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Les enfants d'Ukraine, butin de guerre russe


Près de 700.000 enfants ukrainiens, selon l'agence Tass, sont retenus en Russie. L'ONG Save Ukraine avait réussi à en rapatrier quelques dizaines. L'une de ses représentantes a été arrêtée à Moscou. Signe que la toute relative "mansuétude" dont avait fait preuve Moscou après le mandat d'arrêt de la Cour pénale internationale est dormais terminée ? The Guardian a enquêté sur la façon dont sont traités les enfants ukrainiens en voie de "rééducation", et la BBC a recueilli les témoignages de mères ukrainiennes qui ont bravé tous les obstacles pour pouvoir récupérer leurs enfants. Pendant ce temps, Maria Lvova-Belova se vante de propager les "valeurs traditionnelles" russes, y compris en Afrique, nouveau champ d'action de son organisation "humanitaire".


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C’est bien connu, l’Ukraine terrorise la Russie.

Voilà en tout cas ce qu’a déclaré Poutine, après qu’une petite pluie de drones ait semé la panique dans le ciel moscovite, pendant que Prigojine, ce grand poète, lâchait une fois de plus sa bile contre le ministère russe de la défense : « Mais comment avez-vous pu laisser arriver des drones jusqu'à Moscou, putain ? "Bande d'ordures ! Levez votre cul de ces bureaux dans lesquels on vous a mis pour protéger ce pays. Vous êtes le ministère de la Défense! Vous n'avez putain de rien fait pour progresser! En tant que citoyen, je suis profondément choqué que ces ordures restent calmement assises sur leur gros cul enduit de crème hors de prix. »


Notons au passage qu’en matière de "discrédit de l’armée", de simples quidams ont été jetés au mitard pour beaucoup moins que ça. Prigojine, non. Apparemment, il peut tout se permettre, tant que Poutine aura besoin de la milice Wagner en Afrique, dans l’attente du sommet Russie-Afrique qui se tiendra à Saint-Pétersbourg du 26 au 29 juillet, pour lequel s’active également Maria Lvova-Belova, la déléguée aux déportations d’enfants, qui a présidé ce 29 mai une table ronde russo-africaine sous le patronage du patriarche Kirill et du prêtre Georgy (Maximov), président du département missionnaire de l'Exarchat patriarcal d'Afrique.

Le 29 mai dernier, Maria Lvova-Belova présidait une table ronde avec le prêtre Georgy (Maximov), président du département missionnaire

de l'Exarchat patriarcal d'Afrique. « l'Afrique est un nouveau champ d’action pour l'Institut russe des commissaires aux droits de l'enfant »,

a-t-elle déclaré. « Nous pourrons non seulement fournir aux enfants tout ce dont ils ont besoin, mais aussi organiser

des cours d'arithmétique, de lecture et d'écriture, y compris des cours de russe ».

Selon le père Georgy (Maximov), plus de 200 paroisses de l'Église orthodoxe russe sont présentes dans 22 pays d'Afrique.



Bref, passons.

Dans le cinéma, le sketch de l’arroseur arrosé était assez drôle.

Poutine s’en inspire pour le sketch, beaucoup moins drôle, de l’agresseur agressé.

Après l’histoire des drones, voilà maintenant que la Russie accuse l’Ukraine de… déportation d’enfants !


Voici peu, les autorités russes ont arrêté à Moscou, Olga Guruila, missionnée par l’ONG Save Ukraine, qui avait pu précédemment obtenir et organiser le retour d’une trentaine d’enfants de Kherson frauduleusement enlevés à leurs familles.

Olga Guruila, de l'ONG Save Ukraine, arrêtée à Moscou.

