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Photo du rédacteurJean-Marc Adolphe

Éradiquer la coca ? Le chemin tortueux de la paix en Colombie / 11



Dans la cordillère des Andes, la coca est une plante ancestrale, aux vertus rituelles et médicinales. Les Européens en ont fait une « feuille du diable », et ont inventé la cocaïne. Au début des années 1980, les narines des traders de Wall Street, et celles des stars du sport et du show-biz, ont assuré sa folle expansion. La Colombie en est devenue le premier producteur mondial. L’Accord de Paix signé en 2016 entre l’État colombien et la guérilla des FARC incluait un programme de substitution volontaire des plantations de coca. Mais le gouvernement actuel, miné par la « narcopolitique », a limité sa mise en œuvre. Les paysans et communautés qui avaient cru à cet Accord de Paix se sentent floués et trahis.


Cocaïne et Colombie, couple infernal. Avec 143.000 hectares de « cultures illicites » au compteur (en 2020), le pays de Garcia Marquez est le premier producteur mondial, devant le Pérou et la Bolivie, de cette poudre blanche dont raffolent les traders de Wall Street et tous les speedés fortunés de la planète. Les frasques de Pablo Escobar, célèbre capo du cartel de Medellín dans les années 1980, ont grandement contribué à forger cette image d’Épinal : la Colombie est, par excellence (pour ne pas dire par nature) LE pays de la cocaïne. C’est bien pratique : ça permet d’occulter tout le reste, la formidable biodiversité (y compris humaine) de ce pays tout autant que la corruption de ses élites, volontairement soumises à l’impérialisme américain et au pouvoir vorace des multinationales de tout poil.

Reprenons : la Colombie n’a pas inventé la cocaïne. Dans la cordillère des Andes, au moins depuis l’empire Inca, la feuille de coca, parée de nombreuses vertus médicinales et rituelles (cérémonies de remerciements à la Pachamama), joue le même rôle social et culturel que le café ou le thé dans d'autres cultures. De « feuille sacrée », pour les amérindiens, la coca est devenue la « feuille du diable » à l’époque des conquistadors espagnols, pour qui toute expression spirituelle qui s’éloignait du dogme catholique était a priori hérétique, condamnable et forcément nuisible. Ce qui ne les empêcha nullement, au demeurant, de récolter beaucoup d’argent en imposant aux campesinos d’alors un impôt sur la production de ladite coca.

Un enfant joue avec des feuilles de coca. Photo Felipe Chica Jiménez. Reportage (en anglais) à voir ICI


Le photographe Carlos Villalón, qui a réalisé au début des années 2000 un fascinant reportage sur la culture de coca en Colombie, rapporte cette parabole transmise par les anciens d’une tribu Uitoto (un peuple vivant au sud-ouest de la Colombie et au nord du Pérou), attribuée à l’un de leurs dieux : « Je prendrai la coca des mains de votre peuple pour la donner aux hommes blancs. Partout où elle ira, cette plante apportera souffrance, misère et rivières de sang. » (Lire ICI) Ce qui fut dit fut fait. Un botaniste français, Joseph de Jussieu, a été le premier à ramener en Europe des feuilles de coca. C’était en 1750. Un siècle plus tard, les chimistes s’en mêlent. En 1855, l’Allemand Friedrich Gaedcke transformait la feuille de coca en cristaux. Et en 1879, un physiologiste et criminologue issu de la noblesse germanique, Vassili von Anrep, en établit les qualités psychotropes. A la fin du 19ème siècle, le laboratoire Merck (qui allait profiter de la Première Guerre mondiale pour doubler son chiffre d’affaires) s’intéresse de très près à ce nouveau « produit ». Au début du 20ème siècle, 80 % du marché mondial de la cocaïne est contrôlé par les entreprises allemandes Merck, Boeringer et Knoll. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, pour doper les soldats de la Wehrtmarcht, les nazis tenteront même de produire des chewing-gums à la cocaïne. Au service de renseignement de la SS, il y a alors un certain Reinhard Höhn, nommé général en 1944 par Himmler. Après-guerre, malgré son passé nazi, ce Reinhard Höhn reprend du service à la tête d’un think tank patronal, avec lequel il va former l’élite du « miracle économique » allemand d’après-guerre. A ce titre, il passe pour être l’un des gourous du management moderne (A lire et écouter ICI sur France Culture). On n’est pas loin des traders de Wall Street.

En France, à la fin du 19ème siècle, le pharmacien Angelo Mariani invente un breuvage composé de vin de Bordeaux et d'extrait de coca (en même temps qu’il commercialise pastilles à la cocaïne, infusions de cocaïer, élixir, et autres toniques). Une firme américaine s’inspire du succès du « vin Mariani » (y compris aux Etats-Unis), mais, pour contourner l’ardeur des ligues de tempérance, va concevoir une boisson à base de cocaïne, mais sans alcool : ce sera le coca-cola, marque déposée en 1886 par un pharmacien d’Atlanta, John S. Pemberton, fervent défenseur de l’esclavagisme, blessé lors de la Guerre de Sécession. Pour mémoire, on rappellera que Coca-Cola s'est implanté en France en 1919, et que sa diffusion en Europe s’est faite grâce au Troisième Reich, l’Allemagne nazie devenant alors, avec le soutien de Göring et Goebbels, le second marché de Coca-Cola après les États-Unis, avec une production de plus de cent millions de bouteilles. Aujourd’hui grandement implantée en Colombie (forcément), Coca-Cola, soupçonnée d’avoir engagé des groupes paramilitaires pour liquider des militants syndicalistes au début des années 2000, attaque aujourd’hui une petite entreprise de la communauté indigène Nasa, qui fabrique des produits artisanaux (alimentation, médicaments traditionnels, boissons aromatiques et autres). Lire ICI


Un soldat colombien sécurise un champ de coca, à Tumaco, le 30 décembre 2020. Photo Juan Barreto / AFP.


