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Michel Strulovici, Droits de suite. 01 / Les cavaliers de l'Apocalypse



« Nos générations entraient dans le combat avec espoir, renforcées par la connaissance de notre passé », écrit Michel Strulovici. Vouloir un monde meilleur, ou tout simplement plus humain. C’est la moindre des choses lorsque la vie vous fait naître en 1942, en pleine barbarie nazie. Ayant grandi dans une famille de Juifs communistes, donc résistants, devenu journaliste-témoin du monde, passionné de culture, il a livré dans une autobiographie parue l’an-passé les « évanouissements », voire les désillusions, qui ont parsemé une vie d’engagements. Aujourd’hui, pour les humanités, il offre en « Droits de suite » une sorte de codicille en plusieurs séquences. En « pessimiste né », il démonte dans cette première chronique les rouages de la « terrifiante course vers l’abîme que nous impose le capitalisme financiarisé » et parfois mafieux, qui plonge l’humanité tout entière dans le désastre.


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«Face à la montée de la barbarie, j’ai voulu, modestement, devenir un colporteur de l’humain», écrivait Michel Strulovici dans Évanouissements, paru l’an passé aux éditions du Croquant, autobiographie où il raconte en 630 pages particulièrement denses sa jeunesse, dans une famille de juifs résistants communistes, son activisme contre la guerre d’Algérie, son adhésion au Parti communiste, puis ses années de journalisme, à L’Humanité et enfin à la télévision publique, où il a été un ardent défenseur de la place de la culture (chronique parue sur les humanités, le 23 octobre 2021 :

Même une fois achevé le livre, il y en avait encore sous le capot, comme on dit. Plutôt que de chercher à nouveau un éditeur, Michel Strulovici a souhaité confier aux humanités ces "Droits de suite". Mais publier, même sur un média en ligne, c’est encore et toujours éditer. Cette chronique prendra ici la forme d’un feuilleton hebdomadaire, chaque jeudi. Pour quelques semaines à venir, nous avons donc en besace de précieuses munitions. / Jean-Marc Adolphe


Je suis de ceux-là, de cette multitude, qui s'habillent d'une noire mélancolie à l'approche de leur disparition, cet anéantissement tant redouté qu’inéluctable.

Mais depuis longtemps déjà, mes amis m’ont qualifié de pessimiste né.

Je plaide coupable mais avec circonstances atténuantes.

Cette sourde inquiétude me fut donnée, en effet, dès ma conception. Depuis mon enfance et du plus loin de mes souvenirs, elle m'accompagne. J'ai tété en même temps que le lait de ma mère cette pensée terrifiante, héritée de l'histoire des Juifs (1) : « quand ça va bien c'est que ça va aller mal. »


Très jeune je me suis vécu comme un survivant.

Je compris tôt avoir échappé à l'extermination, alors que ma grand-mère maternelle, nombre de membres de ma famille élargie, des millions de mes semblables furent gazés, suppliciés par des médecins fous, brûlés parfois vivants dans des fours ou victimes, dans les bras de leur mère, de la Shoah par balles, ces meurtres innombrables à l'Est de l'Europe occupée, perpétrés avec jouissance par des unités de la Wehrmacht, les Einsatzgruppen.


J'avais échappé à la déportation quand ma grand-mère paternelle, me promenant place Bellecour à Lyon (âgé de quelques mois, en 1942) s'aperçut qu'une souricière milicienne se mettait en place. Prestement, avec ce courage et cette réactivité qui la caractérisaient, elle rompit l'encerclement en cours et parvint en se faufilant dans une des ruelles attenantes à nous sauver.

Débuter son existence avec la conscience de cette survie hasardeuse, miraculeuse, n’incite pas à la joie. La terminer dans cette atmosphère apocalyptique, non plus.


L'époque s'ancre dans les catastrophes

Des petites ou violentes blessures de la vie aux visions cauchemardesques de notre humanité en danger, tout concourt à brosser à mes yeux, à larges traits, l’horizon d’un avenir terriblement assombri. Jamais, dans toute notre histoire, nous n’avons été aussi mondialement conscients, quasiment en direct, des drames vécus, ici comme partout ailleurs, dans une parfaite et terrifiante interaction planétaire. Une forêt brûle sur un continent, et ce sont des villages entiers qui étouffent sur un autre. La banquise qui fond sous l'effet du réchauffement climatique, et c'est le taux de salinité des océans, alliée à l'augmentation de leur température, qui peut stopper l'essentiel gulf stream, provoquant la glaciation de la France et de la moitié nord de l'Espagne ! Son ralentissement est, en grande partie, à l'origine du Petit âge glaciaire (PAG) que connut l'Europe entre1450 et 1850. Le chaud produit paradoxalement du glacial et tout, sur cette planète, interagit.