(capture d'écran d'une vidéo diffusée par l'agence de presse officielle Ria Novosti)


Voilà ce que ça donne, dans la version Sputnik (site de propagande financé par le Kremlin) : « Une citoyenne ukrainienne a été arrêtée dans la capitale russe, elle prévoyait d'embarquer avec elle des enfants laissés sans protection parentale dans les nouvelles régions. (…) La suspecte a reconnu qu'elle n'était pas une parente des enfants, qu'elle ne les connaissait pas. Une certaine "bénévole Anastasia" a entièrement financé cette opération. (…) Après l'enregistrement de la tutelle, elle devait aller à Kiev, pour rejoindre ensuite l’Allemagne. Selon la source, plusieurs dizaines d'enfants auraient dû être déportées à l'étranger avec la participation de la fondation Save Ukraine, qui collabore avec les services secrets ukrainiens. (…) Une belle image pour l'Occident de 'sauvetage d'enfants' qui aurait pu se terminer n’importe comment pour les enfants eux-mêmes avec de tels 'tuteurs'. En fait, il s'agit d'un enlèvement organisé au niveau international. Simplement pour dénigrer la Russie avec une nouvelle fiction. »


En fait, Olga Gurulia est venue en Russie pour tenter de récupérer deux enfants mineurs enlevés dans la région de Kherson. La chaîne russe indépendante Dozhd (aujourd’hui exilée aux Pays-Bas) a retrouvé sa trace dans un reportage de la chaîne de télévision ukrainienne 24, où elle décrivait comment elle a vécu à Kherson pendant l'occupation et comment elle avait réussi à quitter la ville pour se réfugier quelque temps à Lviv.


Ce qui est étrange, c’est que selon le service russe de la BBC, la détention et l'interrogatoire d’Olga Gurulia ont eu lieu il y a plus d'une semaine. Selon Save Ukraine, elle serait désormais en sécurité et hors de Russie. Pourquoi RIA Novosti a-t-elle choisi d’attendre le 30 mai pour diffuser l’information, vidéo à l’appui ?

L’hypothèse qui vient aussitôt à l’esprit est la suivante : après avoir accepté de "relâcher", au compte-gouttes, quelques dizaines d’enfants pour tenter de se dédouaner des mandats d’arrêt de la Cour pénale internationale, cette "mansuétude" (toute relative) est désormais terminée. Déjà que les tentatives de mères pour récupérer leurs enfants relevaient du parcours du combattant (lire à la fin de cet article un reportage de la BBC), la Russie ne "libérera" plus aucun des quelques 690.000 enfants ukrainiens (selon l’agence Tass) qu’elle retient en otage et qui sont considérés comme un butin de guerre. Qu’on se le dise !


Sur ces près de 700.000 enfants, la Russie refuse toujours obstinément de communiquer la moindre information. Même Maria Lvova-Belova, hier si prompte à se mettre en scène avec les "enfants du Donbass" et leurs familles d’adoption, se tient à carreau. Hier, sur son compte Telegram, elle se vantait d’avoir rencontré dans l'oblast de Ryazan, une famille nombreuse qui a accueilli six orphelins du Donbass, dont la voiture serait tombée en panne : « Avec le gouverneur de la région, Pavel Malkov, nous avons décidé d'apporter notre aide. Aujourd'hui, la famille dispose d'un nouveau monospace spacieux… » Mais elle ajoute : « Les détails de l'histoire et les photos de la famille ne sont pas publiés pour des raisons de sécurité. (…) La partie ukrainienne n'en revient pas que les enfants, qui ont grandi pendant des années dans des institutions, exposés aux bombardements, soient enfin en sécurité et entourés du confort et de l'amour de leur foyer. »


C’est vrai, ça, qu’est-ce qu’ils sont ingrats, ces Ukrainiens ! Même pas capables de remercier Poutine pour la "protection" de villes comme Marioupol ou Bakhmut, même pas capables de sanctifier Lvova-Belova d’avoir "mis en sécurité" les enfants des régions que l’armée russe a copieusement bombardées…


Sur 690.000 enfants, les autorités ukrainiennes ont pu en identifier à ce jour plus de 19.500 (sur la plateforme Children of war). Sels 371 ont pu retourner en Ukraine. Children of war a mis en ligne plusieurs témoignages de certains de ces enfants libérés de captivité russe. Édifiant ! (voir ci-dessous)