170 millions de dollars américains pour « lutter contre le narcotrafic »


Fermons pour l’heure cette parenthèse historique pour nous projeter au présent. Officiellement, la cocaïne n’a plus le vent en poupe et combattre les ravages qu’elle provoque est devenu une priorité internationale.

Ce 15 décembre 2021, le Congrès des États-Unis a approuvé le budget de la défense 2022, qui inclut la coopération avec la Colombie, notamment pour « soutenir la lutte contre le trafic de drogue et le terrorisme » (Lire ICI, en espagnol). Proche de Bernie Sanders, Alexandria Ocasio-Cortez, représentante démocrate de l’État de New York, avait présenté trois amendements. L’un d’eux visait à restreindre la formation et la vente d'équipements par les États-Unis à la police anti-émeute colombienne (ESMAD), au moment même où le Bureau des Droits de l’Homme de l’ONU vient de sermonner le gouvernement colombien sur la responsabilité directe de l’ESMAD dans la mort d’au moins 10 personnes, et de nombreux cas de violences, y compris sexuelles, dans la répression du mouvement social au printemps dernier, et demande d’indemniser les victimes (Lire ICI en espagnol). Le président Duque a d’ores et déjà annoncé qu’il ne reconnaissait pas la légitimité de l’ONU sur les questions de maintien de l’ordre en Colombie. Et l’amendement d’ Alexandria Ocasio-Cortez a été rejeté par le Congrès des États-Unis, qui continueront donc à soutenir la pire force répressive de l’État colombien.

Rejeté, lui aussi, un amendement qui demandait à restreindre l'allocation de ressources pour les pulvérisations aériennes de glyphosate (officiellement, pour détruire des plantations de coca).

Enfin, le troisième amendement proposé par Alexandria Ocasio-Cortez concernait la nécessité pour la Colombie de rendre compte aux États-Unis des violations des droits de l'homme commises par les membres des forces de sécurité. Histoire de donner le change, le Sénat américain a partiellement repris cet amendement en demandant vaguement d'établir comment la coopération entre les États-Unis et la Colombie garantit et promeut les droits de l'homme en Colombie. « Il doit être certifié que l'État colombien enquête sur les policiers qui ont ordonné, dirigé ou utilisé une force excessive et d'autres actes illégaux contre des manifestants pacifiques en 2021 », indique notamment le projet de loi qui devrait être signé dans les prochaines semaines par Joe Biden. Au cas où cette « clause » ne serait pas respectée, les États-Unis bloqueraient 5% des fonds destinés à la lutte contre le trafic de drogue. La belle affaire. Sur un budget total de coopération militaire de 463 millions de dollars, 170 millions de dollars sont prétendument affectés à la lutte contre le narcotrafic.


Un programme de substitution entravé par le gouvernement colombien


L’enquête de Verdad Abierta sur les cinq ans de l’Accord de Paix en Colombie, dont les humanités poursuivent la traduction et la publication, montre que le Programme de substitution des cultures illicites, qui fait partie de l’Accord de Paix signé en novembre 2016, est sérieusement entravé par le gouvernement colombien d’Ivan Duque. Alors même que près de 100.000 familles de paysans s’y sont inscrites, et que ce programme de remplacement volontaire de plantations de coca commençait à donner des résultats comme aucun autre dispositif antérieur, l’État colombien ne respecte pas les engagements pris avec ces paysans et leurs communautés, en arguant ne pas avoir les ressources nécessaires. Où passent alors les 170 millions de dollars fournis par les États-Unis, auxquels il faut ajouter les aides de l’ONU, de l’Union européenne, etc . ?

Rappelons que, selon une note de la Fondation pour la Recherche Stratégique, l’État colombien dépense chaque année quelque 10 milliards d’euros au titre de la défense et de la sécurité (ce qui représente 13,5 % du budget total de l’État), en s’approvisionnant principalement… aux États-Unis et en Israël (la France est au 7ème rang des marchands d’armes de la Colombie). La mise en œuvre du Programme de substitution des cultures illicites ne représenterait donc que 4,2% par an, pendant 2 ans, de ce budget colossal. L’État colombien n’est pourtant en guerre contre personne, sauf contre son propre peuple.

La vérité est que ni les États-Unis ni le gouvernement colombien n’ont réellement intérêt à lutter contre la production et le trafic de cocaïne. Certes, pour épater la galerie, il y a de temps à autre, abondamment médiatisées, telle ou telle saisie de drogue, telle ou telle destruction de laboratoire clandestin, telle ou telle arrestation de narcotraficant. Il faut bien donner des gages… La soi-disant « lutte contre le narcotrafic » permet de maintenir, avec l’appui des forces de sécurité et, quand ça ne suffit pas, des milices paramilitaires, une politique de terreur qui dissuade l’expression des revendications de justice sociale, et favorise la spoliation de terres qui regorgent de ressources naturelles, pour le grand profit de Coca Cola et autres multinationales plus ou moins hydrocarburées. Ce n’est pas pour rien que la Colombie est devenue en mai 2019, le premier partenaire de l’OTAN en Amérique latine, ce qui a permis le premier déploiement de soldats américains sur le sol colombien en juin 2020, officiellement « pour aider l’armée colombienne dans la lutte contre la drogue » (Lire ICI). Mais c’est de longue date que, pour les États-Unis (comme pour l’Europe), dans la foulée du Chili de Pinochet mais en respectant ici les apparences démocratiques, la Colombie a été le laboratoire d’un libéralisme décomplexé, biberonné aux théories managériales de l’ex-nazi Reinhard Höhn.

