorsque meurt un être humain, on l’enterre la tête tournée vers le Kilimandjaro, car la montagne est considérée comme un lieu sacré, un passage vers l’au-delà où les âmes rejoignent le monde invisible. (ICI, ICI et ICI).

Agricultrice récoltant des légumes dans le petit village de la communauté chagga.

Les chagga sont connus pour leur système agricole, fondé sur le travail commun dans les jardins, khiamba,

qui représentent l’identité de la communauté et ne sont pas que des sources de subsistance, mais aussi

le lieu où se tiennent les cérémonies et se maintient la transmission de la mémoire communautaire. Photo Felipe Rodriguez / FAO.


Ces récits marquent le lien qui existe entre le Kilimandjaro et les Chagga, l'un des groupes ethniques de Tanzanie qui, vivant sur ses pentes, a plus que d'autres développé avec lui un lien profond qui façonne sa culture. Aujourd’hui en majorité chrétiens ou musulmans, les Chagga conservent néanmoins un attachement très fort aux rituels qui rythment la vie sur la montagne, dont la plupart visent à maintenir l’harmonie entre les hommes et les esprits protecteurs qui l’habitent. Ruwa, dieu libérateur et pourvoyeur de civilisation qui réside au sommet, est le destinataire de cérémonies de purification et d'apaisement, censées assurer qu’il continue de protéger la communauté, dont la survie, avec celle d’environ un million de personnes en aval, dépend des ruissellements saisonniers qui mènent l’eau aux villages.

Le président Nyerere passe la torche Uhruru au brigadier Nyirenda lors de la cérémonie d'indépendance de la Tanzanie, en 1961.

Photo d'archives


Mais la portée symbolique du Kilimandjaro va bien au-delà, en Afrique, des limites des villages chagga. En 1961, Julius Nyerere, premier président de la Tanzanie indépendante - qui à l’époque s’appelait encore Tanganiyka - envoya le brigadier Alexander Nyirenda, officier des Forces populaires de défense de la Tanzanie, sur le sommet du Kilimandjaro, une torche à la main. Il l’appela Uhuru, "liberté", et voulut qu’elle brille ainsi du plus haut sommet africain pour partager avec tous les peuples d’Afrique l’espoir dans le renouveau. « Nous allumons la torche, dit-il lors de la cérémonie d’indépendance, et la plaçons sur le mont Kilimandjaro afin qu'elle rayonne au-delà des frontières de notre nation, pour apporter l'espoir aux désespérés, l'amour au milieu de la haine et le respect là où règne le mépris. » (ICI)


La torche Uhuru ne brûle pas en permanence dans les glaces du Kilimandjaro. Mais elle y retourne chaque année, portée lors d’une course qui traverse tout le pays (Mwenge wa Uhuru). En 2024, elle a marqué le soixantième anniversaire de l’union entre le Tanganyka et Zanzibar, qui fit la Tanzanie actuelle, ainsi que le 25e anniversaire du décès de Julius Nyerere, le père fondateur de la nation (3). Mais en 60 ans, depuis la naissance de la Tanzanie, le glacier a perdu, depuis 17 mètres de son épaisseur.


À gauche : Femme kikuyu avec peintures et costume traditionnel (Photo Atlas of Humanity).

À droite : Le Mont Kenya (Photo Glenn Lewis / Flickr)



Graines de vie et de paix autour du Mont Kenya


Pour les Kikuyu, peuple autochtone des pentes du Mont Kenya, la montagne est aussi un lieu sacré pourvoyeur de vie. Ces descendants de Gikuyu, le premier homme, et de Mumbi, son épouse, vivent d’agriculture et d’élevage. Les aînés et les guérisseurs ont l’habitude de monter vers le sommet à l’occasion de décisions importantes, pour aller prendre conseil auprès de Ngaj, dieu créateur qui habite le glacier. C’est de lui que vient la vie, sous forme de rivières qui, descendant de la montagne, permettent aux êtres - plantes, animaux et personnes - de survivre. Des cérémonies saisonnières scandent la vie de la communauté, et des offrandes sont faites régulièrement pour obtenir grâce et protection de ce dieu bienfaiteur, auquel fantaisie prit un jour de créer l’humanité. Groupe ethnique majoritaire au Kenya, les Kikuyu entretiennent avec leur montagne un rapport intime, qui façonne l’identité culturelle et la mémoire collective de la communauté. "Kirinyaga", la Montagne brillante, représente la pureté et la puissance de celui qui y a élu domicile. Le Mont Kenya est parsemé de lieux de culte et de recueillement, où les Kikuyu perpétuent les liens qui les unissent à leur créateur (ICI). Le réchauffement climatique a pourtant profondément bouleversé leurs pratiques et mis en péril leur survie.


