A Las Vegas, dark web, Maison Blanche et marchés gris : la grand-messe du Bitcoin
- Jean-Marc Adolphe
- il y a 5 jours
- 6 min de lecture

Grâce présidentielle pour un baron du dark web, tribune offerte à des fraudeurs milliardaires, soutien affiché d’élus républicains et de l’administration Trump… A Las Vegas, dans un décor de techno-mysticisme, la grand-messe du Bitcoin a célébré l’argent sale, l’impunité et le culte du pouvoir. Cette alliance décomplexée entre figures du crime financier international, crypto-élites libertariennes, idéologues MAGA et pouvoir politique suscite tout de même quelques inquiétudes parmi les "puristes" des cryptomonnaies.
La pédophilie, quand même pas. Sur Silk Road ("La Route de la Soie"), c’était a priori interdit. Mais pour le trafic d’armes, le blanchiment et trafic de drogue, et autres broutilles (faux papiers, usurpation d’identité et piratage de comptes), c’était non seulement open bar, mais c’était la raison même d’opérer sur le dark web, où confidentialité et anonymat sont garantis et même renforcés par des transactions en cryptomonnaies. Ni vu ni connu. Bien que planqué derrière le pseudo "Dread Pirate Roberts", Ross Ulbricht a été coincé en 2013 par des agents du FBI et de la DEA. Reconnu coupable de sept chefs d’accusation, la justice américaine l'a condamné en 2015 à la réclusion à perpétuité, théoriquement sans possibilité de libération conditionnelle. La "perpétuité" n’a duré que dix ans. Le 22 janvier dernier, deux jours après son investiture, Donald Trump a accordé à Ross Ulbricht une « grâce totale et inconditionnelle », avec la bénédiction du vice-président J.D. Vance. Il n’y a aucune contradiction, pour ce "fou de Dieu", à arborer pour le jour de Pâques une croix peinte sur le front, et à soutenir le crime organisé. Pour Ross Ulbricht, les affaires ont pu reprendre comme avant. A sa sortie de prison, il a été "miraculeusement" renfloué de 31 millions de dollars par une autre entité du dark web, AphaBay, elle aussi spécialisée dans la vente de produits et services illégaux tels que drogues, armes, faux papiers, outils de piratage, pourtant théoriquement démantelée en 2017…

Ross Ulbricht, lors de l'allocution de clôture de la conférence Bitcoin 2025 à Las Vegas. Photo David Becker / Business Insider.
Fin mai à Las Vegas, devant 35.000 personnes, J.D. Vance, mais aussi deux des héritiers de la dynastie au pouvoir, Eric Trump et Donald Trump Jr, ont adoubé le criminel même pas repenti, invité à prononcer le discours de clôture de la conférence Bitcoin 2025. Cette grand-messe pour initiés, venus s’auto-congratuler et vanter leurs prouesses respectives, était peuplée d’une faune un particulière. En immersion pendant trois jours (et nuits) pour Business Insider, Jacob Silvermann décrit des scènes quelque peu surréalistes, lors de soirées privées empreintes de techno-mysticisme. Ainsi, raconte le journaliste, « en entrant dans la salle Discoshow du Linq Hotel, éclairée de lumières psychédéliques, on m'a remis un chapeau et une cape de sorcier argentés et brillants, que j'ai enfilés comme il se doit. Un homme barbu vêtu d'une tenue de mage m'a tendu la main, m'offrant ce qui semblait être une capsule brune.
"Prenez", m'a-t-il dit.
"Qu'est-ce que c'est ?", ai-je demandé.
"Ce sont des drogues."
"Je peux savoir de quel type ?"
"Ce sont des champignons."
À l'intérieur, le bar servait des cocktails gratuits et des canettes d'eau Liquid Death. Quelques dizaines de personnes en costumes de sorciers se pressaient dans la salle, qui dégageait une ambiance de "fête de fans de Donjons et Dragons". Une poignée de personnes dansaient au son d'un DJ dans une pièce tellement recouverte d'écrans et de panneaux lumineux qu'un avertissement de risque d'épilepsie était affiché à l'entrée. »
Lors d’une autre soirée, sponsorisée par la chaîne de fast food Steak 'n Shake, « un groupe de femmes déguisées en vaches défilait avec des pancartes lumineuses sur lesquelles on pouvait lire "Steak 'n Shake" et "Accepts BTC" », tandis que dans une troisième party, une société organisait une loterie pour gagner un passeport étranger…
Dans cet étrange théâtre des cryptomonnaies, certaines figures se détachent du lot. On croise ainsi Brooke Pierce, ancien associé de Steve Bannon, qui a loué tout un restaurant de Las Vegas, Bryan Johnson, multimillionnaire américain devenu célèbre pour sa lutte radicale contre le vieillissement et la mort, au point d’être parfois qualifié de « gourou anti-mort », ou encore Arthur Hayes, cofondateur de la plateforme d’échange de cryptomonnaies BitMEX, condamné à une amende de 10 millions de dollars pour non-respect d’un programme anti-blanchiment, lui aussi gracié par Donald Trump, aux côtés de David Sacks, coprésident de campagne de Trump, surnommé le « tsar » de la cryptomonnaie et de l'IA à la Maison Blanche, de Chris LaCivita et de Bo Hines, eux aussi conseillers de Donald Trump.