Le 3 juin 2020, des manifestants brûlent un drapeau américain devant l’ambassade américaine à Bogotá,

pour protester contre l’arrivée de militaires américains en Colombie. Photo Juan Barreo / AFP.


La cocaïne, « cette drogue de l’intégration et de la performance »


Complotisme ? Voyons donc. Le boom de la cocaïne en Colombie débute dans les années 1980. « La cocaïne, cette drogue de l’intégration et de la performance, est une des marchandises emblématiques de la deuxième mondialisation économique », écrit Michel Gandilhon, chargé d’étude à l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies, dans un article particulièrement documenté (Lire ICI). Dans les années 1950 et 1960, note-t-il, l’usage clandestin de la cocaïne, notamment aux États-Unis, reste relativement marginal. « C’est à la fin des années 1970 et au début des années 1980, et en premier lieu aux États-Unis, que l’usage de cocaïne, sous sa forme chlorhydrate et base, allait renaître. (…) Du côté de la demande, c’est la fin du cycle des contestations étudiantes et des grandes manifestations contre-culturelles dont la marijuana et l’héroïne étaient les emblèmes. La seconde moitié des années 1970, marquée par la fin du grand boom économique de l’après-Seconde Guerre mondiale, signe en effet le passage à une autre époque, celle du durcissement des rapports sociaux et de la compétition économique symbolisée par l’arrivée au pouvoir du républicain Ronald Reagan. Dans un tel contexte, la cocaïne, produit stimulant et drogue de la performance par excellence, symbolise le nouvel esprit du temps. » Comme l’écrit le magazine Time en juillet 1981, « la coke est peut-être la drogue de prédilection de millions d’individus, bons citoyens, conformistes et souvent en voie d’ascension sociale – avocats, hommes d’affaires, étudiants, fonctionnaires, politiciens, policiers, secrétaires, banquiers, mécaniciens, agents immobiliers… » Au début des années 1980, la Colombie était le principal fournisseur du marché américain en marijuana devant le Mexique et la Jamaïque. « L’éradication presque totale de ces cultures en Colombie, par les mêmes méthodes qu’au Mexique [épandage de pesticides], favorisera la reconversion des réseaux criminels qui l’exportaient vers le marché américain dans le trafic de cocaïne », écrit Michel Gandilhon.

En octobre 2019, l’ancien président colombien (2002-2010) et sénateur Alvaro Uribe

au palais de justice de Bogota pour une audience devant la Cour suprême. Photo Raul Arboleda / AFP.


En Colombie, aux cotés de ces réseaux criminels, un homme va jouer un rôle clé : Alvaro Uribe. Il en a déjà été abondamment question dans de précédentes publications des humanités (voir par exemple, « Le gouvernement des assassins »). Son père, assassiné par les FARC en 1983, servait déjà de prête-nom pour couvrir certaines activités du Cartel de Medellín, et c’est ce même cartel de Medellin qui fit nommer Alvaro Uribe à la tête de la mairie de Medellin, en 1982, à 30 ans. Écarté de cette fonction cinq mois plus tard (pour avoir participé à une réunion avec Pablo Escobar et d’autres barons de la drogue), il deviendra ensuite sénateur (1986 à 1994), puis gouverneur de la région d'Antioquia de 1995 à 1997, époque à laquelle il promeut des milices privées qui seront ensuite déclarées anticonstitutionnelles.

Massacre de Caloto, décembre 1991


C’est ce même Alvaro Uribe, qui allouera à Carlos Ardilia, puissant magnat du groupe Incauca, spécialisé dans l’industrie sucrière et les boissons gazeuses (mais aussi d’un influent groupe de médias), des terres qui devaient être redistribuées au peuple Nasa en dédommagement du massacre de Caloto, le 16 décembre 1991, au cours duquel près de quatre-vingt Indiens nasa convoqués à une réunion pour discuter de leurs droits territoriaux, tombèrent en fait dans un traquenard auquel participèrent des militaires : tous les leaders de la communauté furent sauvagement exécutés (ce même peuple Nasa qu’attaque aujourd’hui Coca Cola pour « concurrence déloyale », Lire ICI). Au décès de Carlos Ardilia, en août dernier, le président Ivan Duque a prononcé un vibrant hommage, saluant « un exemple de ténacité, de dynamisme, de dévouement au pays et une personne créative et innovante qui a toujours voulu placer la Colombie sur les grandes scènes industrielles du monde. » Normal : de solides liens d’amitié unissaient Carlos Ardilia et le père d’Ivan Duque, qui fut membre du Parti libéral, gouverneur d’Antioquia (au moment où Alvaro Uribe débutait sa carrière politique comme maire de Medellin), puis ministre des Mines et de l’Énergie en 1985-1986, et à ce titre reconnu coupable de « négligence et omission » (mais sans sanction) pour avoir minimisé les alertes qui précédèrent l’éruption volcanique du Nevado del Ruiz qui fit plus de 30.000 morts dans les régions de Caldas et du Tolima, en novembre 1985 (tragédie d’Almero).


Le règne de la narcopolitique


Tout ce petit monde se tient… Pour revenir à Alvaro Uribe, ses liens avec le narcotrafic sont antérieurs à son entrée en politique. Dès les années 1980-1982, comme l’a révélé Daniel Mendoza Real dans la série Matarife, Uribe se retrouve nommé, bien jeune, à la tête de la Direction générale de l’Aviation civile. Et sous sa direction, des centaines de permis furent octroyés pour des avions et des aéroports privés appartenant au cartel de Medellín, permettant ainsi s’exporter la coke vers les États-Unis. Pablo Escobar possédait à l’époque trois hangars dans l’aéroport de Medellín et toute une flotte de petits avions. En 1982, le ministre de la Justice, Rodrigo Lara Bonilla, avait dénoncé lors d’un débat public la complicité de la Direction générale de l’Aviation civile dans le trafic international de stupéfiants. Il fut assassiné deux ans plus tard par des hommes d’Escobar.