Entre 2020 et 2023, le Kenya a connu la sécheresse la plus longue et la plus étendue jamais enregistrée dans le pays, qui a touché non seulement ses régions traditionnellement arides, mais aussi les plaines autour du Mont Kenya (ICI). La sécheresse, qui a décimé les animaux et provoqué une famine exacerbant l’insécurité alimentaire des populations, a été suivie en 2024 par de violentes inondations qui ont fait des centaines de victimes et des centaines de milliers de personnes déplacées (ICI). Quoique non directement liés à la fonte des glaciers, mais à des dynamiques inhabituelles des phénomènes El Niño et la Niña, ces événements extrêmes n’ont fait qu’accentuer les sentiments de dépaysement et la précarité de ces populations, qui voient dans ces dérèglements le signe d’une montagne malade, qui se vide de son énergie protectrice.

Wangari Maathai, prix Nobel pour la paix 2004. Photo Wendy Stone/Corbis


« Chacun de nous est le produit des odeurs, des saveurs, des sons, des couleurs avec lesquels il a grandi et, de l’air que l’on respire à l’eau que l’on boit en passant par les aliments et épices dont on se nourrit, tout détermine ce que l’on devient », déclare Wangari Maahtai, prix Nobel de la paix en 2004 pour ses efforts en faveur de la reforestation du Kenya. Cette femme kikuyu ayant grandi à l’ombre du glacier a tiré de lui, et du paysage qui l’entourait, sa passion pour les arbres et sa conviction qu’en planter peut préserver les hommes du conflit. Dans un article du Monde, elle racontait en 2008 : « De chez moi, on pouvait apercevoir les neiges du mont Kenya, à 5000 mètres d'altitude. Il y en avait encore beaucoup à cette époque. Et mon peuple, les Kikuyu, respectueux de cette majesté qui émergeait parfois des nuages, considérait la montagne comme sacrée. […] Nous prenions l'eau aux sources. La nourriture était abondante, à portée de main, dans la nature si généreuse qui nous environnait. Je n'avais qu'une ou deux robes, nous n'avions pas l'électricité dans notre case, mais jamais nous ne nous sommes sentis pauvres. »


Partie étudier aux États-Unis, en 1960, grâce à une bourse du gouvernement, Wangari Maahtai ne reconnaîtra plus les paysages de son enfance lorsqu’elle sera de retour six ans plus tard. La déforestation liée aux changements d’usage des terres, commencée déjà par les colons britanniques, s’était poursuivie après l’indépendance et avait réduit de deux tiers la surface forestière, qui couvrait encore 30 % du territoire à l’époque de la colonisation. La forêt indigène avait été remplacée par des cultures plus rentables, comme le thé et le café.


C’est en 1974 que Wangari Maahtai a décidé que la solution consistait à replanter des arbres, pour combattre l’érosion et l’assèchement de terres autrefois fertiles, mais aussi pour assurer aux paysans une source de revenus décents et réduire les conflits qui dérivent de la compétition pour les ressources essentielles. Naissait le mouvement de la ceinture verte. Une bataille vite devenue politique, parce que dans le Kenya indépendant, la corruption ambiante aura été l’un des ingrédients du désastre écologique. Il y a d’ailleurs un lien direct entre la déforestation et la fonte des glaciers : sans les arbres, la montagne s’assèche, les températures augmentent. Le soleil frappe dur, si fort parfois que, comme sur le Rwenzori, troisième glacier d’Afrique, la glace s'évapore directement, sans même se transformer en eau avant de s’évanouir dans le ciel.

L'aube sur le glacier Stanley du Rwenzori. Photo John Wendle.