L'époque s'ancre dans les catastrophes...

« Notre maison brûle et nous regardons ailleurs ! », alertait déjà Jacques Chirac lors du Sommet de la Terre, en 2002. Mais rien n’a été fait pour stopper l’incendie. Et vingt ans plus tard, à la COP15 biodiversité qui se tenait en décembre 2022 à Montréal, le secrétaire général de l'ONU affirmait sans détour : « L'humanité est devenue une force d'extinction massive. »


Pollutions, sur-réchauffement climatique et maritime, sécheresses et inondations en cascade, cyclones dévastateurs, disparition massive d'espèces vivantes, déséquilibre entre continents, pays, peuples, classes, poursuite accélérée de l'obscène sur-utilisation des énergies fossiles, apparition cadencée de phénomènes extrêmes, anéantissement programmé, pensé, voulu, vanté, de zones immenses de forêts millénaires, ces poumons planétaires amputés par pans entiers, disparition des glaciers et banquises dites jusqu'alors éternelles, montée du niveau de la mer et donc submersion de terres essentielles à la vie de millions d'humains, de millions d'animaux domestiques et sauvages, bétonisation accélérée d'espaces vierges ou cultivés depuis des millénaires, voici l'anthropocène en majesté.

Et sa violence est telle que tout "apaisement" de ses désastres sur notre nature suppose des bouleversements systémiques considérables.


Or, ce que nous subissons s'appelle privatisation et marchandisation des éléments essentiels de la vie, accaparement vampiresque de sommes colossales (8.700 milliards de dollars) au nom du profit maximum , "gelés" dans de ce que les capitalistes et leurs porte-parole osent qualifier de "paradis" fiscaux, ce fruit de l'effort, de l'imagination, du travail des hommes, soustrait, volé à l'établissement du Bien sur terre au profit ( c'est bien le terme) du Mal absolu.

Ce système mondial d'exploitation capitaliste (2), dénommé Marché par ses thuriféraires comme on masque des blessures pour en adoucir la vision, détruit tout sur son passage. Il démolit nos services publics, nos hôpitaux, nos centres de recherche scientifique (3), nos centres d'enseignement (des crèches à l'université), nos lieux de culture, et nous oblige à rouvrir les soupes populaires.


Ce système diffuse massivement la culture de la soumission. Il pousse par millions, par dizaines de millions, par centaines de millions, les hommes, les femmes et les enfants dans une misère sans nom, dans des famines récurrentes, dans des exils forcés pour tenter de survivre, dans le cauchemar réel de supposés « paradis » artificiels.

Ce système détruit le bonheur du vivre ensemble sur toute la planète. Il promeut la concurrence et sa violence inhérente. Il tue le désir de l'accueil, de l'échange, le plaisir de l'altérité. Il chante le veau d'or et le porte en sautoir. Il annihile tout simplement la possibilité de l'existence.

Il est bien loin, le salut de Voltaire au capitalisme industriel naissant : « Ah, quel beau siècle que ce siècle de fer ! »


Marx avait annoncé le drame en cours il y a un siècle et demi : « tout progrès de l’agriculture capitaliste est non seulement un progrès dans l’art de piller le travailleur, mais aussi dans l’art de piller le sol ; tout progrès dans l’accroissement de sa fertilité pour un laps de temps donné est en même temps un progrès de la ruine des sources durables de cette fertilité. Plus un pays, comme par exemple les États-Unis d’Amérique, part de la grande industrie comme arrière-plan de son développement et plus ce processus de destruction est rapide. Si bien que la production capitaliste ne développe la technique […] qu’en ruinant dans le même temps les sources vives de toute richesse : la terre et le travailleur. » (4)


Ce système n'a plus besoin de la démocratie parlementaire, pire il la contourne, la déchiquette et la jette aux loups, lui qui se vantait de l'avoir inventée, il y a si peu.

