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Un Japon des marges, dans la lignée de Jean Genet. Une histoire du Butô / 05

Dernière mise à jour : 14 mars


Tatsumi Hijikata dans le Tohoku, en 1965. Photo Eikô Hosoe pour l'album Kamaitachi (1967)


Cadet d’une progéniture de onze enfants, il disait de sa mère qu’elle avait accouché "bota bota", à la façon d'une neige qui tombe dru. Tous ses frères sont morts à la guerre : son corps, disait-il encore, est devenu "éleveur de fantômes". Descendant des "kawaromono", ces acteurs de kabuki qui vivaient en marge de la société, Tatsumi Hijikata, fondateur du Butô, disait encore : "Ma danse doit être une révolte contre l’aliénation du travail humain dans la société capitaliste". Et il ajoutait : "c’est un enfant sale qui aura la révélation du Butô, car il sait comment trouver de beaux gestes". Cinquième séquence d’une histoire du Butô (avant d’autres prolongements à venir), accompagnée du dernier texte, testamentaire, de Tatsumi Hijikata.


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« Devenir n'est pas mimer, ni simuler ; c'est se lancer entre vous et ce que vous devenez. C'est devenir inconnu. (…)

Un artiste, reconnu comme héros légendaire de l'avant-garde artistique, se donne singulièrement, sans réserve,

à l'enfant qu'il était, mais qui devient de plus en plus étrange et étranger.

De mon corps qui se faisait éleveur de fantômes en transformant des moisissures, on dirait qu'il a été élevé, desséché comme une momie embrassée par ces moisissures. Si bien qu'en buvant les esprits entre des moisissures au lieu de l'eau, je faisais comme si je m'étais infiltré dans tous les interstices des choses, toutes les mailles des vêtements, comme si j'avais tout contemplé en m'y cachant. Des armoires et des coffres, des feuilles de papier pliées, le souffle des gens dormant, l'air qui s'enflamme de tout cela, je veux que les moisissures hirsutes se mêlent à tous.

L'idée que malgré un cri qui pourrait écorcher n'importe quelle blessure, la douleur s'adoucirait si on touchait cet air sécrété par ces moisissures, cette idée n'a toujours pas quitté mon corps... »


Tatsumi Hijikata, inédit en français,

extrait de Zenshû (Œuvres complètes), Ed. Kawade shabou shinsha, Tokyo, 2016



Telle était peut-être la forme secrète du pacte signé par Hijikata avec les kami. Et ce ne pouvait être qu'œuvre de vagabond, de marginal. (voir chapitre précédent : « Le vent me tenait lieu de kimono »)

 

Le théâtre japonais nourrit toute une tradition de la marginalité. Pour préserver leur esprit et leur vitalité des influences néfastes de la société, les acteurs vivaient en gueux, en kawaramono, littéralement "gens des berges" (1). Pour le photographe Mitsutoshi  Hanaga (2), « les danseurs Butô nous rappellent ces hippies de l'époque Muromachi, les Kotamuki, qui se groupaient dans les baraquements du quartier de Shijô à Kyôto, et qui ont créé le Kabuki.»

 

Au Japon même, le Butô n'a jamais recueilli l'adhésion d'un large public. Plus que des spectacles, les manifestations du Butô dans les années 1960 étaient de véritables cérémonies secrètes où ne venaient que des amis artistes et quelques invités. Et il ne serait pas faux de dire qu'au fond, Hijikata a rejeté comme une peste toute tentation de "popularité" (3).

 

Marginal de naissance


Marginal, Hijikata l'était de naissance. « Tatsumi Hijikata et Kazuo Ohno », remarque l’écrivain Suichiro Ôgino, « viennent des régions les plus reculées du Japon, les plus primitives parce que les plus éloignées des grands centres de civilisation. De par cette seule distance, comme vu de l'extérieur, l'image d'une culture se purifie, se cristallise en motifs » (4). L'irruption de ces "provinciaux" dans les faubourgs de Tôkyô a fait resurgir, en quelque sorte, tout un refoulé de la ville. « Une peau est le corps accepté par la société », disait Hijikata, « et l'autre peau est le corps qui a perdu son identité. Séparés de cette façon, il faut qu'on les recouse ensemble. »

 

Le Butô témoigne de cette coupure d'identité. Kazuo Ohno note ainsi : « la blessure qui atteint le corps se cicatrise et finit par guérir. Mais la blessure qui touche le cœur fait naître, à mesure qu'on l'endure et qu'on souffre, douleur et plaisir. Et finalement cette blessure accède à un univers poétique qui n'est pas exprimable par des mots mais seulement par le corps. »