L'homme d'affaires et sénateur républicain de Virginie-Occidentale Jim Justice, en compagnie de son bulldog, "Babydog",
à la conférence Bitcoin 2025. Photo David Becker / Business insider
« À Las Vegas », écrit Jacob Silvermann, « le sentiment général était celui d'une industrie du marché gris accueillie à bras ouverts et dotée d'une influence sans précédent. L'afflux massif de politiciens républicains en témoignait, avec la présence de figures de proue pro-crypto telles que la sénatrice Cynthia Lummis, le représentant Tom Emmer, la sénatrice Marsha Blackburn, le sénateur Jim Justice et le représentant Byron Donalds, parmi de nombreuses personnalités du parti participant aux tables rondes ». Au milieu de ce beau monde, revenus en grâce, on notait la présence de Peter Schiff, poursuivi pour fraude fiscale et blanchiment d’argent (avec une banque privée qu’il détient à Porto Rico), qui trônait lors d’une soirée financée par une organisation censée célébrer les 250 ans d’indépendance des États-Unis, assis sur un canapé entouré d'une cour de jeunes femmes et de bouteilles de champagne. Ou encore Peter Ardoino, PDG d’une société de stablecoins qui vient de fixer son siège au Salvador après avoir opéré à Hong Kong et dans les Caraïbes, lui aussi poursuivi un temps pour fraude bancaire. Lors d’une des soirées en marge de la "conférence Bitcoin", un tee-shirt a eu un certain succès. On pouvait y lire : "Tout ce que j’aime faire est illégal". Dans cet aréopage de « barons hors-la-loi de la cryptomonnaie », la vedette fut sans doute le Chinois Justin Sun, milliardaire de la cryptomonnaie dont la société Tron est basée à Hong-Kong. Voici encore quelques mois, il ne se serait guère risqué à mettre les pieds aux États-Unis, où l’US Securities and Exchange Commission (l'autorité américaine de régulation des marchés financiers) l’attendait de pied ferme, pour une affaire de fraude de plusieurs milliards de dollars. Mais Justin Sun a acquitté sa dette, si l’on peut dire : il est devenu le plus gros investisseur de la World Liberty Financial de Trump et le plus gros acheteur de la cryptomonnaie "$Trump". La Securities and Exchange Commission a fort opportunément abandonné ses poursuites, et à Las Vegas, Justin Sun a été acclamé en héros.

Le milliardaire chinois Justin Sun. Photo David Becker / Business Insider
Se revendiquant aujourd’hui citoyen de Saint-Kitts-et-Nevis (Saint-Christophe-et-Niévès en français), un petit État insulaire des Caraïbes connu pour ses plages, son tourisme de luxe… et son programme de citoyenneté économique pas trop regardant, Justin Sun se proclame en outre Premier ministre de Liberland, une micronation autoproclamée située entre la Croatie et la Serbie, sur une petite zone disputée au bord du Danube, qui attire l’attention depuis 2015 pour ses ambitions numériques et son idéologie libertarienne. Tout un symbole !
Le grand raout du Bitcoin à Las Vegas, s’il a scellé la spectaculaire alliance de certains libertariens très en vue, de l’idéologie MAGA et de l’administration Trump, et des fraudeurs décomplexés apôtres de l’argent facile, n’a cependant pas eu que des contempteurs. Car le "tournant" d’un crypto-mouvement de plus en plus entrelacé avec la politique voit s’opposer deux courants : les partisans de Trump (MAGA), qui voient dans l’essor du bitcoin une opportunité politique et financière, et les "puristes" du bitcoin, attachés à l’idéal d’une monnaie indépendante de tout pouvoir politique. Erik Cason, auteur de Cryptosovereignty: The Encrypted Political Philosophy of Bitcoin (2023), pour qui le Bitcoin est un instrument de résistance face à la censure et à la surveillance, offrant un espace d’autonomie et de liberté d’expression, a notamment alerté sur le risque de voir le bitcoin devenir un simple instrument du Parti républicain, au détriment de ses valeurs fondatrices.
Dans Would Mao Hold Bitcoin? The Past, Present, and Future of Bitcoin in Techno-Nationalist China (2024), le journaliste et essayiste Roger Huang soulignait le contraste entre le contrôle centralisé de la finance chinoise et la nature décentralisée de Bitcoin. Aujourd’hui, estime Roger Huang : « maintenant que le bitcoin est un sujet de discussion à Washington, il le sera dans le monde entier; cela pourrait se faire au détriment de l'objectif visé, avec moins d'individus l'utilisant pour leur “souveraineté”, par exemple en stockant la crypto-monnaie dans leur propre portefeuille privé plutôt que sur des bourses comme Coinbase ou en investissant dans des fonds négociés en bourse de bitcoins ». Au final, résume-t-il, « vous obtiendrez un yacht, mais vous perdrez toutes vos valeurs ». Même pour certains "puristes" des cryptomonnaies, il semble difficile d’envisager que l’on puisse avoir d’autres objectifs dans la vie que de posséder un yacht…
Jean-Marc Adolphe, avec Maria Damcheva
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