Si Alvaro Uribe, officiellement, n’est plus aujourd’hui aux affaires, dans son entourage et au sein du Centre démocratique (le parti qu’il a fondé en 2013), les traces de cocaïne sont omniprésentes. L’un des derniers en date à avoir été épinglé s’appelle Fernando Sanclemente. En février 2020, alors qu’il est ambassadeur de Colombie en Uruguay, la police découvre dans une finca familiale qu’il possède, à 60 kilomètres de Bogota, trois laboratoires clandestins capables de produire 1 tonne de cocaïne par mois. Sa ligne de coke, pardon, sa ligne de défense ? Pas au courant ! « Je suis une personne tout à fait honorable, ma famille est une famille de prestige national ». Ben voyons… Avant d’être envoyé comme ambassadeur en Uruguay (en 2019, par Ivan Duque), ce Fernando Sanclemente avait été nommé en 2005 directeur de l’Aviation civile par Uribe, ce même poste stratégique qu’il avait occupé 25 ans plus tôt. Tout ce petit monde se tient (bis).


Dans la galaxie uribiste, la liste des personnalités plus ou moins liées au business de la drogue est longue comme un jour sans pain. Au plus haut sommet de l’État, pour faire vite : la vice-Présidente Marta Lucía Ramírez, dont le frère a été condamné aux États-Unis à quatre ans et neuf mois de prison pour trafic d'héroïne, et dont le mari a fait l'objet d'une enquête pour un partenariat immobilier avec un célèbre trafiquant connu sous le nom de « Memo Fantasma » ; ou encore la jeune présidente du Congrès, Jennifer Arias, qui a recruté en 2018, pour la campagne électorale d’Ivan Duque et d’Alvaro Uribe, des pilotes du pilote du cartel de Sinaloa, l'un des plus puissants cartels mexicains de la drogue, qui s’est développé dans les années 1980 grâce à l’aide de la CIA, qui utilisait ses services pour alimenter en armes et dollars la contre-révolution sandiniste au Nicaragua (Lire ICI).

Le président Ivan Duque (au centre) avec le narcotraficant ‘El Ñeñe’ Hernández, assassiné au Brésil en 2019.


Il n’est jusqu’au Président lui-même, Ivan Duque, dont l’élection pourrait avoir été facilitée par l’argent de la cocaïne. Plusieurs enregistrements de conversations téléphoniques attestent de l’intervention dans la campagne électorale de José ‘El Ñeñe’ Hernández, un puissant éleveur de bétail de Valledupar et narcotraficant. Dans l’un de ces enregistrements, avec Caya Daza, l’assistante personnelle d’Alvaro Uribe, ‘El Ñeñe’ Hernández fait état d’achats de voix avec des « dessous de table ». Une enquête a été ouverte, mais ‘El Ñeñe’ Hernández ne parlera pas : il a été mystérieusement assassiné au Brésil en 2019. Et le Conseil National Électoral, majoritairement composé de représentants uribistes, a décidé le 15 décembre dernier de classer l’affaire sans suites, n’ayant rencontré « aucune irrégularité dans les comptes de campagne d’Ivan Duque »…


Tous ces miasmes narco-politiciens sont fort éloignés de la réalité des cultivateurs et ramasseurs de feuilles de coca, qui tentent péniblement de gagner leur maigre pitance. Au plus bas de l’échelle sociale, un « raspachin » (gratteur de feuilles) gagne en moyenne 1 euro pour… 14 kilos de feuilles de coca récoltées. Les paysans qui voyaient dans l’Accord de Paix un espoir pour sortir de l’enfer de la coca en sont pour leurs frais et se sentent floués. Alors que nombre d’entre eux se sont lancés dans d’autres activités, le gouvernement d’Ivan Duque est loin de respecter les dispositions prévues par l’Accord de Paix, comme le révèle l’enquête de Verdad Abierta. Ce qui n’empêche nullement Ivan Duque de poser devant la communauté internationale comme un héros de l’éradication de la coca (et d’empocher ainsi les fonds américains et européens). Aimable galéjade : sous son règne, la production colombienne de cocaïne a encore augmenté.

A ce jour, les États-Unis ont dépensé plus de 11.000 millions de dollars dans la « guerre à la drogue » en Colombie. Et cela n’a rien changé à la misère des paysans colombiens. Il n’y a pourtant pas d’autre moyen pour lutter contre le fléau de la cocaïne (et des violences qu’elle engendre) que de conforter une agroécologie rurale respectueuse des territoires et de des communautés qui y vivent, en assurant l’accès à des rémunérations décentes autant qu’à des infrastructures d’éducation et de santé. C’est précisément ce que portait en germe l’Accord de Paix. Ivan Duque et ses soutiens américains et européens n’en veulent visiblement pas : cela éloignerait trop des théories du management « libéral » chères à Reinhard Höhn.


Jean-Marc Adolphe


Photo en tête d'article : Carlos Villalón, photo issue du livre Coca: The Lost War, Penguin Random House, 2015.