 

Le Butô est le paysage en mouvement d'une blessure intemporelle, interminable supplice de chair où se consument des météores en fusion, aube et crépuscule de chaque instant. Devant le risque d'aseptisation générale des sociétés, Tatsumi Hijikata prédit que « c'est un enfant sale qui aura la révélation du Butô, car il sait comment créer de beaux gestes. »

 

La lente fulgurance du Butô bat le rappel d'une joyeuse fureur des choses invisibles, sans nom, à jamais dissimulées dans l'épaisseur blanche des chairs. La danse des ténèbres rejoint alors Amaterasu dans sa caverne et scrute les lueurs blafardes qui font du corps humain une étrange camera oscura ; peaux tatouées de l'intérieur par ce que l'être projette de sa présence au monde. Sans écran protecteur. Danse des ténèbres, chair révoltée.



« La danse : l'ennemi le plus exécrable pour la société productiviste »


Le nom de naissance de Tatsumi Hijikata était Kunio Motofuji Yoneyama. Après avoir découvert, à la fin de l'occupation américaine, dans les années 1950, à Tokyo, l'œuvre de Jean Genet, il décide de prendre le nom de l’écrivain pour pseudonyme : en japonais, hijikata veut dire genêt… L’auteur de Notre-Dame des Fleurs, du Condamné à mort et du Journal du voleur (entre autres) n’aurait sans doute pas désavoué cette profession de foi du fondateur du Butô :


« Toutes les forces morales civilisées en collaboration avec le système d'économie capitaliste et celui de la politique excluent fermement la chair comme objectif, moyen, ou instrument de la joie. Il va sans dire que l'usage de la chair sans but, que j'appelle la danse, sera l'ennemi le plus exécrable et le tabou pour la société productiviste. C'est parce que ma danse est une opération pour exhiber la stérilité absolue contre la société productiviste qu'elle partage un fond commun avec les crimes, l'homosexualité, les orgies, les rites. Dans ce sens, ma danse basée sur la lutte contre la Nature primaire, sur toutes les actions autonomes y compris les crimes, l'homosexualité, doit être une révolte contre l'aliénation du travail humain dans la société capitaliste. C'est pour cela que les criminels sont présents dans ma danse. » (5)


Jean-Marc Adolphe


NOTES


(1). Au Moyen Âge, les kawaramono sont des gens qui, semble-t-il, vivaient sur les berges ou les lits secs des rivières, c’est-à-dire de mauvaises terres sans seigneur. Les kawaramono des environs de Kyoto avaient pour activité le dépeçage des animaux morts, ainsi que certains travaux de construction ou de réparation. En particulier, on sait que les kawaramono ont joué un rôle important dans la construction des jardins. Cependant, les berges des rivières étaient aussi le lieu où était établis les échafauds et où étaient exposés les cadavres des suppliciés. C’est peut-être la raison pour laquelle les kawaramono furent par la suite considérés comme impurs et appelés eta, « gens pleins de souillure ». Ces populations commencent à être méprisé et discriminés. (…)  Enfin, les berges des rivières étaient le lieu aussi où se pratiquaient toutes sortes d’activités marginales, c’est la raison pour laquelle, à l’époque d’Edo, on donne le nom de kawaramono aux artisans, aux acteurs de kabuki, victimes du mépris des autres couches sociale. (Source : Dictionnaire historique du Japon, volume 12, publication de la Maison franco-japonaise, 1986).


(3). Contrairement à d'autres artistes ou groupes de Butô (Kazuo Ohno, Min Tantaka, Sankai Juku, Carlotta Ikeda,etc.), qui ont connu la consécration en France et en Europe, Tatsumi Hijikata n'a jamais quitté le Japon. En 1981, il avait décliné l'invitation du Festival d'Automne à Paris, y "déléguant" deux de ses danseuses, dont Yokô Ashikawa, avec ce message sybillin : "J'envoie un peu des ténèbres japonaises sur l'été européen".


(3). Mitsutoshi Hanaga (1933-1999) était un photographe prolifique qui documentait les scènes florissantes de l'art d'avant-garde et de la culture des jeunes à Tokyo et au-delà. A Paris, son travail a été exposé au Centre Pompidou, en1983.

 

(4). Suichiro Ôgino, entretien avec Daniel de Bruycker, in "Le Butô et ses fantômes", dirigé par Daniel de Bruycker, numéro spécial de la revue Alternatives Théâtrales, n° 22-23, Bruxelles, avril-mai 1985.

 

(5). Tatsumi Hijikata, Zenshû (Œuvres complètes), Ed. Kawade shabou shinsha, Tokyo, cité par Kuniichi Uno, "Hijikata et un devenir", in revue Liberté, Montréal, novembre 2001.



