Yves Petit, dans la boulangerie qu’il gère avec son épouse, place Luton, à Reims. Photo Aurélien Laudy / L’Union.
Les humanités entrent en campagne(s) : on prend le pouls de la France comment qu’elle va, avec bonheurs et déboires, depuis les territoires voire terroirs, avec le concours de la presse quotidienne régionale. A Reims, le quotidien L’Union scrute comment « la baguette à 29 centimes de Leclerc suscite la colère de toute une filière ».
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Depuis le 11 janvier, Leclerc a bloqué à 29 centimes le tarif de sa baguette premier prix pour six mois, au nom de la défense du pouvoir d’achat des Français dans un contexte d’inflation.
Céréaliers, meuniers et boulangers, ainsi que la FNSEA, premier syndicat agricole, ont dénoncé dans un communiqué « des prix volontairement destructeurs de valeurs ».
ARTICLE DU QUOTIDIEN L’UNION Au Leclerc de Saint-Brice-Courcelles, elle s’affiche dès la galerie marchande avec ce slogan : « Défendre la baguette coûte que coûte, c’est baisser notre marge mais pas le prix d’achat de la farine. » À l’intérieur, on la retrouve sous les panneaux « Fait maison », « Farine issue de l’agriculture biologique » et « Les 10 pour 2,90 euros ». Annoncé en grande pompe par l’enseigne de grande distribution depuis deux semaines, le blocage à 29 centimes d’euros de sa baguette pour six mois a fait couler beaucoup d’encre, provoquant de très vives réactions chez les artisans-boulangers et agriculteurs. Total : à la sortie, aucun des clients interrogés n’ignore cette initiative.
« C’est une très bonne initiative pour les personnes qui n’ont pas assez de ressources », souligne Brigitte, 52 ans, à la recherche d’un emploi depuis l’été dernier et « à l’euro près » au moment de déambuler dans les rayons. Nathalie, ouvrière, estime elle aussi que « c’est bien pour ceux qui n’ont pas trop de sous » et rêve que « d’autres prix soient baissés dans l’alimentation – la viande, par exemple ». Son mari, boucher-charcutier à la retraite, acquiesce. « Y a moins de deux ans, je faisais la semaine avec 60 euros de courses. Là, j’achète les mêmes choses et je dépasse les 75 », s’inquiète-t-elle. L’instant d’après, Jean-Marc, lesté de deux lourds sacs, dégoupille nonchalamment la première grenade : « A 29 centimes, franchement, c’est même plus du pain. »
Direction l’hyper-centre de Reims. À deux pas de la mairie, Catherine, une demi-baguette sous le bras, synthétise : « Je comprends l’argument du pouvoir d’achat mais si on peut, autant bien manger. Le pain en grande surface, j’en prends seulement le mardi, jour des grosses courses. Une seule baguette.» « Qui rassit en deux heures ! », grince son mari, également retraité. Place du Forum, à la sortie de la Case à pain, Olivier, la trentaine, élégant, deux baguettes sous le bras achetées quatre fois plus cher que chez Leclerc, confie : « Je n’en achète que dans les boulangeries pour des raisons de qualité mais également de principe – faire travailler les artisans. Je suis prêt à prendre ma voiture pour cela. Ce que fait Leclerc, c’est un coup de marketing. »
« Un îlot de pertes sur un océan de profits ! »
Florian Botte, le DRH de la Case à pain, une entreprise dont les huit boutiques sont alimentées en pain par un même centre de production, se refuse à critiquer l’initiative de Leclerc : « C’est un produit d’appel, comme peut l’être l’essence à prix coûtant. Chacun construit son modèle économique comme il l’entend. N’oublions pas que l’activité boulangerie de Leclerc est imbriquée dans un tout. » Un constat qui fait écho à celui de Dominique Anract, le président de la confédération nationale de la boulangerie-pâtisserie française, dont les mots de colère ont été repris par plusieurs médias : « 29 centimes la baguette, pour Leclerc, c’est un îlot de pertes sur un océan de profits ! »
Pour les professionnels de la boulangerie, atteindre ce prix alors même que la tonne de blé a augmenté de 40 % en un an, dans la foulée de la flambée des autres matières premières en raison de la crise du Covid-19, n’est rien de moins qu’une « aberration », selon le mot de Marie Dommanget, cogérante avec son mari d’une boulangerie située sur le boulevard Charles Arnould, à Reims. « Franchement, peu importe la qualité de sa baguette à 29 centimes. La question, c’est comment il fait pour la sortir à ce prix-là… », soupire Yves Petit. Cet homme de 60 ans, 46 ans de boulangerie au compteur, tient avec son épouse, Sylvie, l’une des deux boulangeries de la place Luton, à Reims. Labellisée Boulangerie de France, « tout, mais vraiment tout » y est fabriqué sur place.