Ce système capitaliste a déjà prouvé qu'il se trouvait comme un poisson (un poison) dans l'eau avec l'hitlérisme, le fascisme et les dictatures militaires, comme nous l’a si bien raconté Brecht et, plus récemment, Eric Vuillard avec son Ordre du jour (prix Goncourt 2017). Aujourd'hui extrême droite, capitalistes, cartels et/ ou mafias se répartissent les rôles, et se renforcent mutuellement.


Des manifestants du mouvement Occupy Wall Street, le 17 septembre 2013, après deux ans d’occupation

des rues du quartier des affaires à New York. Photo Andrew Burton / AFP


Idéologie capitaliste des mafias, idéologie mafieuse du capital


Ce système est capable de nouer de chaudes relations avec la lie de notre humanité comme l'osa l'entreprise Lafarge avec la machine à assassiner de Daesh, suivant avec application les décisions des comités directeurs et actionnaires des IBM, IG Farben ou Renault, parmi des milliers d'autres jouant leur partition avec Hitler.

Les états-majors de ces sociétés -dont le moteur économique, social, idéologique est soumis à la loi d'airain, carnassière du profit maximum- sont infiltrés, noyautés par des mafias, des cartels, la voyoucratie internationale.


Les exemples se bousculent tant ils sont nombreux. Comment oublier l'aide réciproque entre l’État nord-américain et les cartels de la drogue de par le monde ? Ainsi au Laos, leur collusion avec le "général" hmong Vang Pao, le roi de l'opium. En Colombie avec l'alliance entre la CIA et les barons de la drogue, finançant conjointement les groupes contre-révolutionnaires dans toute l'Amérique latine. Il en fut de même en Russie, avec Elstine, où 50 milliards de dollars d'"aide" occidentale disparurent, mais pas pour tout le monde, alors que naissaient les oligarques et un État à leur service. Et que dire des banques occidentales qui se précipitèrent alors dans cette Russie corrompue pour créer des institutions financières communes avec des banques moscovites pourries jusqu'à l'os ?. Il était pourtant de notoriété publique que ces joint venture servaient à blanchir l'argent du crime, de l'extorsion, de la prostitution, de la mise en coupe réglée du pays par des oligarques sans scrupules. Avons-nous entendu un seul gouvernement s'en inquiéter ?


Et, avec Poutine, la java du diable continue.

Il faut dire que ce "secteur d'activité" pèse lourd. 243 milliards de dollars pour le seul trafic de drogue, cette année : le deuxième marché, après celui des armes et avant celui du pétrole ! Le blanchiment de l'argent sale atteint 150 milliards de dollars ! (5). Cette économie parallèle est devenue convergente. Elle va bientôt s'inscrire dans les PIB.

A gauche : Roberto Calvi, membre de la loge Propaganda Due (P2) et directeur de la Banque Ambrosiano,

a été retrouvé pendu sous un pont à Londres le 17 juin 1982.Archives Apg/Mondadori

A droite : l’archevêque Paul Marcinkus, ex-Président de la Banque du Vatican et directeur de Ambrosiano overseas



Le Vatican lui-même n'échappe pas à ce marigot. Le scandale du BancoAmbrosiano, dont le Saint Siège était le principal actionnaire, éclate en 1982. Il est tout à la fois le symptôme d'une symbiose naissante entre les organisations clés d'un État, la Mafia et/ou les groupes criminels et l’extrême droite à l'action.


Ainsi le directeur de la Banque, Roberto Calvi, est retrouvé, en 1982, pendu sous un pont de Londres. Au cours de l'enquête et du procès, la justice découvre que l'archevêque américain Paul Marcinkus, Président de la Banque du Vatican et directeur de Ambrosiano overseas, dirige une longue suite de sociétés offshore et des banques, basées, au Panama, aux Bahamas et en Amérique latine, tous paradis fiscaux. Au Panama, Pablo Escobar, entre autres, put y blanchir ses bénéfices sans problème. Avec les félicitations du jury même. C'est le moins que l'on puisse faire quand on cherche à atteindre la sainteté que de caser sa cassette au paradis.


Mais comme dans les parfaites intrigues de Raymond Chandler, l 'affaire se s'arrête pas là.