Les Cinq ans après de l’Accord de Paix / articles déjà parus :

01 / Sur de bons rails ? Le chemin tortueux de la paix en Colombie. Lire ICI

02 / Juger le passé. La Juridiction pour la Paix. Lire ICI

03 / Savoir et comprendre. Face au miroir de la vérité. Lire ICI

04 / Francisco de Roux : « La vérité est un combat ». Lire ICI

05 / Un travail de fourmi. La recherche des personnes disparues. Lire ICI

06 / Genre et paix. Avec les femmes et la communauté LGBTI, un processus inachevé. Lire ICI

07 / L’oubli indigène. Le chapitre ethnique, confiné sur le papier. Lire ICI

08 / Risques et périls. La mise en œuvre de l'Accord de Paix a été fatale pour les leaders sociaux. Lire ICI

09 et 10 / Sortir de la guérilla. Sécurité des ex-combattants : une « garantie » qui a coûté la vie à 290 personnes, et Réincorporation : le chemin escarpé du retour à la vie légale. Lire ICI



ENQUÊTE DE VERDAD ABIERTA


11. Substitution des cultures illicites : un programme exécuté au compte-gouttes


Le gouvernement colombien se plait à affirmer qu’il a mis en œuvre des investissements conséquents pour développer le programme de substitution des cultures de feuilles de coca à usage illicite, mais les communautés remettent en question la manière et le temps dans lequel ces fonds ont été utilisés. Une politique du goutte-à-goutte qui ne permet pas que les paysans sortent de l'illégalité, dit-on dans diverses régions du pays


Récolte de coca, Colombie.


Il existe des régions où les communautés ne croient plus au Programme national intégral de substitution des cultures illicites (PNIS) et regrettent, à leur grand dam, d'avoir cru à l’Accord de Paix signé il y a cinq ans entre l'État colombien et l'ancienne guérilla des FARC. En reconnaissant quelques avantages à la mise en œuvre de ce programme, ces communautés se plaignent du non-respect des engagements pris.

Le Programme national intégral de substitution des cultures illicites a été institué par décret en 2017, dans le but de s'attaquer au problème de la drogue. Plusieurs leaders sociaux et organisations avaient alors convenu que ce programme était une opportunité inestimable pour couper le lien de milliers de familles avec les cultures illicites. Une confiance qui s’est étiolée au fur et à mesure que le temps passe et que les attentes sont déçues.


« Ce gouvernement (d'Iván Duque) a déclaré dès le début qu'il n'était pas d'accord avec la substitution volontaire des cultures illicites et a affirmé qu'elle ne serait pas une priorité dans la lutte contre la culture de la coca. Pour cette raison, il n'a pas alloué les budgets nécessaires. Ce gouvernement n'a aucune volonté politique, et les aides sont distribuées au compte-gouttes », déclare sans ambages Arnobis Zapata, porte-parole de la Coordination nationale des cultivateurs de coca, de pavot et de marijuana (Coccam), qui s'est très tôt fait l'avocat de la mise en œuvre de l'Accord de Paix.

La substitution des cultures illicites en Colombie a déjà fait l’objet de programmes antérieurs tels que le Plan national de développement alternatif (Plan Nacional de Desarrollo Alternativo), au milieu des années 1990) ou encore le Programme Familles Agroforestières (Programa de Familias Guardabosques) en 2003. Dans ces deux programmes, les aides économiques n’étaient pas versées directement aux personnes concernées, mais transitaient par un système de biens et services qui visaient à soutenir des politiques de développement rural : titres de propriété foncière, logements sociaux et accès aux services de santé, à l'eau potable, à l'éducation, entre autres.

Avec le Programme national intégral de substitution des cultures illicites, tel que conçu dans le cadre de l'Accord de Paix, c’est un projet global qui a été proposé, sur un modèle devant bénéficier aux cultivateurs de coca, tout comme à la main d’œuvre qui récolte les feuilles. Ce programme prévoyait des aides directes aux familles s’engageant dans la substitution des plants de coca, à hauteur de 36 millions de pesos (environ 8.000 €) sur deux ans, qui devaient ainsi être régulés : la première année, 12 millions de pesos (2.740 €, soit 230 € par mois) comme revenu de base, 1,8 millions de pesos (410 €, soit 34 € par mois) au titre de l’aide alimentaire, et 10,6 millions de pesos (2.420 €) pour mettre en œuvre des projets productifs à court terme incluant une aide technique ; et la seconde année, 11,6 millions de pesos (2.645 €) pour lancer des projets à long terme.

Manifestation de producteurs de coca. Photo COCCAM.


« Ce programme a été créé sans qu’il soit prévu qu’allaient s’y inscrire près de 100 000 familles », argumente Hernando Londoño, directeur du Programme national intégral de substitution des cultures illicites : « En tout, pour 100.000 familles, cela représente un budget de 3,6 milliards de pesos (800 millions d’euros), et l'État n'a pas cet argent. » Il incrimine par ailleurs une mauvaise planification de certains aspects tels que le calendrier de l'assistance technique : « Par nature, l’État est lent. Le temps nécessaire à la constitution d’un budget, au choix d’un opérateur et à l’embauche ders techniciens chargés de cette assistance technique a été sous-estimé. »


Malgré tous ces défis, le Programme national intégral de substitution des cultures illicites a débuté, et a atteint des résultats jamais obtenu auparavant. Selon l'Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC), 43.711 hectares de cultures illicites avaient été éradiqués volontairement à la fin 2020, dans les 14 départements et 56 municipalités où le programme est mis en œuvre. A cette date, 99.097 familles s'étaient inscrites aux prestations du programme de substitution (dont 67.251 répertoriés comme cultivateurs, 14 989 comme non cultivateurs et 16 857 comme collecteurs). En mars 2021, sur ce nombre total de familles, un très faible pourcentage a été suspendu (essentiellement pour non-respect des activités requises ou des exigences administratives) ou exclu du programme (essentiellement pour la faible densité de cultures illicites sur les parcelles concernées). (…)

Sur le nombre total de familles enregistrées, à la fin 2020, seules 58.940 d’entre elles (soit un peu plus de la moitié) avaient reçu le montant total de l'aide alimentaire immédiate. En mars 2021, ce chiffre était toutefois passé à 68.950, soit une augmentation de 10% en quelques mois.