Enfants d'Ukraine : un business russe

Le quotidien britannique The Guardian vient par ailleurs de diffuser les témoignages de plusieurs enfants ukrainiens kidnappés par Moscou et incorporés dans des familles russes. Parmi ceux-ci, il y a Alina Popova, une adolescente de Kherson qui s'est réfugiée en Russie sous l'influence d'Yvgenia, la mère d'une de ses amies. Cette dernière l'a convaincue que les Ukrainiens se vengeraient des civils en contact avec les soldats russes dans les territoires qu'ils libéraient. Mais une fois arrivée en Russie, Yvgenia s'est servie d’Alina comme une monnaie d'échange.


Selon Alina, l'objectif d'Yvgenia était l'argent et divers avantages, comme un logement social, dont elle pourrait bénéficier en Russie grâce au kidnapping d'un enfant ukrainien. La mère d'Alina a finalement retrouvé la piste de sa fille en Russie, à plus de 1.000 kilomètres de la frontière, alors qu'Yvgenia avait commencé une démarche d'adoption… tout en conduisant Alina dans un "centre de réhabilitation".


Mykola Kuleba, qui dirige l'association Save Ukraine, rapporte le cas d'enfants placés dans une famille d'alcooliques, où ils étaient délaissés et privés de soins. Il semble bien que l’adoption ou la tutelle d’enfants ukrainiens soient devenues, pour certaines familles russes, une forme de business.


Rappelons toutefois que Maria Lvova-Belova est loin d’avoir convaincu, autant qu’elle l’aurait souhaité, un nombre suffisant de familles à adopter. Un nombre considérable moisissent donc dans des "camps de rééducation", dont on sait très peu, mais aussi dans des "orphelinats" plus ou moins "recommandables" (la presse russe a même fait état d’une "mafia des orphelinats", et il y aurait déjà au moins un cas d’enfants vendus à un réseau criminel - l’information n’a encore pu être vérifiée).

Photo diffusée par un site pro-russe du Donbass avec la légende suivante :

"Malgré leur jeune âge (les deux garçons sont clairement des enfants d'âge préscolaire),

ils savent déjà très bien ce que leurs arrière-grands-pères ont combattu il y a 80 ans, ils savent déjà très bien pour quoi

et avec qui leurs arrière-grands-pères se sont battus il y a 80 ans. Ni les habitants de Donetsk ni ceux de Louhansk

ne voulaient continuer à faire partie de l'Ukraine, qui a proclamé le nazisme comme idéologie d'État..."


Maria Lvova-Belova n’en a cure, toute occupée qu’elle est à faire la retape des "valeurs traditionnelles" de la sainte Russie qui, comme chacun sait (bis) est « agressée ». Hier encore, elle s’est félicitée de l’initiative de Mikhail Vetrov, président de l'Association des fabricants d'articles, d'œuvres et de services pour enfants, qui a proposé la création d'un organisme d'État chargé du contrôle moral, moral et psychologique des produits destinés aux enfants, et de contribuer ainsi « à l'éducation de la jeune génération en harmonie avec les valeurs traditionnelles et les orientations culturelles russes. » Pour commencer, selon ce Mikhail Vetrov, le marché des jouets pour enfants pourrait être complété par des ensembles de soldats, des modèles préfabriqués et des concepteurs d'équipements militaires, afin de refléter l'histoire de "l'opération militaire spéciale" en Ukraine. En effet : « les articles et jouets pour enfants sont l'un des outils permettant d'éduquer et de façonner la vision du monde », afin que « les enfants russes apprennent le patriotisme dès leur plus jeune âge. » Ça doit être ce qu’on appelle "le berceau de la civilisation"…


Jean-Marc Adolphe


Photo en tête d'article : Tetyana Kraynyuk (à gauche) et son fils Sasha (à droite). Le fils de Tetyana Kraynyuk, Sasha, est l'un des 13 enfants emmenés par les troupes russes dans son école spécialisée en septembre dernier (photo issue d'un reportage de la BBC, lire ci-dessous)


