
Entre transe et transfiguration
Crowd #2 , chorégraphie de Gisèle Vienne, pour le Ballet de l'Opéra de Flandre Présentée à l’Opéra d’Anvers, Crowd #2 – Rewritten with OBV réactive une pièce culte de Gisèle Vienne dans une nouvelle version hybride, sensorielle et résolument collective. Porté par le Ballet de l’Opéra de Flandre, ce rituel scénique entre rave party et théâtre contemplatif brouille les frontières du temps, du genre et du geste, jusqu’à l’extase finale. Il nous a été donné de découvrir à l’Opéra d’Anvers la mise à jour de la pièce Crowd (2017) de Gisèle Vienne, sous le titre, toujours en anglais, Crowd #2 et le sous-titre Rewritten with OBV . Autrement dit, repris, restitué, rechorégraphié pour et avec le Ballet de l’Opéra de Flandre. Comme l’observe Jan Vandernhouwe, le directeur artistique de l’OBV, l’œuvre relève à la fois du théâtre, de la danse et des arts visuels. On peut penser que le théâtre l’emporte sur les deux autres composantes de cet alliage. D’une part, parce que les interprètes – comme toute personne hissée sur le piédestal scénique – donnent de leur personne en en représentant une autre, une persona . Transmutation qui est accentuée par le maquillage, la lumière, le comportement jamais tout à fait naturel, y compris dans le théâtre naturaliste. Si, par les détails, les tâches à accomplir, les faits et gestes à enchaîner, Crowd peut être considéré comme réaliste, la forme empruntée qu’est l’usage systématique du geste ralenti réfute cette catégorie. Un spectacle d’une heure trente, c’est beaucoup pour un ballet contemporain, mais peu, en définitive, pour une pièce analysant/reconstituant le rituel d’une rave party . Le long processus de préparations et de répétitions qui, d’après Jan Vandernhouwe, a permis aux interprètes de recréer l’œuvre a, en revanche, demandé plusieurs mois. Les personnages développés reflètent l’expression et le vécu des artistes et résultent de dialogues entre Gisèle Vienne et eux. De même, les textes de son auteur fétiche, Dennis Cooper ont été écrits avec les interprètes durant cette période avant d’être mixés, comme du signifiant pur à la bande musicale techno. Les danseurs et danseuses de l’OBV ont joué le jeu ; ils se sont donnés sans compter et méritent d’être nommés : Janne Boere, Yannis Brissot, Morgana Cappellari, Yaiza Davilla Gómez, Anaïs De Caster, Marine Garcia, Towa Iwase, Matthew Johnson, Ausia Jones, Aleix Labara i Cerver, David Ledger, Lisa Mariani, Cassandra Martín, Austin Meiteen, Taichi Sakai, Willem-Jan Sas, Niharika Senapati, Rune Verbilt, Madison Vomastek, Lateef Williams. La diversité du corps de Ballet correspond non seulement à l’ouverture d’esprit de la compagnie mais, dans le cas présent, au cosmopolitisme d’une cité comme Anvers. Dans le programme de la soirée, Catherine Malabou rapproche le titre de la pièce de celui du texte de Freud, Massenpsychologie und Ich-Analyse (1921) et de celui d’Elias Canetti – frère du directeur artistique Jacques Canetti –, Masse und Macht (1960). Crowd désigne tantôt la foule, tantôt la masse . Selon elle, Gisèle Vienne creuse l’espace qui sépare les notions de foule et de mob , à la base de mouvements plus ou moins organisés, ordonnés, spontanés. De ce fait, le travail de groupe prédomine ; les duos se font et se défont ; si les protagonistes sont caractérisés par leur look et quelques autres signes, peu de place est laissée aux variations. Jan Vandernhouwe rapproche la pièce du Sacre du printemps qui fit scandale en 1913 pour ses audaces chorégraphiques et aussi pour la musique ensauvagée d’Igor Stravinski. Ici, place est faite aux rythmes, aux boucles, aux bits électro et techno, avec, à la B.O., les morceaux de 2017 : Underground Resistance, KTL, Vapour Space, DJ Rolando, Drexciya, The Martian, Choice, Jeff Mills, Peter Rehberg, Manuel Göttsching, Sun Electric et Global Communication. La version bauschienne du Sacre , en 1975, misait sur la dépense énergétique de la troupe et tirait profit de la scénographie de Rolf Borzik, avec une scène couverte de terreau. À la gadoue propre – si l’on peut dire – aux raves en plein champ, Gisèle Vienne a ajouté des détritus bien réels et, somme toute, symboliques. Un soin a été porté aux costumes de scène conçus par la chorégraphe, Camille Queval et, encore une fois, les interprètes eux-mêmes. Les vêtements sont fonctionnels, casual , extrêmement colorés, inspirés par le sport – confortables, ils ne font pas « couture » comme ceux dessinés par Gabrielle Chanel pour Le Train bleu (1924) de Nijinska – par la rue, le travail, la vie quotidienne, comme l’ont été les marinières à rayures de Picasso (puis de Gaultier) la salopette proposée par Cocteau à Babilée pour Le Jeune homme et la mort (1946), le t-shirt de Marlon Brando dans Un tramway nommé désir (1951), les accoutrements « Viens comme tu es » de la postmodern dance, les chemises et Anarchy t-shirts de Vivienne Westwood pour les Sex Pistols (1977), les tenues de scène informelles des couturiers flamands déclinées à l’envi dans les spectacles contemporains, pieusement conservées de nos jours au MoMU, le musée du costume anversois. Malgré tout, malgré la techno, malgré la vogue trance venue d’Allemagne, les performances flamboyantes d’un Miguel Gutierrez, Gisèle Vienne, à l’instar d’une Myriam Gourfink depuis au moins Les Temps tiraillés (2009), opte pour la lenteur, le slow flow – comme on parle de slow food ou de slow motion . La danse au ralenti enjolive sans doute le mouvement, le sublime, si tant est que ce soit nécessaire. Elle est par intermittence, contrariée par l’accéléré, la décomposition, la saccade. Elle produit un climat inhabituel et en appelle à la contemplation. La quête d’atmosphères différentes est à la base des recherches – et des trouvailles – de Gisèle Vienne. Nous avons en tête le paysage enneigé de Kindertotenlieder (2007), l’espace glacial d’une patinoire déserte en banlieue parisienne d’ Éternelle idole (2009), les sculptures de brouillard de Fujiko Nakaya de This is how you will disappear (2010). Rien que le final de Crowd #2 mérite le déplacement, lorsque les aspersions d’eau minérale, bénite ou purificatrice, font place à un environnement vaporeux ou vapoteux. Nicolas Villodre Les humanités, ce n'est pas pareil. Nous avons fait le choix d'un site entièrement gratuit, sans publicité, qui ne dépend que de l'engagement de nos lecteurs. Dons (défiscalisables) ou abonnements ICI Et pour recevoir notre infolettre : https://www.leshumanites-media.com/info-lettre