En effet, comme on le sait aujourd’hui, la Banque du Vatican servait directement de blanchisseuse à la Mafia, et tous se trouvaient liés à la Loge maçonnique P2, une organisation secrète dirigée par Licio Gelli, un des dirigeants du Banco Ambrosiano, elle-même liée à la CIA. Le but de cette alliance était de créer une « stratégie de la tension », à coups d'attentats perpétrés par les groupes néo-fascistes afin d'empêcher l'arrivée au pouvoir du PCI et de créer ainsi les conditions d'un coup d’État militaire.


En mars 2001, le général Maletti, ancien chef des services italiens, a pu ainsi déclarer sans être démenti, que la CIA avait certainement favorisé le terrorisme en Italie.

Tout ce joli monde participait à l'opération Gladio (le Glaive), une organisation secrète fabriquée, après la seconde guerre mondiale, par les Etats-Unis avec les résidus du fascisme et leurs nouveaux maîtres locaux de la Démocratie Chrétienne. Des caches d'armes (qui servirent aux attentats cités), des groupes entraînés, paramilitaires, couvraient l'ensemble de l'Italie en cas de besoin. Il existait même, selon le général Lugarese un "Super Gladio" de 800 tueurs chargés d’éliminer des cibles nationales.


Comme on le voit, les voies du Seigneur furent tout à fait pénétrables !

« En Chine – Le gâteau des Rois et… des Empereurs ». Henri Meyer, Le Petit Journal, 16 janvier 1698


Il arrive parfois que les États eux-mêmes deviennent dealers. Et l'exemple vient de loin. Les guerres de l'opium (1839 et 1860) furent menées par la Grande Bretagne, associée à la France et aux États-Unis, pour imposer à la Chine, qui la refusait, l'ouverture de son marché à la vente d'opium ! Et, fleur de pavot sur le gâteau, la déjà douteuse banque HSBC en finança le commerce, une fois les forces chinoises défaites.


Nous savons de même que la Corée du Nord a utilisé ses valises diplomatiques pour faire voyager des produits stupéfiants. Les si purs Talibans agissent de même, à visage découvert ; le pouvoir libanais ne recule pas devant ces moyens pour se ressourcer ; et en Colombie l'imbrication fut telle qu’on a pu parler de narco-État.


Aux États-Unis, le père fascisant et antisémite de John Kennedy obtint l'appui des syndicats du crime pour l'élection de son fils à la Présidence. Il est vraisemblable que John Kennedy et son frère firent les frais de cette supposée alliance quand ils la trahirent.

Trump, pour sa part, entretient des liens étroits avec le crime organisé, comme l’a révélé le journaliste d'investigation Fabrizio Calvi dans une enquête remarquable (6). Il suit en cela une tradition familiale : son grand-père Frederick Trump traitait déjà avec les criminels à la fin du XIXe siècle.


En Thaïlande, le Roi et sa famille possèdent la moitié des bordels du pays et perçoivent des revenus de l'exploitation tranquille du Triangle d'Or. Etc., etc.


Le hasard n’a rien à voir ici. Les gangs ont tout appris de la manière de penser des capitalistes. A leur manière de procéder, par alliance, prédation, concurrence, extermination, mondialisation, évasion des capitaux, ils leur ressemblent. Ce sont leurs enfants idéologiques. Une telle filiation rend possible pour certains "hommes d’État" de passer des accords avec ces assassins.


A gauche : l’agent Javier Peña, interprété par Pedro Pascal, dans la série Narcos, diffusée sur Netflix en 2018.

Photo : Juan Pablo Gutierrez/Netflix

A droite : Le sous commandant Marcos le 4 janvier 2006 au Chiapas. Photo Susana Gonzalez / AFP


Le Mexique contemporain représente une sorte de laboratoire d’une nouvelle forme d'État, où le crime organisé s'intègre non seulement dans les économies nationale et internationale mais occupe des secteurs nouveaux de l'appareil d'État lui-même.