Lunes noires aux sources du Nil Blanc


À la frontière entre la RDC et l’Ouganda, se dresse une chaîne de montagnes. Les sommets enneigés, souvent perdus dans la brume, ajoutent au mystère de ces paysages à la beauté majestueuse. Beaucoup des explorateurs qui, à partir de la fin du XIXe siècle, se frayèrent un chemin dans les denses forêts qui s’étendaient à leurs pieds imaginèrent que les montagnes du Rwenzori n’étaient autres que les légendaires Monts de la lune, dont l’astronome Ptolémée pensa, au IIe siècle, qu’ils cachaient les sources du Nil. Le premier explorateur occidental à les apercevoir fut Henry Morton Stanley en 1888, qui les admira de loin. Plusieurs ascensions furent tentées les années suivantes sans succès, jusqu’à l’expédition organisée en 1906 par Louis-Amédée de Savoie, duc des Abruzzes, qui parvint à atteindre le plus haut sommet, le pic Margherita, à 5.109 mètres d’altitude (ICI). On n’est toujours pas sûr que les montagnes du Rwenzori sont les Monts de la lune dont parlait Ptolémée ; mais leurs glaciers sont en effet la source la plus haute et la plus permanente du Nil Blanc, et ils rétrécissent à vue d’œil : le glacier Stanley, le plus important, a perdu 29 % de sa surface entre 2020 et 2024.

Des lobélias géantes sur les hauteurs du Rwenzori. Photo Boris Buschardt / PhotoCircle


Le Rwenzori sort de terre dans l’une des régions les plus humides au monde, ce qui fait que les paysages qui entourent les sommets nappés de glace sont très particuliers. À la forêt tropicale dense et somptueuse qui entoure ses racines succède une forêt de bambous et de bruyères laissant place sur les hauteurs à des landes dominées par les lobélias et les séneçons géants. C’est en effet le climat très humide de ces montagnes qui détermine le gigantisme de leur flore. Plusieurs cours d’eau sillonnent les vallées vers la plaine, jonchées de sources et cascades.


En mai 2020, cinq de ces rivières ont rompu leurs berges en raison de pluies exceptionnellement intenses (ICI). Les eaux ont emporté maisons, écoles et infrastructures, détruisant la ville de Kilembe et affectant environ 173.000 personnes, avec la destruction de 25.000 maisons. Les pierres traînées vers l’aval ont envahi les routes et les chemins, modifié le cours des rivières et bouleversé le paysage, en piétinant la végétation et en dévastant les pentes verdoyantes. La déforestation, qui est liée sur le Rwenzori à la production de charbon de bois pour le chauffage (ICI), perturbe les équilibres hydrologiques, en augmentant le risque d’épisodes extrêmes et en accélérant la fonte des glaciers… qui les alimente. La coupe des arbres fragilise la capacité des forêts à absorber et retenir l’eau, précarise les berges et augmente le risque d’éboulements, en privant la terre des racines qui la retiennent. C’est un cercle vicieux.


La glaciologue Heidi Sevestre dans les paysages du Svalbard, en Norvège (à gauche),

et sur les glaciers du Rwenzori lors d’une mission scientifique en 2024 (à droite). Photos DR


« Le réchauffement climatique est une question de vie ou de mort, c’est cela qu’on a du mal à comprendre », déclarait Heidi Sevestre, glaciologue française dont les glaces du Svalbard qui s’étendent à perte de vue en Norvège sont devenues la terre d’adoption, lors d'une conférence tenue au lycée agricole de Sées, en Normandie, le 22 mai 2024. Cette jeune chercheuse originaire d’Annecy passe sa vie à étudier les glaciers, en se rendant partout où ils sont (ICI). Convaincue que la recherche pour la recherche ne rimerait pas à grande chose, elle mène depuis des années une intense activité de sensibilisation et de vulgarisation autour des effets du changement climatique, en prenant les glaciers comme un point d’observation privilégié pour comprendre les impacts des activités humaines sur les équilibres de la planète et, par conséquence, sur le devenir des hommes qui l’habitent. Son approche est très loin de celle de ces explorateurs de l’époque coloniale dont les sommets du monde portent souvent le nom. Convaincue que la science se doit d’être une entreprise partagée, elle travaille avec des associations écologistes, avec lesquelles elle organise des expéditions qui impliquent les populations locales, en les formant aux techniques de prélèvement et de veille sur l’évolution des glaciers qui sont leur environnement.


« J'ai cherché à humaniser la science en parlant au cœur plutôt qu'à la tête, a-t-elle expliqué lors de la remise, en septembre dernier, du Prix Livre Environnement décerné par la fondation Veolia, pour l’ouvrage Sentinelles du climat, paru aux éditions Harper Collins (ICI). Pendant l’été 2024, elle a été sur le Rwenzori à l’occasion d’une expédition organisée avec le scientifique et photographe Klaus Thymann et sa fondation Project Pressure pour documenter l’état de ces glaciers encore aujourd’hui relativement peu étudiés. « Les glaciers renferment l'histoire de l'humanité. Leur changement nous confronte à l'aspect éphémère de la vie et à notre propre passage sur Terre. En les protégeant, on protège une partie de notre histoire et de ce qui nous anime. »