Les humanités a été le premier média révéler et documenter le sujet des déportations d'enfants ukrainiens en Russie. Nos 19 publications (à ce jour) ont été indexées par le site abientotlesenfants.com : https://abientotlesenfants.com/articles/


Guerre en Ukraine : ces mères qui veulent récupérer

leurs enfants en Russie

Un reportage de Sarah Rainsford pour la BBC


Lorsque Sasha Kraynyuk, 15 ans, a vu la photographie que lui ont remise les enquêteurs ukrainiens, il a immédiatement reconnu le garçon vêtu d'un uniforme militaire russe. L'adolescent, assis à un bureau de l'école, porte sur sa manche droite la marque Z de la guerre russe, colorée en rouge, blanc et bleu du drapeau russe. Mais le garçon s'appelle Artem et il est ukrainien.


Sasha et Artem font partie des 13 enfants qui ont été enlevés de leur école à Kupyansk, dans le nord-est de l'Ukraine, en septembre dernier par des soldats russes armés et cagoulés. Emmenés dans un bus aux cris de "Dépêchez-vous !", ils ont ensuite disparu pendant des semaines sans laisser de traces.


Lorsque les enfants ont finalement été autorisés à appeler chez eux, c'était à partir d'un territoire occupé par la Russie, à des dizaines de kilomètres de Kupyansk.


Pour les récupérer, leurs proches ont été contraints d'effectuer des voyages épuisants sur des milliers de kilomètres dans le pays qui leur a déclaré la guerre. À ce jour, seuls huit enfants ont été rapatriés, et Artem est l'un des derniers, récupéré par sa mère au printemps dernier.


Lorsque j'ai joint la directrice de l'école par téléphone, elle n'a vu aucun inconvénient à ce que les enfants ukrainiens portent l'uniforme d'une armée d'invasion. "Et alors ?", a rétorqué Tatyana Semyonova. "Qu'est-ce que je peux faire ? En quoi cela me concerne-t-il ?" J'ai rétorqué que le Z symbolisait la guerre contre le propre pays des enfants. "Et alors ?", a encore répondu la directrice. "C'est quoi cette question ? Personne ne les force."


En parcourant le site web de l'école spéciale de Perevalsk, j'ai trouvé la photo d'Artem exposée publiquement. Elle a été prise en février 2023, un an après l'invasion de l'Ukraine par la Russie, lors d'un cours organisé à l'occasion de la Journée des défenseurs de la patrie. Le cours était consacré à l'apprentissage de la "gratitude et du respect" envers les soldats russes. J'ai essayé d'interroger davantage la directrice, mais la ligne téléphonique a été brusquement coupée.


Pour l'Ukraine, l'histoire de l'école spéciale de Kupyansk fait partie d'un ensemble croissant de preuves contre Vladimir Poutine, soupçonné d'être un criminel de guerre. En mars, la Cour pénale internationale a émis un mandat d'arrêt à l'encontre du président russe, l'accusant, ainsi que sa médiatrice pour les enfants, Maria Lvova-Belova, de déportation illégale d'enfants ukrainiens.


La Russie insiste sur le fait que ses motivations sont purement humanitaires, évacuant les enfants pour les protéger du danger. De hauts fonctionnaires méprisent l'acte d'accusation de la CPI, menaçant même d'arrêter ses représentants en guise de représailles. La CPI n'a pas rendu publics les détails de son affaire, pas plus que l'Ukraine, mais les responsables de Kiev affirment que plus de 19.000 enfants ont été emmenés dans les zones occupées depuis l'invasion totale. Nombre d'entre eux provenaient de foyers d'accueil et de pensionnats.


Nous avons enquêté sur plusieurs cas, dont une autre école spéciale à Oleshki, dans le sud de l'Ukraine, et nous avons constaté qu'à chaque fois, les fonctionnaires russes n'ont fait que des efforts minimes, voire nuls, pour retrouver des membres de la famille. Les enfants ukrainiens se sont souvent vu dire qu'il n'y avait rien à faire dans leur pays et ont été soumis, à des degrés divers, à une éducation russe "patriotique".