Dans L’État narco : néolibéralisme et crime organisé au Mexique, l'universitaire mexicain José Luis Solis Gonzales remarque : « Il s’agit selon nous de l’apparition au Mexique d’une nouvelle forme d’État capitaliste périphérique qualifiée par nous d’État narco (...) l’établissement d’un régime politique néolibéral à penchant technocratique, avec une forte présence de représentants du crime organisé au sein de ses différentes institutions, de l’économie et de la finance. Cette forme phénoménale est inextricablement liée à l’émergence, au cours des années 1990, d’un nouveau régime d’accumulation extraverti et fortement transnationalisé, avec une participation croissante du trafic de drogue, comme l’une des parts les plus dynamiques et rentables du capital mais, bien entendu, pas la plus importante. » (7)


Nous comprenons mieux, dans cette situation criminalisée dans l'ensemble des organisations d’État, dans la vie sociale, culturelle, quotidienne, la tentative d'instaurer un contre-exemple avec la création d'une société à l'opposé au Chiapas. Le soulèvement général de cette province fut dirigé par celui qui se faisait appeler le sous- commandant Marcos en 1996. Depuis, malgré les assauts répétés des militaires et para-militaires liés à l’extrême droite et aux Cartels réunis, l’expérience zapatiste se poursuit.


Arrêter ce désastre, peut-on rêver ?


J'avoue, moi pessimiste né, que je crois de moins en moins possible d'arrêter le désastre.

Tous les possédants, les décideurs, les vrais maîtres du pouvoir sont en même temps les bénéficiaires et les jouets de cette loi d’airain du profit maximum, ce mantra capitaliste du « après moi le déluge ». Les voici soumis, ces puissants, à des nécessités qui les dépassent. Les voici, se complaisant sous le joug d'une transcendance implacable. Les voici tenus de continuer insatiablement à dévorer la concurrence et à piller sans fin, sous peine de disparaître, quelles qu'en soient les conséquences pour la nature et les hommes.

Cette rage fatale nous emportera tous vers l'extinction. En quarante ans, nos civilisations ont fait un grand pas en arrière... vers le gouffre.


Il fut pourtant si difficile de s'extraire de cette gangue du malheur qui s'abattit sur le monde à la suite de l'agression hitléro-mussolino-japonaise, de la guerre froide, des meurtrières tentatives de stopper la décolonisation, d'empêcher les peuples de choisir leur destin. Mais nos générations entraient dans le combat avec espoir, renforcées par la connaissance de notre passé.

Aujourd'hui, les citoyens sont atteints en nombre par une étrange maladie d'étiolement de la mémoire, d'une méconnaissance inouïe de notre histoire contemporaine et les idéologies du pire recommencent à prospérer.


Nos écoliers n'ignorent rien du sacre de Clovis et du salopard qui cassa le vase de Soissons, ils admirent le pieux roi Louis IX dit Saint-Louis, mais ignorent qu'il fit brûler deux cents exemplaires du Talmud en place publique, et inventa le port de la rouelle-étoile jaune, pour les Juifs du royaume.

Et qu'ont-ils donc appris de notre histoire contemporaine, de la réalité de l'occupation et de la Résistance dans notre pays hors la Geste (justifiée) du général De Gaulle ?

Que savent-ils de la colonisation, au XIXème siècle, de l'Algérie dans une guerre atroce qui dura de 1830 à 1872 et fit disparaître 30% de la population ?

Connaissent-ils l'existence des structures étatiques qui organisaient la vie des Africains d'avant la colonisation ? Et que dire des effets de notre regard ethnocentré sur le récit national ? (8)


L'Université, elle-même, a mis beaucoup de temps à prendre en compte certains événements clés de notre histoire.

Ainsi fallut-il attendre les années 1970 pour que la Shoah soit considérée comme un sujet de thèse de doctorat. Autre « consécration » qui fut difficile à obtenir, l'étude de l'histoire du continent africain.

L'historienne Catherine Coquery-Vidrovitch raconte qu'elle s'était vu déconseiller comme sujet l'étude de L'Afrique, définie comme « sans histoire » ! (9)


Chômage International Day, aux États-Unis, le 6 mars 1930


Que connaissent-ils de la réalité politique du passé récent des États-Unis ? Ils ne considèrent le PC américain, quand ils connaissent parfois son existence, que comme une succursale d'espions soviétiques, un ensemble résiduel de cinglés. Parfois ils s'interrogent sur cette "chasse aux sorcières" à la sauce Hoover et McCarthy qui tenta de tuer toute tentative progressiste notamment dans la vie culturelle. Mais leur apprend-on comment, au cours de la grande crise des années 1929 et 1930, les communistes s'investissaient dans des actions contre les expulsions, ou dans la création de Comités de chômeurs, qu'ils allaient regrouper dans une organisation nationale ? Dans le cadre de ces actions, le Parti communiste fut ainsi à l'initiative, le 6 mars 1930, d'une "Journée internationale contre le chômage" avec des manifestations dans nombre de grandes villes du pays, qui regroupèrent au total plus d'un million de participants.