VIDEO (en espagnol). Interventions de l'armée contre les cultivateurs de coca (avril 2020)


Le non-respect de la mise en œuvre du Programme national intégral de substitution des cultures illicites et l’envoi des forces de sécurité [militaires et police anti-émeute, NdR] contre des cultivateurs de coca ont conduit des centaines de paysans à se joindre en mai dernier à la Grève nationale appelée par les centrales syndicales et les organisations d'étudiants.

Eucario Bermúdez, un leader social de la municipalité de Cartagena del Chairá, dans le Caquetá, explique que, dans les villages où il travaille, la plupart des familles n’ont reçu que trois ou quatre mensualités au titre de l’aide alimentaire, plus de trois ans après le début du programme. Ensuite, ajoute-t-il, « ils ont distribué des graines, quelques brouettes, des feuilles de zinc, quelques poulets… Et pour la mise en place des projets productifs, rien n’est arrivé. » Dans cette municipalité, il y a un total de 2.347 familles bénéficiaires, et au 31 décembre 2020, seules 1.342 d’entre elles avaient reçu le montant total des aides immédiates.

La situation est similaire pour les agriculteurs des villages de Caño Amarillo, Caño Limón et La reforma, dans la municipalité de Vista Hermosa, dans le département du Meta, où 2.202 familles sont inscrites au PNIS. Le montant initial du revenu de base (12 millions de pesos) a été intégralement payé. Ensuite, « on a vu arriver un projet de potager avec des graines de coriandre... et c'est tout », confie un agriculteur de la région. (…)


De fait, « l’attribution des ressources pour les projets à court et à long terme reste bien en deçà des objectifs », confirme un rapport de la Procuraduría [entité publique chargée d'enquêter, de sanctionner, d'intervenir et de prévenir les irrégularités commises par les dirigeants, les fonctionnaires, les personnes privées exerçant des fonctions publiques et les agences de l'État – NdR]. « L’assistance technique », poursuit ce rapport, « se limite à quelques visites de présentation, à la définition de plans d’investissement et à la livraison d’intrants agricoles, sans véritable suivi. La Direction de la Substitution des Cultures Illicites dispose d'une équipe de soutien territorial, mais celle-ci n'est pas suffisante pour assurer dans la durée un processus d'assistance technique aux familles qui intègrent le programme de substitution. »

De timides avancées sont également constatées en ce qui concerne les plans d’action communautaires, censés améliorer les conditions de vie dans chacun des villages qui ont adhéré au programme de substitution. Les communautés se plaignent du peu de progrès réalisés en matière de construction de postes de santé, de crèches rurales, d'alimentation scolaire, de petits travaux d'infrastructure et d'employabilité. (…)

La récolte des feuilles de coca occasionne de sérieux dommages aux mains des « raspachines » :

mycoses, ampoules, décoloration de la peau… Photo Luis Robayo / AFP.


Les « raspachines », laissés pour compte


Les « gratteurs » de coca, également connus sous le nom de « raspachines », qui servaient autrefois d'ouvriers pour gratter la feuille de coca, sont ceux qui ont été les plus négligés. Sur ce point, les porte-parole des paysans et la Procuraduría sont d'accord.

Pour une année de travail dans des travaux communautaires (tels que des cantines scolaires ou l’aménagement des routes), ils devaient être payés 12 millions de pesos (230 € par mois, pendant un an). Selon le dernier rapport de suivi publié par l'Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, au 31 décembre 2020, 5.701 d’entre eux étaient impliqués dans des activités d'intérêt communautaire dans lesquelles ils entretenaient 15.305 kilomètres de routes tertiaires ou de pistes forestières et 9.682 espaces publics. Dans certaines régions, ces anciens « raspachines » n’ont toujours pas reçu leur premier « salaire »… Ainsi, dans la municipalité de Tierralta [dans le département de Córdoba – NdR], pas une seule des 132 familles de ramasseurs de coca n'a reçu le moindre peso. Pour toute réponse, le gouvernement invoque un manque de ressources budgétaires.


Dans le département du Meta, où un millier de familles s’étaient inscrites au programme de substitution, des « raspachines », lassés des promesses non tenues, sont partis vers d’autres régions (Cauca, Norte de Santander ou Guaviare) pour s’employer dans d’autres plantations de coca. « Chaque fois que nous organisons des réunions, ils se plaignent de nous (les leaders sociaux) qui avons promu l'Accord de Paix, parce qu'en fin de compte ils se sentent trahis », se lamente Arnobis Zapata.


Parcs naturels et réserves forestières


Le Programme national intégral de substitution des cultures illicites prévoyait d’aider, à hauteur de 19 millions de pesos (4.330 € sur 2 ans), la mise en œuvre de « projets productifs » susceptibles de générer pour des familles des revenus sur les terres qu'elles habitent. Mais dans les zones qui sont concernées par une protection environnementale, cette transformation s’avère compliquée. Dans le cas des Parcs Naturels, les restrictions portées aux activités anthropiques sont assez strictes. [La Colombie dispose d'un " Système national d'aires protégées " (SINAP) dont l'élément le plus important est le " Système de parcs naturels nationaux ", qui compte 63 parcs naturels, couvrant une superficie d'environ 126.000 kilomètres carrés, représentant plus de 11 % du territoire continental colombien, voir ICI – NdR].