Les détails et les nuances varient, car la guerre est faite de chaos et de mauvaises intentions. Mais il y a aussi une idéologie claire et dominante : La Russie, dirigée par Vladimir Poutine, proclame ouvertement que tout ce qui se trouve dans les zones occupées de l'Ukraine lui appartient, y compris les enfants.


L'histoire de Sasha

Sarah Rainsford, de la BBC, parle à Sasha (à droite) : pour lui, il est trop pénible de parler de la séparation d'avec sa mère.


Sasha est un grand garçon timide avec une longue frange qu'il aime lisser comme n'importe quel adolescent gêné.


La séparation forcée d'avec sa famille serait bouleversante pour n'importe quel enfant. Pour quelqu'un de vulnérable, comme Sasha, c'est profondément déstabilisant. Sa mère, Tetyana Kraynyuk, me dit qu'il est toujours renfermé sur lui-même, des mois après qu'ils ont été réunis. Le jeune homme de 15 ans a même des cheveux gris à cause du stress.


Ils vivent maintenant dans la ville de Dinklage, dans l'ouest de l'Allemagne, en tant que réfugiés, où, après l'école, Sasha reste principalement allongé sur son lit à jouer sur son téléphone. Mais il se souvient très clairement du moment où les soldats russes l'ont emmené. "Pour être honnête, c'était effrayant", dit Sasha d'une voix calme, en frottant ses mains sur ses cuisses dans un mouvement de va-et-vient. "Je ne savais pas où ils allaient nous emmener."


Lorsque je lui demande si sa mère lui a manqué, il marque une longue pause, dit que c'est trop pénible pour qu'il s'en souvienne et demande s'il peut changer de sujet.


Avant la guerre, Sasha allait à l'école spéciale de Kupyansk, dans le nord-est de l'Ukraine. Mais lorsque la Russie a envahi le pays en février 2022, une grande partie de la région de Kharkiv a été immédiatement prise d'assaut et Tetyana a gardé son fils à la maison pour plus de sécurité.


À l'approche du mois de septembre, l'administration d'occupation a commencé à insister pour que tous les enfants retournent à l'école, désormais avec le programme scolaire russe. La même pression a été exercée dans toutes les zones occupées, souvent en faisant appel à des enseignants russes pour remplacer les locaux qui refusaient de collaborer.


Tetyana hésitait à renvoyer Sasha, mais l'adolescent s'ennuyait ferme après sept mois passés dans leur village. Le 3 septembre, elle l'a donc déposé à Kupyansk. Quelques jours plus tard, les forces ukrainiennes ont lancé leur opération éclair pour reprendre la ville de Kupyansk.


"Nous avons entendu le bruit à des kilomètres de là. Les explosions. Puis les hélicoptères et les tirs. C'était un vacarme épouvantable. Puis j'ai vu les chars et le drapeau ukrainien", se souvient Tetyana à propos de la contre-offensive.


Incapable de contacter son fils, elle était folle de rage. "Lorsque nous sommes arrivés à l'école, il ne restait plus que le gardien. Il a dit que les enfants avaient été emmenés et que personne ne savait où", raconte Tetyana.

Tetyana a passé des semaines sans savoir ce qu'il était advenu de son fils.


Un enseignant a vu ce qui s'est passé ce jour-là, lorsqu'une dizaine de soldats russes lourdement armés ont fait irruption dans l'école. "Ils ne se sont pas souciés de prendre des documents ou de contacter les parents", m'a dit Mykola Sezonov, lorsque nous nous sommes rencontrés à Kiev. "Ils ont simplement mis les enfants dans un bus avec des réfugiés et sont partis."


Je lui fais part de l'argumentaire de la Russie dans de tels cas, à savoir qu'elle retirait les enfants du danger. "J'ai vécu sous l'occupation russe et je sais faire la différence entre ce qu'ils disent et ce que je vois par la fenêtre", a répondu l'enseignant.