Un membre de la communauté Bakonzo apaise les dieux sur le site des cascades Kororo,

dans le district de Kasese. Photo Kisa Kasifa, Cross Cultural Foundation Uganda)


Les inondations de mai 2020 ont eu des conséquences dévastatrices sur la cosmogonie bakonzo, peuple bantou de l’Ouganda dont la spiritualité est particulièrement liée à l’eau. Sur le sommet du Rwenzori, sous forme de glace et de neige, elle renferme le sperme glacé de Kithasamba, dieu créateur ; celui-ci coule en aval dans les rivières qui sillonnent les pentes de la montagne en répandant ainsi la vie. Ces pentes recèlent une multitude de lieux de culte et de sites sacrés, qui sont souvent localisés à proximité des sources et des cascades ou à la confluence des rivières. L’eau nourrit, guérit et sert à dire la justice (ICI).


À la confluence des rivières Kabiri et Kithangetse, les cascades de Kororo doivent leur nom à un personnage légendaire. Kororo était un brasseur de bière de banane. Un jour il se disputa avec son frère Mwithangetse, qui lui demandait de la partager. Kororo refusa obstinément. Le village organisa alors une ordalie. Un arc fut tressé en utilisant des feuilles de dragonnier, omuramura, qui en langue bakonzo signifie « ce qui juge ». Les deux frères durent le traverser, et Kororo en sortit vaincu. Il s’approcha titubant des cascades pour se désaltérer - la bière de banane est traître, surtout lorsqu’on ne veut pas la partager ! -, tomba et s’y noya. Les cascades sont depuis le lieu où les chefs spirituels bakonzo font la part entre les torts et les raisons, au cours d’un rite communautaire accompagné de musiques et de chants, qui repropose l’ancienne ordalie. Il suffit de savoir qu’elles existent pour tuer dans l’œuf toute envie de transgression. Les inondations de 2020 ont emporté le temple avec les outils rituels qu’il contenait, et aujourd’hui les Bakonzo officient sur ce site des rites d’apaisement : les événements récents sont un signe que Kithasamba est en colère.

Une communauté bakonzo profite des sources d'Embougha, le long de la rivière Rwagimba.


Les sources chaudes d’Embugha sont un autre des nombreux sites dans lesquels est ancrée la cosmogonie Bakonzo. Il s’agit de bassins d’eau chaude le long de la rivière Rwagimba, auxquels la communauté attribue des pouvoirs de guérison, physique et spirituelle. "Embougha" signifie trouble, problème, en langue bakonzo, et les personnes viennent ici non seulement pour se soigner et se purifier, mais aussi pour chasser les mauvais esprits qui les tracassent et en sortir en y voyant plus clair. Avant les inondations de 2020, il existait plus d’une trentaine de bassins. Aujourd’hui il n’en reste plus que trois, et y accéder est devenu dangereux car les pierres traînées par la rivière enragée ont détruit les sentiers et bloqué les gués que les Bakonzo empruntaient pour passer d’une rive à l’autre.


Mais en réalité le Rwenzori tout entier est un immense sortilège qui guérit. Chaque arbre, chaque animal a son esprit protecteur qui veille aussi sur les hommes - les clans bakonzo ont chacun leur totem -, et le long des cours d’eau pousse une variété de plantes que les Bakonzo utilisent pour les rituels et la pharmacopée. Cette montagne qui distribue la vie nichée dans la glace, avec ses sommets enveloppés de brume, est l’un des axes sur lesquels tient l’avenir précaire de notre monde.


En racontant comment avait mûri sa passion des arbres, Wangari Maathai expliquait de la façon la plus simple pourquoi il y a un lien entre le désastre climatique dont nous sommes responsables et le désenchantement du monde. Lorsque la déforestation dictée par les logiques marchandes commença à menacer les plaines du Mont Kenya, ce fut dans une indifférence quasiment générale. « Cela faisait tant d'années que les missionnaires, complices de tous les pouvoirs successifs, raillaient le mysticisme africain, que nos mythes les plus sacrés s'étaient effondrés. À quoi bon protéger une montagne dont personne ne croit plus qu'elle abrite Dieu ? »

Ronah Masika, habitante du district de Kasese, lors d'une initiative de reboisement des berges de la rivière Rwagimba.