« 60 % du coût de fabrication de ma baguette, c’est la main-d’œuvre »
Lorsque l’euro est arrivé en 2002, ils vendaient leur baguette 4,95 francs. Aujourd’hui, elle coûte un euro. « 60 %, c’est la main-d’œuvre – salaires et charges, détaille Yves Petit sans quitter du regard sa pâte à chou. Il y a aussi les frais fixes – électricité, loyer, etc. Le reste, ce sont les ingrédients : eau, levure, sel et farine, laquelle nous revient à sept centimes par baguette. » Son épouse complète : « On marge peu sur une baguette, entre 20 et 25 centimes. Ce qui nous fait vivre, c’est la pâtisserie. » Comme chaque jour travaillé, son mari s’est levé à 3 heures du matin et s’attelle à la confection d’un demi-millier de baguettes. « Ici, les clients, ça les fait causer, reprend-il. Certains sont outrés, d’autres trouvent que c’est bien pour les familles nombreuses… »
Entre deux fournées, Romane, employée dans la seconde boulangerie de la place Luton, juge cette baguette à 29 centimes achetée la veille : « Je suis étonnée qu’elle soit encore un peu molle… Après, au niveau esthétique, c’est vraiment pas ça. La mie est complètement serrée – ils ne prennent pas le temps de faire le pain, en fait. » Pour autant, ce produit reste comestible 24 heures après achat et pèse le même poids que ses concurrentes. Retour dans l’arrière-boutique du couple Petit. Yves lâche : « Aucun de mes enfants ne veut reprendre ici et je ne suis pas déçu. » Sylvie souffle : « En vingt ans dans le quartier, on a vu six boulangeries fermer. Chaque jour, c’est une de moins en France. » La filière des artisans-boulangers représente 450 000 emplois dans le pays.
« Nous avons toujours proposé une baguette à bas prix »
« Ça n’est pas forcément une révolution pour nous, car nous avons toujours proposé une baguette à bas prix », nous expliquait lors du lancement de l’opération Sandra Gobillot, directrice générale du E.Leclerc Pierry. « Nous estimons que le pain doit être accessible à tous, car la baguette, c’est la tradition française. On rogne sur nos marges pour proposer ce prix et pas sur le prix d’achat des matières premières. Comme lorsque nous faisons nos opérations prix coûtant sur le carburant. Il serait faux de dire que nous ne soutenons pas les agriculteurs, car nous nous attachons à valoriser les produits de la terre grâce aux partenariats que nous avons avec nos fournisseurs. »
Selon les chiffres officiels, la grande distribution représente seulement 10 % de la production boulangère. Avec ce type d’opérations, Leclerc compte bien grignoter de nouvelles parts de marché grâce à ce prix d’appel imbattable. « Si je vends une baguette à 30 centimes, je mets la clé sous la porte dans moins de six mois », admet volontiers Marie Dommanget. Le 20 janvier, Lidl a décidé de s’aligner sur le prix de la baguette Leclerc. Un choix que le directeur exécutif de Lidl France a lui-même qualifié de « pas très très responsable », expliquant sur RMC : « C’est alimenter une guerre des prix destructrice de valeurs et envoyer un message dramatique à un monde agricole en grande détresse. » La guerre du pain peut continuer.
Repères
Depuis un siècle, la consommation de pain en déclin…
Superstar quasiment éternelle des tables françaises, le pain a évolué en même temps que sa fabrication s’est modernisée et sa consommation a chuté. Au début du XXe siècle, la consommation quotidienne de pain s’établissait en moyenne à 800 grammes. Désormais, même si 98 % des Français mangent toujours du pain, seulement 10 % disent en consommer à chaque repas, pour un total de 130 g par jour, l’équivalent d’une demi-baguette, soit cinq fois moins qu’en 1900, selon une enquête menée en 2010 par le Crédoc (centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie).
… et une industrie restructurée
Ces profonds bouleversements de consommation ont engendré une évolution dans l’industrie du pain. En quelques décennies, les meuneries se sont restructurées et concentrées, passant de plus de 6 000 moulins en 1950 à 377 en 2020, appartenant à 329 entreprises. La meunerie française emploie environ 6 100 personnes. Quant aux boulangeries artisanales, défiées par le développement de chaînes (Paul, Pomme de Pain, etc.), elles sont passées de 55 000 en 1970 à un peu plus de 30 000 aujourd’hui, soit une pour 2 000 habitants.
De la farine au pain…
34,7 % de la production totale de farine, soit 1,3 million de tonnes, sont destinés à la boulangerie artisanale, premier débouché de la farine en France. La boulangerie artisanale détient 55 % de parts de marché du pain. La boulangerie-pâtisserie est au premier rang des commerces alimentaires de détail. Elle génère un chiffre d’affaires d’environ 11 milliards d’euros par an. Celui de la boulangerie industrielle s’élève à 8,2 milliards d’euros.
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