A Cleveland, grande ville industrielle, la manifestation tourna à l'émeute, et à New York, de violentes bagarres furent provoquées par l'intervention de la police contre les 50.000 manifestants. Ainsi fut brisé le mouvement de révolte.


Ces étudiants ont-ils entendu évoquer la tragédie de Joe Hill, ce jeune Suédois, émigré en 1902 aux USA, syndicaliste ouvrier et créateur de folksongs, militant talentueux et qui, à la suite d'un procès truqué, fut condamné à mort et fusillé en novembre 1915 ? « I dreamed I saw Joe Hill last night, alive as you and me. Says I "But Joe, you're ten years dead" "I never died" says he, "I never died" says he... » Une chanson, composée en 1936 par Earl Robinson à partir d’un poème d’Alfred Hayes, est devenue un symbole de combat contre l'injustice, interprété par Paul Robeson et sa magnifique voix de basse sur toutes les scènes d'opéra et à la fête de L'Humanité, mais aussi Joan Baez à Woodstock ou encore Bruce Springsteen entonnèrent ce requiem de combat contre l'injustice.


Joe Hill : une figure emblématique de tout un mouvement comme le fut celle de Joseph Bara, ce jeune révolutionnaire de 14 ans qui défendit la cocarde tricolore jusqu'à la mort en 1793 et que l'école républicaine nous apprit à aimer, et bien d’autres encore : celle de Jan Palach qui s'immola par le feu pour revendiquer la liberté de la Tchécoslovaquie ; cet inconnu , courageux s'il en est, bloquant la file de chars sur la place Tien An Men à Pékin ; le jeune combattant vietnamien Nguyen Van Troi, fusillé par le régime pro-américain de Saigon en octobre 1964 ; ou encore la figure du Congolais Patrice Lumumba, assassiné par les pouvoirs belge, français, afrikaner et américain constitués en Sainte Alliance.


« Un peuple qui oublie son passé se condamne à le revivre », affirmait Winston Churchill, un curieux quasi copier-coller de Marx qui prévenait dans Le Manifeste du Parti communiste : « Celui qui ne connaît pas l'histoire est condamné à la revivre. »


Cette méconnaissance de l'Histoire, cette abrasion de la réalité, est délétère.


Partout dans le monde, les partisans de la post-vérité prospèrent sur ce trou cognitif, et envahissent tous les médias, tous les moyens de (dés)information. Là encore, d’énormes moyens sont en jeu. Quand Evgueni Prigojine, la patron de la sinistre milice Wagner en Russie, finance une « usine à trolls » qui inonde et pollue les réseaux sociaux, en France, une poignée de milliardaires fait main basse sur la presse (écrite et télévisée) et l’édition. Et le service public d’information est précarisé… Là où le Marché envahit l'ensemble de la société, la mise au pas des médias s’étend. Ce n’est guère mieux, faut-il ajouter, dans des pays qui s’autoproclament communistes, où les mass medias sont sous tutelle.

Pourtant, le développement du capitalisme de la fin du XIXème siècle s'accompagna, pour un temps, d'un essor d'une presse enquêtrice concurrençant une presse de caniveau. Et sur l’autre versant, la révolution bolchevique, en 1917, vécut en partie, et sur une courte période, au rythme de la libération des talents gelés par le tsarisme, avant que le communisme de guerre, doublé par une politique de terreur, ne l’emporte.


« Le journalisme peut sauver des vies », proclame aujourd’hui un média russe indépendant, Meduza, aujourd’hui qualifié par le Kremlin d’indésirable. Mais combien de journalistes paient du prix de leur vie la quête de vérité, lorsqu’elle s’affronte à des pouvoirs politiques, économiques, mafieux (parfois les trois en même temps) ?