Pendant six semaines, les parents des enfants sont restés sans nouvelles. "J'ai pleuré tous les jours, j'ai appelé la hotline pour leur dire que j'avais perdu mon fils et j'ai écrit à la police. Nous avons essayé de le retrouver par l'intermédiaire de bénévoles", raconte Tetyana.


Un mois s'est écoulé avant qu'un ami ne repère une vidéo sur les réseaux sociaux, datée du début du mois de septembre 2022. Elle indiquait que 13 enfants de l'école spéciale de Kupyansk avaient été transférés vers l'est, dans un établissement similaire à Svatove, toujours sous contrôle russe.


Quinze jours plus tard, le téléphone de Tetyana a reçu un message : Sasha se trouvait dans une école spéciale à Perevalsk, a-t-elle lu, et sa mère pouvait l'appeler pour lui parler. "Il était heureux de m'entendre, bien sûr. Mais il a vraiment pleuré", se souvient Tetyana. "Ils lui avaient dit que sa maison avait été détruite et il avait eu peur que nous soyons partis nous aussi."


Les communications avec les zones de combats intenses ne sont pas faciles, mais les enfants de Kupyansk sont passés par trois institutions avant que quelqu'un n'essaie de contacter des membres de leur famille. "Il n'y avait rien. Il n'y a eu que des appels de Perevalsk, et encore, pas immédiatement. Je pense qu'ils l'ont fait exprès", déclare Tetyana.


Elle n'était pas au bout de ses peines. Elle devait ramener Sasha en personne, mais la route directe traversait la ligne de front. Au lieu de cela, Tetyana a quitté l'Ukraine en passant par la Pologne et les pays baltes avant d'entrer à pied en Russie, où les services de sécurité du FSB l'ont interrogée sur les mouvements des troupes ukrainiennes.


"Il faisait nuit noire, il y avait des postes de contrôle, des hommes cagoulés armés. J'avais tellement peur que j'ai pris des pilules pour me calmer", se souvient Tetyana à propos du reste du voyage dans l'est de l'Ukraine occupée.


Elle avait une autre raison d'avoir peur. À cette époque, la Russie prenait ouvertement des enfants dans les foyers d'accueil des régions occupées et les plaçait dans des familles russes.


Enfants ukrainiens portant des uniformes militaires russes (école spéciale de Perevalsk)


Lorsque Sasha a disparu de Kupyansk, Vladimir Poutine avait déjà modifié la loi pour permettre aux enfants ukrainiens d'obtenir plus facilement la citoyenneté russe et d'être adoptés. Fin septembre, il a annoncé l'annexion de quatre régions d'Ukraine, dont Louhansk, où se trouvait alors Sasha.


En public et en ligne, Maria Lvova-Belova a qualifié à plusieurs reprises les enfants de ces régions de "nôtres". "J'avais peur que s'ils emmenaient Sasha en Russie, je ne le retrouve jamais. J'avais peur qu'il soit placé dans une famille d'accueil, comme ça", me dit Tetyana. "Qu'est-ce que nos enfants ont à voir avec quoi que ce soit ? Pourquoi nous ont-ils fait ça ? Peut-être que c'est juste pour nous faire souffrir, comme pour tout le reste".


Aussi, lorsqu'elle a enfin atteint Perevalsk, après cinq jours de route épuisants, Tetyana a serré son fils contre elle. Sasha n'a pas dit un mot. Il pleurait de bonheur.


L'histoire de Danylo


Kherson, sud de l'Ukraine : la BBC a accompagnéAlla Yatsenyuk et un groupe d'autres mères

dans leur périple vers la Russie pour sauver leurs enfants.


Pendant six mois, Alla Yatsenyuk a eu l'impression qu'une partie d'elle-même lui manquait.


Lorsqu'elle a envoyé son fils de 13 ans dans un camp en Crimée, elle pensait que Danylo allait passer deux semaines au bord de la mer. C'était censé être une pause dans le stress de la guerre : d'autres enfants de Kherson étaient partis en camp et en étaient revenus, si bien qu'Alla n'était pas inquiète. En outre, leur ville avait été occupée dès le début de l'invasion et, en octobre 2022, elle avait commencé à penser que la Russie contrôlerait Kherson pour de bon, ce qu'elle ne souhaitait pas.