ARCHIVES ET INÉDITS


Dossier Butô paru dans la revue Pour la Danse, avril 1986


"Les morts sont mes professeurs de butô"


Extrait de "Collection de corps affaiblis", conférence donnée par Tatsumi Hijikata quelques mois avant sa mort, le 1er février 1985 à Tokyo, pour l’inauguration du premier Festival de Butô.


Lorsque je pense à ces choses-là, en les faisant entrer en érection, qui se sont passées réellement ou dans mon imagination, mais qui ont toutes eu lieu une image sans part de mon esprit, l’image qu’un spermatozoïde marchait, "hara hara" (1) au long d’un long couloir d’une école normale. Un spermatozoïde qui, abandonné par le rythme, marchait "fura fura" (2). A pareille image de mon enfance, je ne peux pas retenir des larmes, bien que je ne les montre pas devant les autres.


Permettez-moi de parler de ma mère. Eh bien, ce n’est pas forcément l’histoire de ma mère. La neige est tombée "bota bota bota" (3). Et, de telle façon, ma mère a accouché "bota bota bota" de ses enfants. En tout cela fait onze enfants. Je suis le cadet de la famille. Elle est allée, dès le lendemain de l’accouchement, au point d’eau de la maison pour faire la vaisselle. Comme il y en avait onze, j’ai des sœurs aussi bien que des frères. Et mes frères allèrent tous à la guerre. A leur départ, mon père leur a donné une coupe de saké. "Faites de votre mieux", leur a-t-il dit  (je ne suis pas sûre de ce qu’il a dit). Ils étaient tellement naïfs qu’à la première goutte de saké, leurs visages sont devenus rouges. Et puis, quand ils sont rentrés, ce qu’on a vu, c’était du sable dans une mur cinéraire. A leur départ, ils étaient rouges et au retour ils étaient cendres. A ce moment-là, non pas à cette époque-là mais plus tard, quand j’ai grandi, j’ai pensé que la forme apparaît parce qu’elle disparaît, que la forme devient plus claire avec sa disparition. Je me demande si ma mère pensait de la même façon.


De mon côté, j’étais un enfant qui ne voulait pas aller à l’école. Et ma mère ne m’a pas demandé d’y aller, pas plus que mon père. C’est complètement le contraire de ce qui se passe dans une famille de nos jours. Je détestais de tout mon cœur l’école. Pourtant, j’avais du mal à me débarrasser de l’hésitation. Ce qui hésite, vous savez, c’est le corps. Alors, je me suis disloqué l’articulation des genoux et me suis retrouvé assis sur la route. Une vue étendue de champs s’est élargie devant moi, moi disloqué et sorti du cadre de soucis causés par mon imagination. (…) Ce que je faisais était de ce genre-là.


Du fait que j’ai ainsi passé mon enfance, j’ai épié tout le temps comme un chat voleur les gestes et les comportements des voisines âgées, de ma mère, de mon père, sans oublier mes sœurs et frères. Faute d’autres amusements, je les ai tous emmagasinés dans mon corps. Par exemple, un chien de mes voisins. Ses gestes et ses comportements, stockés "bara bara" (4), ils flottent dans mon corps comme des bois d’un radeau défait. Il arrive que ses bois se rassemblent de temps à autre dans mon corps et me disent quelque chose. Ils mangent même ma nourriture la plus chère, les ténèbres. Il arrive aussi que les gestes et comportements collectionnés dans le corps, en étant liés à ma main, sortent à l’extérieur. Ma main va saisir un objet, mais tout de suite une main suivante s’accroche. Ainsi de suite des mains se poursuivent les unes les autres. Devenue gâteuse, ma main éprouve un grand mal à arriver à l’objet. Elle ne se dirige pas directement. Elle y arrive au bout de grands détours. Cette forme du geste, ce n’est pas moi qui l’ai trouvée ; c’est surtout que mon corps a été formé de cette manière-là. Cela est fort différent de la danse qu’on m’a appris à Tokyo et ne procède pas par "un, deux, trois, un, deux, trois"… Elle fait des détours, glisse en vain dans l’espace. Une lutte avec ces matières invisible allait alors se figurer en tant que questionnement dans ma chair. En suivant une direction pour prendre un objet, la main ne sait plus où elle va. Elle devient gâteuse : les vieillards connaissent bien cela. Et la main tendue ne revient plus. Elle disparaît en chemin. Ou bien, la main dépasse l’objet vers lequel elle a avancé et se perd. Si vous écoutez attentivement ce genre de choses, vous comprendrez que je ne vous raconte pas n’importe quoi, et que ce n’est pas non plus faute de savoir de quoi parler que je vous en parle. D’ailleurs, les animaux aussi, comme le cas d’un chien des voisins, je les ai collectionnés.