Reporters sans frontière constate que plus de 1.000 journalistes ont été assassinés depuis 2010 et que 116 ont disparu depuis 2016. «Selon l'Unesco, près de 90 % des crimes contre les journalistes restent malheureusement impunis», remarque Reporters sans frontières, citant le cas du Mexique, où «88% des assassinats de journalistes demeurent dans l'impunité totale», ou des Philippines, où «les responsables principaux du massacre de 32 journalistes en 2009 sont toujours en liberté». De même, «les commanditaires des assassinats de Norbert Zongo au Burkina Faso en 1998, d'Anna Politkovskaïa en Russie en 2006, de Gauri Lankesh en Inde en 2017, parmi tant d'autres, demeurent non sanctionnés du fait d'une désinvolture fautive voire d'un camouflage de la part des autorités»…


Certes, les « réseaux sociaux » peuvent dans certains cas offrir un espace de liberté, voire faciliter des mouvements révolutionnaires, mais ils peuvent aussi contribuer à désinformer, et à instiller ce que le poète Bernard Noël (qui avait participé avec Jack Ralite en 1987 au lancement des « États généraux de la culture ») appelait une « censure par saturation ».


Ainsi de nouvelles générations, désorientées, désinformées, remettent leur pas dans la fange.

Chacun devient l'ennemi de chacun dans cette immense orchestration planétaire dirigée d'une main de fer par les mercenaires des fonds de pension, les patrons des GAFAM, les oligarques et milliardaires, les mafieux invités dans les rouages des États, les reîtres inventeurs de l'évasion fiscale, de la fuite des capitaux et de ses chemins protégés

Tous ceux-là rêvent à l'identique, Caïn doit continuer de toute éternité d'assassiner Abel. Ainsi le miracle sanctifié de l'exploitation de l'homme par l'homme, l'émiettement à l'infini des forces du progrès, pourra se perpétuer et, déifié, leur pouvoir sans partage, pourra se prolonger jusqu'à l'extinction finale.

J'entends déjà le galop des quatre cavaliers de l'Apocalypse.


Martin Whatson, “Behind the curtain” (2017)


Faire mentir l'augure ?


Que nous reste-t-il ? Mourir debout. Témoigner. Tenter jusqu'à la fin de dévoiler, expliquer, dénoncer, faire entendre, rassembler, stopper la dilution, l’érosion de notre vie démocratique. Se dresser, comme mes oncles Résistants, comme mes parents, comme des dizaines de milliers de citoyens, au plus noir de l'Occupation, et croire au miracle d'un avenir possible. Mais si nous n'enrayons pas la marche vers l’abîme, conséquence de la recherche du profit maximum et de la confiscation du travail des hommes par les puissants d'aujourd'hui, comment peut-on penser avoir un avenir ?

Certains auteurs de science-fiction ont déjà imaginé le monde du futur : sur notre planète dévastée, un petit groupe d'hommes dirige un cercle relativement restreint d'esclaves sous psychotropes, aidés et surveillés par une multitude de robots. Pour les protéger : un mur, une bulle, une séparation infranchissable. A l’extérieur : ce qui reste de l'Humanité en état de barbarie.


Pourrons nous faire mentir l'augure ?

Tout nous reste à inventer pour déchirer la nasse qui nous emprisonne. Paradoxalement, je crois que l'explosion du bloc soviétique ne peut que libérer les forces d'émancipation au niveau mondial. Toutes les forces révolutionnaires furent « gelées » par l'expérience soviétique, puis chinoise, transmutées en modèles indépassables, érigeant en constante la mainmise totalitaire sur ces pays, stoppant la nécessaire vitalité des confrontations, transformant le désaccord en crime contre l’État, manipulant les faits et empêchant la constitution d'opinions publiques, truquant allègrement les élections, jetant aux oubliettes toute vie démocratique des médias, imposant une idéologie officielle comme l’Église décida quelles Évangiles étaient apocryphes et quels textes il convenait de chanter. (10)


En définitive s'épanouirent là une démarche anti-marxiste accomplie et une fossilisation certaine de cet outil intellectuel que le génial barbu s'efforça de faire évoluer au rythme des explorations et découvertes scientifiques. « Je doute », répétait-il à la fin de sa vie. « Je ne suis pas marxiste », affirmait-il pour contrer les fanatiques qui remplaçaient déjà l’étude par la citation.