L’administration des Parcs Naturels a recensé, dans des zones protégées situées dans les départements du Meta, de Guaviare et de Caquetá, 1.855 familles qui devraient être engagées dans des activités de conservation environnementale ou d'écotourisme, mais qui, dans la pratique ont basé leur économie sur l'élevage de bétail et la culture de la coca. « Si la culture de la feuille de coca doit cesser, elle doit cesser, mais où est la solution pour faire autrement ? », commente Ronald Echeverri, président du hameau de Nueva Colombia, dans le département du Meta, qui fait partie du parc naturel national de la Serranía de La Macarena : « Aujourd’hui, c’est la feuille de coca qui produit l’assiette de nourriture qui arrive sur la table. On nous a dit : « tiens, voilà une autre assiette, mais celle-ci n’est jamais arrivée ». Alors, c’est juste : « Donne-moi ton assiette, et tu verras bien comment tu te débrouilles. » »

Les communautés installées dans les zones protégées aspirent à la « sécurité territoriale », c'est-à-dire qu'elles veulent obtenir des titres fonciers pour les terres qu'elles habitent parfois depuis les années 1960, bien avant l’instauration de normes environnementales. Hernando Londoño, directeur du Programme national intégral de substitution des cultures illicites, reconnaît le problème, tout en précisant qu’« un programme de substitution de cultures ne peut pas devenir un programme foncier, qui relève de l'Agence foncière nationale. Les gens qui ont des terres titrées ne plantent pas de coca, car ils savent qu'ils pourraient perdre leurs titres de propriété. Les cultures illicites se trouvent soit dans des aires protégées, soit dans les parcs naturels, soit dans les réserves indigènes, ou encore sur des territoires gérés par des conseils communautaires. »

Pour résoudre le problème des communautés installées dans des zones de réserve forestière, le gouvernement a formulé des propositions telles que les « contrats de conservation naturelle », qui accordent aux familles installées dans ces zones un droit d'utilisation pour une durée maximale de 10 ans, prolongeable de 1 à 10 ans, avec des paiements de 800 000 pesos (180 €), versés tous les deux mois, en échange de « services environnementaux ».

Un conseiller du président Ivan Duque estime qu’à la fin de son mandat (août 2022), 9.596 contrats de conservation naturelle devraient être délivrés en Colombie, et que ce processus permettra de mettre en œuvre des plans de substitution volontaire des cultures illicites dans les zones de réserve forestière. Plusieurs communautés font toutefois part de leur méfiance, en argumentant qu’à l’expiration de ces contrats, il n'y aura aucune garantie juridique leur permettant de continuer à vivre sur des terres qu'elles habitent depuis des décennies.


« Oui au respect des accords. Non à l’éradication forcée ». Photo : Bibiana Ramíre.


Pedro Arenas, chercheur au sein de l’ONG Viso Mutop [qui vise à faciliter le dialogue entre divers acteurs sociaux, politiques et institutionnels – NdR], indique que plusieurs familles qui se trouvent dans des Parcs naturels ont d’ores et déjà signés ces « contrats de conservation » sans avoir encore vu la couleur des paiements annoncés pour les « services environnementaux ». « Plus de quatre ans ont passé », ajoute-t-il, « et le gouvernement ne cesse de retarder, avec de multiples excuses, le respect de ses engagements. » De fait, le directeur du Programme de substitution met en avant le manque de financement prévisionnel de ce programme, son défaut de planification et la réticence des directeurs de parcs naturels nationaux à y développer des activités productives. « Il ne cesse de rejeter toute la responsabilité sur le précédent gouvernement [du président Santos, qui a signé l’Accord de Paix, NdR] », poursuit Pedro Arenas : « Je ne cherche pas à les défendre. Ce que je veux dire clairement, c'est que trois années se sont écoulées [depuis l’élection d’Ivan Duque – NdR] et que le gouvernement actuel aurait dû trouver une solution aux problèmes qu'il a trouvés dans le Programme national intégral de substitution des cultures illicites. » Pour Arnobis Zapata, le Programme national de substitution et l’administration des Parcs naturels « se renvoient la balle en invoquant toutes sortes d’obstacles, mais c’est au gouvernement de lever ces obstacles, plutôt que d’incriminer les paysans comme s’ils étaient à blâmer ! »

De leur côté, les services de la Procuraduría confirment, sur la base d’informations fournies par la Direction de la Substitution des Cultures Illicites, qu’aucun « projet productif » susceptible de dégager des ressources pour les familles qui en seraient bénéficiaire, n’est en cours à l’intérieur des Parcs naturels. En revanche, des projets sont identifiés dans des zones de réserve forestière, avec un investissement moyen de 95.344 pesos (22 €) par famille bénéficiaire.





Des enfants armés de machettes travaillent dans les champs de coca. Aldea de la Playa, Colombie, en 2003. Photo Carlos Villalón, issue du livre Coca: The Lost War, Penguin Random House, 2015.






Sur mesure ?