Je vous en citerai un exemple illustratif. On fait l’élevage des vers à soie là-bas dans mon pays. Les vers mangent des feuilles de mûrier, en faisant les bruits "jari jari jari jari" qui s’étalent infiniment. Dans ces bruits, un homme faisant la sieste grince des dents "ghiri ghiri ghiri". D’un côté "jari jari jari jari", et de l’autre "ghiri ghiri ghiri", et ces deux bruits commencent à s’interpénétrer. On entend se mélanger les bruits des vers qui mordent des feuilles et le grincement des dents de l’homme à la sieste. Et l’homme se réveille de la sieste, se met debout, sa robe de bain japonaise toute imprégné de la verdure, entre dans les bruits des vers "jari jari jari jari", en faisant "ghiri ghiri ghiri". Tous sont liés de cette façon-là. Quand les choses se présentent ainsi, on n’a nullement besoin de leçon pour la danse. C’est ainsi que je pense.


Toutes ces choses-là montrent mon envie de laisser mourir encore une fois les gestes morts dans mon corps, de laisser les morts se comporter encore une fois comme s’ils étaient en train de mourir. Il est bien qu’une personne qui est déjà morte se meure plusieurs fois dans mon corps. D’ailleurs, même si je ne connais pas la mort, elle, de son côté, me connaît très bien. Je le répète souvent ; je laisse ma sœur habiter mon corps. Lorsque je suis absorbé dans la création d’une œuvre de butô, elle arrache les ténèbres de mon corps et les mange puisqu’il ne faut. Au moment où je pense que ma sœur se met debout dans mon corps, je me trouve à terre malgré moi. Entre ma chute et la sienne, il y a un rapport beaucoup plus complexe. Elle dit : "tu es absorbé dans la danse ou dans l’expression, pourtant l’exprimable n’est-il pas quelque chose qui apparaît dans l’acte de ne pas exprimer ?" Et elle s’efface. Donc elle est mon professeur, les morts sont mes professeurs de butô. Il faut respecter les morts. Tôt ou tard, dans le proche ou lointain avenir, nous serons aussi convoqués par Hadès. Il faut pratiquer des leçons vigoureuses durant la vie pour ne pas nous affoler ce jour-là. Il faut vivre avec les morts, les inviter tout près de nos corps. De nos jours, on ne voit que la lumière. Nous avons porté la lumière sur notre dos ; notre dos de ténèbres. Cependant, s’imposant au dos, elle le dévore sans mesure, cette garce de lumière. Les ténèbres, de leur côté, sont poussées à tel point qu’elles s’enfuient même la nuit. On n’a plus de ténèbres dans la nuit de nos jours. Les ténèbres d’autrefois étaient limpides. Je compte vous en parler plus tard, mais sans doute n’aurais-je pas assez de temps. Non je n’en aurai pas assez…


Tatsumi Hijikata

(traduction Akihiro Ozawa et Jean-Marc Adolphe, paru dans la revue Pour la Danse, avril 1986)


NOTES


(1). Hijikata emploie fréquemment des expressions qui sont, en japonais, des onomatopées correspondant à des bruits de la nature. L’utilisation que fait Hijikata de ces onomatopées et parfois surprenante… On dit en général "hara hara" pour les feuilles qui tombent d’un arbre. Par extension, "hara hara" peut s’appliquer à un état d’inquiétude.


(2). Qualifie une démarche trébuchante, instable, sans cadence.


(3). S’utilise habituellement pour des gouttes d’eau qui tombent l’une après l’autre.


(4). Se dit d’une matière ou d’un élément qui se scinde. Cela peut s’appliquer, outre aux matières végétales et minérales, à des situations. On dit par exemple d’une famille qui se sépare que ça devient "bara bara".



VIDÉO Tatsumi Hijikata, l'héritage du vent


Ce film de 44’ (en japonais) contient de nombreux documents d’archives notamment issus des spectacles et/ou films La Révolte de la chair. Tatsumi Hijikata et les Japonais  (1968), Sacrifice (film de Donald Richie, 1959), Le nombril et la bombe atomique (film de Eikô Hosoe, 1960), Anma (1963), Hosotan (1972), Kaze no Keshiki (film de Keiya Ouchida, 1976), Projet Tohoku Kabuki 4 (1985).




Série "Mémoires de danse" à suivre sur les humanités...

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