La confiscation du marxisme par ces scolastiques, l'identification du communisme à des sociétés repoussantes pervertissant les découvertes scientifiques pour assouvir leur soif inexpugnable de contrôle de leurs populations, devenues incapables de maîtriser autrement que par la force et la violence, leurs contradictions, tout cela a joué un rôle majeur dans l'extension planétaire de cette plante vénéneuse qu'est le capitalisme et son idéologie mortifère. Le renouveau des forces de transformation pourra-t-il imposer un nouveau cours à la terrifiante course vers l’abîme que nous impose le capitalisme financiarisé ? Voici l'enjeu majeur des luttes en cours sur cette planète unique en son genre, car « c'est la seule où l'on produit du chocolat », clamaient les manifestants souhaitant un autre monde.


Michel Strulovici


Photographie en tête d'article : Hector Retamal / AFP


NOTES

1. Béatrice Philippe, Être juif dans la société française. Du Moyen âge à nos jours, Éditions Complexe, Paris,1997.

2. Quelle que soit la nature du régime. J'y inclus les sociétés dirigées par des Partis au pouvoir dont les congressistes osent chanter L'Internationale à leurs congrès, poing levé.

3. Ainsi, au CNRS, le statut d'« opérateur de recherche » est devenu dernièrement celui « d'agence de programmes ». Initialement, le CNRS regroupait « une communauté de savants animée par son mouvement propre de questionnement endogène, qui crée le savoir comme un commun de la connaissance, qu’aucun intérêt particulier ou privé ne peut s’approprier », rappelle le collectif de chercheurs RogueESR, créé en 2017, pour promouvoir une recherche libre. Mais, souligne ce collectif, « une agence de programmes organise des programmes de recherche définis par le politique. La sphère dirigeante de l’État définit ainsi des « défis sociétaux », supposés répondre aux aspirations de la société, mais qui visent surtout à apporter l’aide de l’État à la sphère économique. » La haine de ce système à l'égard de la Recherche fondamentale est sans rivage. Les crétins qui nous gouvernent n'ont pas compris que sans celle-ci il n'y a pas de recherche appliquée.

4. Karl Marx, Le Capital, livre I, quatrième section, chapitre X. Grande industrie et agriculture (p.998, in Karl Marx, Éditions de la Pléiade). Ce que Marx ne pouvait envisager c'est que cette catastrophe atteindrait également les sociétés censées l’idolâtrer. L'exemple de la disparition de la Mer d'Aral en Union soviétique, le pillage des forêts primaires au Vietnam socialiste, le travail esclavagisé du Laogai de la Chine communiste, etc.

5. Renaud van Ruymbecke, Offshore. Dans les coulisses édifiantes des paradis fiscaux, éditions « Les Liens qui libèrent », Paris 2022)

6. Fabrizio Calvi, Un Parrain à la Maison Blanche, Albin Michel, Paris 2020.

7. in revue Tiers Monde, n°212, Paris 2012.

8. D'où l'intérêt du travail de Patrick Boucheron et de l'équipe d'historiens qu'il a réunis pour son Histoire mondiale de la France, éditions du Seuil, 2007.

9. Séverine Kodjo-Grandvaux, « Le choix de l'Afrique » de Catherine Coquery- Vidrovitch, itinéraire d'une pionnière » lemonde.fr, 23 novembre 2021.

10. A cet égard Rosa Luxembourg, dans La Révolution russe, établissait déjà en octobre 1918, ce constat : « Quelques douzaines de chefs d’une énergie inlassable et d’un idéalisme sans borne dirigent le gouvernement, et, parmi eux, ceux qui gouvernent en réalité, ce sont une douzaine de têtes éminentes, tandis qu’une élite de la classe ouvrière est convoquée de temps à autre à des réunions, pour applaudir aux discours des chefs, voter à l’unanimité les résolutions qu’on lui présente, au fond par conséquent un gouvernement de coterie – une dictature, il est vrai, non celle du prolétariat, mais celle d’une poignée de politiciens, c’est-à-dire une dictature au sens bourgeois, au sens de la domination jacobine ».


A suivre (15 mars) : "Embrassons-nous Folleville"....

Entièrement gratuit et sans publicité ni aides publiques, édité par une association, le site des humanités entend pourtant fureter, révéler, déficher, offrir à ses lectrices et lecteurs une information buissonnière, hors des sentiers battus.

Il y a encore du pain sur la planche, il ne reste plus qu’à faire lever la pâte. Concrètement : pouvoir étoffer la rédaction, rémunérer des auteurs, et investir dans quelques outils de développement…


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