Dans diverses régions, une initiative parallèle au Programme national intégral de substitution des cultures illicites, a vu le jour sous le nom de « Hecho a la Medida » (Fait sur mesure). « Il n'y a aucun document de politique publique qui montre en quoi consiste ce programme », s’étonne Pedro Arenas. Selon l'Agence pour la rénovation du territoire, cette proposition a été adoptée par une résolution du 6 mai 2020, si demeure introuvable sur internet. Un document consulté par Verdad Abierta, provenant d’un service de la Présidence, indique que « Hecho a la Medida » se présente comme une alternative pour les familles qui ne sont pas enregistrées dans le Programme national de substitution. « Cela montre une certaine mauvaise foi », souligne Pedro Arenas : « comment l’État peut-il prétendre qu’il n’y a pas assez d’argent pour le programme qui découle de l’Accord de Paix, et créer un second programme ? »

L’émergence de ce nouveau programme crée de surcroît une certaine confusion dans les régions concernées. Certains pensent qu’il remplace purement et simplement le Programme national de substitution et doivent chercher à s’y inscrire. Mais avec « Fait sur mesure », les paysans doivent éradiquer les plantations de coca sans recevoir a priori aucune aide. Pour Arnobis Zapata, ce nouveau programme n'offre pas les garanties nécessaires aux paysans et ne renforce pas la confiance dans l'Etat, déjà mise à mal avec la mise en place du Programme national de substitution : « en fait, c’est une stratégie pour se défausser sur les autorités locales, sans qu’elles aient le budget nécessaire. L’État ne parvient pas à se conformer au Programme national de substitution, et invente de nouvelles mesures qui ne mèneront nulle part », conclut le porte-parole de la Coordination nationale des cultivateurs de coca, de pavot et de marijuana.


INTERMEDE

VIDEO (en espagnol). "Cultures pour la paix", reportage de la chaîne allemande DW, juillet 2021.

Lerma, dans le département du Cauca, au sud de la Colombie, est un village qui a survécu à cinq décennies de conflit armé. C'est là qu'est née l'école agro-environnementale, formée par un groupe de familles paysannes dirigé par Herney Ruíz, qui travaille depuis des années à la récupération des usages ancestraux de la plante de coca. Ce groupe d'agriculteurs bénéficie du soutien du Centre agricole du SENA, le Service national d'apprentissage du Cauca, une entité étatique chargée de renforcer la formation technique dans les communautés vulnérables, qui après la signature des accords de paix en Colombie en 2016 a réussi à obtenir le premier permis accordé par le gouvernement pour l'achat, le transport et le stockage de la feuille de coca afin de la transformer en produits légaux tels que des engrais et des denrées alimentaires. L'engrais n'est qu'un des plus de 120 dérivés qu'ils ont produits à partir de la feuille de coca et qui leur permettent d'envisager un avenir au-delà du marché illégal. Les produits sont exposés dans des magasins de la capitale départementale, Popayán, par exemple, de la farine et des biscuits fabriqués par leurs soins. Des recettes qui permettent aujourd'hui d'étendre les bienfaits de la coca à un public plus urbain. L'alternative d'explorer d'autres utilisations de la feuille de coca est née de la nécessité de trouver une réponse à un problème fondamental. Le gouvernement propose l'utilisation de pesticides controversés, comme le glyphosate, comme seule option pour mettre fin à la production de cocaïne. Après des décennies de fumigation, le pays compte encore plus de 150 000 hectares de cultures illégales de coca. Le prix que les agriculteurs colombiens ont dû payer pour tirer leur subsistance de la feuille de coca illégale a été payé dans toutes les régions de Colombie. La région de Tumaco est l'une des régions où l'on produit le meilleur cacao aromatique de Colombie. Pour les agriculteurs qui ne vivent plus de la coca, la substitution par la culture du cacao leur permet de retrouver les revenus qu'ils avaient auparavant. C'est un effort quotidien qui a commencé par l'éradication. Il s'agit d'un engagement collectif de près de 10 000 familles de Tumaco qui parient sur le changement, sur le retour à la vie en paix.

nde DW, juillet 2021



Le Programme national de substitution a-t-il un avenir ?


Plusieurs leaders sociaux ont souligné l'engagement de leurs communautés en faveur de l'éradication volontaire et de la création de zones sans feuille de coca, comme dans le cas du village de Gaviotas et de la réserve indigène Nasa de Candilejas, dans la municipalité d'Uribe, dans le sud du Meta.

Ces communautés cultivent désormais des bananes, des avocats, du cacao et des fruits de la passion, mais rien de tout cela ne fonctionne : le mauvais état des routes ne permet pas de désenclaver ces régions et prive cette agriculture de débouchés commerciaux. Les agriculteurs avaient espéré que les travaux promis dans l'Accord de Paix seraient réalisés en harmonie avec la mise en œuvre du Programme de substitution, mais jusqu'à présent, il n'y a eu aucun progrès tangible.


Un défenseur des droits de l'homme de l'Espace régional de paix du Cauca, qui préfère garder son anonymat en raison des niveaux élevés de violence dans la région, reconnaît qu’en plusieurs endroits, la culture de la feuille de coca se développe au prorata de la méfiance des communautés vis-à-vis de l'Agence de rénovation territoriale. Pour cette même raison, certaines communautés qui font partie des zones de réserve forestière, et qui avaient éradiqué toute feuille de coca, ont recommencé à semer de nouvelles parcelles dans la jungle amazonienne.

Plusieurs communautés ont proposé de ne plus recevoir d’aides du Programme national de substitution si le gouvernement national ne s’engage pas à corriger l'orientation du programme, à garantir aux paysans les ressources prévues et à progresser dans la réforme rurale. Elles craignent en effet que le gouvernement ne proclame la réussite du Programme de substitution [en s’appuyant sur le nombre de familles enregistrées – NdR] alors que la réalité, dans les faits et sur le terrain, sera un échec. (…)

« Les gens gardent encore l'idée que le Programme national de substitution peut marcher, et qu’il est susceptible d’offrir des opportunités aux communautés concernées », affirme Arnobis Zapata, « mais pour cela, il faut un gouvernement qui ait la capacité de comprendre que les paysans ne sont pas des criminels, qu'ils sont des citoyens avec des droits, et qu'il faut engager un budget pour leur permettre de sortir de la situation dans laquelle ils se trouvent actuellement. »


Pour lire in extenso l’article de Verdad abierta

En espagnol : ICI

En anglais : ICI

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