Mais quelques jours après qu'Alla a fait signe à Danylo de partir, les responsables de ce dernier ont annoncé que les enfants ne reviendraient pas. Les Russes ont commencé à se retirer de Kherson. Si les parents des enfants voulaient les récupérer, on leur a dit qu'ils devaient venir les chercher. Alla a plaidé auprès de l'administration régionale, mais on lui a répondu que les enfants ne reviendraient que "lorsque Kherson sera à nouveau russe". Elle a appelé le bureau du procureur en Crimée, mais celui-ci a insisté pour qu'elle aille chercher Danylo elle-même.


Pendant des semaines, Alla a rassuré son fils en lui disant qu'elle allait venir le chercher, tout en essayant de trouver un moyen d'y parvenir. La distance entre Kherson et Yevpatoria est courte, mais la route directe a été fermée par l'armée russe et la route beaucoup plus longue à travers Zaporizhzhia était trop dangereuse. "Il y avait moins de 5 % de chances d'arriver et de revenir saine et sauve", a-t-on dit à Alla.


Elle aurait également besoin d'environ 1.500 dollars pour un chauffeur, ainsi que de son tout premier passeport et de tous les documents exigés par les Russes pour prouver son lien avec son fils. Alla commençait déjà à désespérer lorsque Danylo a déclaré que les responsables de son camp menaçaient de placer les enfants si leurs parents ne se dépêchaient pas.


"Les enfants nous appellent en panique, disant qu'ils ne veulent pas finir dans des foyers", s'inquiète Alla. "Et la Russie est immense ! Où pourrions-nous donc les chercher ?"


Nous nous sommes rencontrées alors qu'elle partait enfin dans un wagon de train rempli d'autres mamans et grands-mères pour le voyage le plus angoissant de leur vie. Ces femmes ont reçu l'aide de l'ONG Save Ukraine, qui est intervenue lorsqu'il est apparu que des centaines d'enfants ukrainiens risquaient d'être bloqués. Certains venaient de foyers brisés ou de familles moins aisées, et se débattaient avec la logistique et le financement du voyage. D'autres parents hésitaient à renvoyer leurs enfants dans des villes sous le feu nourri des Russes.


Mais Alla ne pouvait plus attendre. "J'ai toujours cette peur lancinante que quelque chose se passe mal. Elle sera présente jusqu'à ce que mon fils soit à mes côtés. Je pourrai alors respirer à nouveau."


Plus d'une semaine plus tard, Alla était l'une des dernières à repasser la frontière depuis la Biélorussie, traînant une grosse valise vers l'Ukraine en passant devant des blocs de béton et des défenses antichars. Danylo, avec son sourire à fossettes, était enfin en sécurité à ses côtés.

Danylo (au centre) traverse la frontière entre la Biélorussie et l'Ukraine après des mois d'absence.


À certains moments, elle a cru qu'elle n'y arriverait pas.


Save Ukraine avait demandé aux femmes d'éteindre leurs téléphones lorsqu'elles sont entrées en Russie, de sorte que les détails de leur voyage traumatisant n'ont commencé à être divulgués qu'entre deux étreintes.


"Ils nous ont gardées comme du bétail, à l'écart de tout le monde. Quatorze heures sans eau, sans nourriture, sans rien", raconte Alla en décrivant sa détention par le FSB à l'aéroport de Moscou. "Ils n'arrêtaient pas de nous demander quel équipement militaire nous avions vu, ils ont vérifié nos téléphones un million de fois et nous ont posé des questions sur tous nos proches."


Les femmes ont poursuivi leur voyage de 24 heures vers le sud, en direction de la Crimée. Alors qu'elles approchaient du but, elles se sont arrêtées pour faire une pause et Olha Kutova, 64 ans, a fait quelques pas, s'est effondrée et est morte sur le bord de la route. Après des jours passés à l'étroit dans un minibus, dans un état de stress, son cœur a lâché. Aujourd'hui, Save Ukraine tente de restituer les cendres d'Olha, ainsi que sa petite-fille.