Résilience endémique


Les glaciers africains relèvent depuis longtemps de la protection de parcs nationaux, renforcée par l’inscription de ces écosystèmes au patrimoine mondial de l’Unesco. Les initiatives se multiplient aussi à l’échelle locale pour promouvoir la protection des milieux naturels, avec une attention particulière aux communautés qui y vivent. Le système des parcs nationaux et l’inscription au patrimoine de l’humanité permettent d’introduire des mesures visant à freiner la déforestation, protéger la faune et la flore, assurer une gestion plus efficace et durable des ressources en eau. En cette année des glaciers 2025, une action conjointe de l’Unesco et de la FAO a par exemple investi 8 milliards de dollars en appui aux programmes nationaux de renforcement de l’accès à l’eau dans le parc du Kilimandjaro. Dans le même temps, des programmes nationaux et internationaux visent à soutenir la recherche scientifique sur ce qui reste des glaciers africains, avant qu’ils ne disparaissent tout à fait (ICI).


Il faut dire que, jusqu’à une époque relativement récente, la politique des parcs, nationale et internationale, a été profondément biaisée par une approche qu'influençait beaucoup le modèle des pays du Nord. En Occident, les parcs nationaux protègent les milieux naturels à exclusion des personnes qui y vivent. Cette conception de la nature a eu des conséquences sur le continent africain, où la majorité de la population est faite d’agriculteurs, ayant un lien beaucoup plus fort aux milieux naturels dont dépend leur survie. Autour du Mont Kenya, par exemple, la création et la progressive extension de la zone tampon entre la réserve forestière et les terres agricoles n’est pas allée sans créer des tensions.


Mais cette approche est en train de changer. L’attention de la communauté internationale aux patrimoines immatériels de l’humanité - les cultures, les modes de vie, les traditions des peuples du monde -, avec la notion d’héritage sur laquelle elle se fonde, ont permis d’ouvrir une nouvelle perspective pour les politiques de protection des sites naturels. C’est de là que vient la reconnaissance, par le dernier rapport Onu sur l’état des glaciers du monde (4), du rôle que les populations autochtones jouent dans la préservation de ces écosystèmes. Sur le Kilimandjaro, le Mont Kenya, le Rwenzori, les peuples des montagnes sont de plus en plus impliqués dans la mise en œuvre des politiques de préservation, et les associations communautaires travaillent avec les autorités des parcs. Le patrimoine culturel que ces lieux recèlent n’est pas accessoire à cette démarche ; il en est le pivot et un fort accent est mis sur la transmission intergénérationnelle des savoirs communautaires.


Selon l'Unesco (ICI), « les valeurs constitutives des modes de vie autochtones, traditionnels et locaux dépassent les notions d’efficacité, de matérialisme et de rentabilité. Les populations montagnardes appliquent une éthique de l’attention à leur environnement biophysique, reconnaissant la nécessité de relations et de responsabilités réciproques avec un paysage vivant pour maintenir leur bien-être et leurs moyens de subsistance. Le reste du monde serait bien avisé de suivre leur exemple. » On ne saurait mieux dire...


Anna Never


NOTES


(1). OMM, État du climat en Afrique 2020. Ce rapport peut être consulté sur le site de la bibliothèque numérique de l'organisation (ICI).


(2). Les pays du G20 sont responsables d’environ 75 % des émissions mondiales de GES, contre 4 % seulement provenant du continent africain. Les émissions des trois pays abritant les glaciers africains sont extrêmement faibles par rapport à celles du reste du monde : en 2022,  les émissions annuelles de CO₂ du Kenya étaient d’environ 21,5 millions de tonnes (contre 406 millions de tonnes en France) ; pour l’Ouganda et la Tanzanie, les émissions totales actuelles sont si faibles qu’un projet comme l’oléoduc EACOP (qui générerait 34 millions de tonnes de CO₂ par an) représenterait à lui seul 25 fois les émissions totales actuelles de la Tanzanie et de l’Ouganda réunis. Pour explorer les données relatives aux émissions de GES de l'Afrique, on peut consulter le site Our World in Data (université d'Oxford) (ICI).


(2). En avril dernier, la course de la torche Uhuru a poursuivi cette tradition, mettant en avant 70 projets de développement, tels que des écoles, des centres de santé, des routes et des initiatives d'accès à l'eau potable. L'arrivée de la torche dans la région de Morogoro a été marquée par des cérémonies impliquant des responsables gouvernementaux, des institutions locales et des citoyens, soulignant l'importance de l'engagement communautaire dans le développement national (ICI).


(3). UN Water, Montagnes et glaciers, des châteaux d'eau, 2025, disponible sur la bibliothèque numérique de l'Unesco (ICI)

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