Alla a fini par arriver au camp. "Le moment où j'ai vu mon enfant courir vers moi en larmes a compensé tout ce que nous avions traversé", déclare-t-elle en décrivant ses retrouvailles avec Danylo. Son fils m'a dit que c'était "tout simplement génial".


Save Ukraine a ramené 31 enfants ce jour-là et plusieurs d'entre eux ont confirmé que le personnel du camp les avait menacés de les placer, ce qui les avait effrayés. Ils ont dit avoir été emmenés en excursion au début du camp et avoir été raisonnablement nourris et habillés. Mais sur le territoire contrôlé par les Russes, ils étaient traités et instruits comme des Russes. Lors des visites d'inspecteurs venus de Moscou, les Ukrainiens devaient s'aligner à côté du drapeau russe et chanter l'hymne russe.


En octobre, l'administration d'occupation de Kherson a publié sur Telegram une vidéo de ce moment. L'hymne russe retentit dans les haut-parleurs et le drapeau tricolore est déployé. Mais en y regardant de plus près, on s'aperçoit qu'aucune des lèvres des enfants ne bouge. Le caméraman s'aperçoit soudain qu'une fillette a mis ses mains sur ses oreilles pour bloquer le son. Trop tard, les images s'éloignent d'elle.


Quelques semaines après son retour, j'appelle Alla à Kherson. "Tout était enfin terminé une fois que nous étions arrivés ici", me dit-elle joyeusement au bout du fil.

Danylo a enfin retrouvé sa mère, Alla.


Elle admet qu'au début, les mères des colonies de vacances étaient mal vues, car elles étaient considérées comme des "collaboratrices" pour avoir envoyé leurs enfants dans des établissements gérés par les Russes. Mais Alla estime que ce sentiment s'est estompé.


Dans sa propre famille, Danylo s'est remis à se chamailler avec son jeune frère et à étudier en ligne, en ukrainien. Mais comme il n'y a pas d'internet à la maison, elle doit se précipiter dans le centre-ville à la recherche d'un signal wi-fi pour télécharger ses travaux scolaires, ce qui est risqué.


Depuis que les Russes ont été contraints de battre en retraite et d'abandonner Kherson, ils prennent leur revanche sur la ville depuis l'autre côté de la rivière. "Ils bombardent du matin au soir", confirme Alla, qui précise toutefois que leur maison est relativement éloignée des positions russes. Ils n'ont pas l'intention de partir.


Danylo est toujours en discussion de groupe avec les autres enfants du camp et la plupart de ceux qui sont restés ont été récupérés. Mais il précise que cinq d'entre eux ont été transférés dans une maison de soins quelque part en Russie. Alla me transmet une photo de leur chambre avec des rangées de lits simples, un tapis bon marché et une plante araignée. On ne sait pas exactement où vont les enfants laissés pour compte.


Les enfants disparus


Dans un village en Allemagne, Sasha a eu le temps de s'adapter à la vie et à une nouvelle école, mais Tetyana a un peu plus de mal à s'adapter. Dans leur appartement, devant une pile de sandwichs au sprat, elle explique que son fils aîné est toujours en Ukraine et qu'il s'attend à être appelé au combat d'un jour à l'autre. Tetyana ne souhaite rien d'autre que de rentrer chez elle pour retrouver son mari, mais Kupyansk est à nouveau sous le feu de l'ennemi.


Fin avril, des missiles russes ont détruit le musée d'histoire local, tuant deux femmes. Auparavant, l'ancienne école de Sasha avait été gravement endommagée par des missiles tombés à proximité.


Huit mois après que lui et les autres enfants aient été enlevés, cinq d'entre eux se trouvent toujours dans le territoire contrôlé par la Russie. La directrice de l'école où ils se sont retrouvés, Tatyana Semyonova, l'a confirmé lorsque je l'ai appelée.


Sarah Rainsfo pour la BBC


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