A Mayotte, ré-apprendre à construire
- Isabelle Favre
- 22 mai
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : 24 mai

Les élèves maçons du lycée des métiers du bâtiment de Dzoumogné participent à un chantier école (usage de la Brique de Terre Compressée)
sur le chantier du faré, Lycée de Longoni, en 2020 © Encore Heureux Architectes
À Mayotte, la reconstruction ne peut se limiter à la gestion de l’urgence ou à l’application de mesures administratives venues d’en haut. Au surlendemain du cyclone Chido, alors qu’est débattu à Paris un projet de loi qui place la lutte contre l'immigration et l'habitat illégal en tête d'une "refondation", l’urbaniste Sylvain Grisot livre, à travers son journal de terrain, un regard humain et engagé sur l’île et ses habitants. Face à la tentation de solutions uniformes, il plaide pour une réparation de Mayotte fondée sur l’écoute, la concertation et la valorisation des savoir-faire des Mahorais eux-mêmes, seuls à même de réinventer leur territoire.
"Mayotte a beau être un département français, la ville ne s’y construit pas comme dans l’hexagone.
Cet état de fait est lié à la croissance très rapide de sa population, au caractère décoratif
du code de l’urbanisme et à la persistance de formes de propriété coutumières"
(Sylvain Grisot, Réparer Mayotte. Les chantiers de l'après-Chido).
Le projet de loi de programmation pour la refondation de Mayotte (ICI) est en discussion au Sénat, après avoir été validé le 21 avril dernier par le Conseil des ministres. Celui-ci s’est déroulé depuis l’avion présidentiel entre Mayotte et la Réunion (soit 2 heures et 10 minutes de temps de vol). A la lecture du texte législatif, on se demande si ce point de vue en surplomb ne caractérise pas les dispositions qu’il envisage. On tentera d'y revenir très prochainement, au fil de la procédure parlementaire engagée depuis quelques jours et qui se veut "accélérée" (1). Efficacité de cette rapidité ? Le plan d’urgence décidé en janvier 2025 ne semble pas avoir donné les résultats escomptés. « Quatre mois après, la situation sur le terrain demeure extrêmement difficile », déclarait ainsi le président du conseil départemental de Mayotte, Ben Issa Ousseni, en présence d'Emmanuel Macron le 21 avril dernier : « Nombre de mesures annoncées tardent à se concrétiser. (…) L’incompréhension grandit. Nos collectivités locales ont dû faire face à des dépenses exceptionnelles : gestion des déchets, relogement d’urgence, remise en état des bâtiments publics » (ICI).
Les chantiers de l'après-Chido
Aujourd'hui, on voudrait rester au plus près du sol, s'attarder sur l'île en parcourant le journal de voyage à Mayotte de l'urbaniste, consultant et chercheur Sylvain Grisot (2). Un voyage professionnel pour un état des lieux et des actions possibles sur cette île meurtrie : une enquête sur les chantiers de l'après-Chido : « Je ne suis missionné par personne, je viens juste faire le peu que je sais faire : rencontrer, écouter, donner la parole et parfois tisser des liens entre les idées des autres. Avec une question en tête : comment réparer Mayotte ?" (p.6). Sylvain Grisot le dit explicitement : « Les solutions viendront de Mayotte, des femmes et des hommes qui peuplent l’île. C’est mon pari, et c’est pour aider à construire ça que je suis ici ».
Point de vue d'expert, point de vue éminemment humain aussi, qui nomme les personnes et les lieux. Ce petit livre s'engage avec la liste de "ceux et celles qui font la ville" (et les villages). Figurent des noms que nous avions cités en février (ICI) : les signataires d'une tribune publiée par Architecture d’aujourd’hui (ICI). S'interrogeant déjà sur les dispositions prises par l’État français, elle reste éminemment d'actualité, avec le projet de loi en discussion depuis fin avril : « Comme tout un chacun, les habitant·es des bidonvilles sont inscrit·es dans un environnement économique et social qui leur assure une stabilité et des cadres de vie leur permettant d’associer vie familiale, activités économiques domestique (note) s et micro-agriculture (jardin potager et animaux de basse-cour ; un subtil équilibre qui leur permet de tenir un mode de vie qu’ils peuvent tenter d’améliorer de jour en jour. » On est fort loin d'un projet de loi dont l'exposé des motifs donne la priorité au renforcement de "la lutte contre l’immigration irrégulière" et à "l’arsenal juridique permettant de mieux lutter contre l’habitat illégal".

Mayotte - Carte avec noms de lieux (in Sylvain Grisot, Réparer Mayotte)
Caribou Maore (Bienvenue à Mayotte !)
Revenons à notre voyageur qui livre ses expériences avec sensibilité, au fil de son travail. A son arrivée d'abord, tout début février : « Les témoignages des premiers jours après le cyclone parlaient d’un étrange automne, saison inconnue sous les tropiques, avec ces masses végétales brunies par le choc. En moins de 2 mois, le vert a repris le dessus, même si les arbres fauchés par les vents jonchent encore le sol. On retrouve partout des toitures arrachées et des tas de déchets qui s’accumulent. Je retrouve beaucoup de sensations, des lieux, des odeurs aussi. La barge quitte Petite-Terre puis engage sa courbe et Mamoudzou se dévoile au loin. Elle est plus dense et plus vaste que dans mon souvenir, et les bidonvilles de Kawéni remontent toujours plus haut ».
Au cours de six journées, à partir du 9 février 2025 (de "J+57" à "J+62" après Chido), le récit des rencontres, impressions, sensations fait vivre la géographie de l'île, arpentée de villes en villages, dont on découvre leurs noms de lieux (que l'on peut repérer un par un sur une carte (voir ci-dessus) : « Je descends à pied depuis le haut de Passamaïnty (au sud de Mamoudzou, la "capitale" de Mayotte -NDLR) et il fait déjà chaud, très chaud. Le trottoir est alternativement absent ou transformé en parking, ce qui ne m'empêche pas d’aller plus vite que les voitures qui bouchonnent depuis le petit matin. [...] En filant au pas sur la rocade, les collines de Doujani et de M’Tsapéré défilent, hérissées de grandes maisons mahoraises et de bangas, ces cases en tôles qui fleurissent dans les interstices. [...] J’en profite pour faire le tour du Nord et passer par ces villages dont j’avais presque oublié les noms : Combani, Tsingoni, M’Tsangamouji, Acoua, M’Tsangadoua, Mtsamboro, Hamjago, Mtsahara, Handréma, Mtsangaboua, Bandraboua, Dzoumogné, Bouyouni et enfin Longoni ».
Rencontrer, écouter, donner la parole et parfois tisser des liens entre les idées des autres
L'urbaniste, qui a vécu dans l'île il y a dix-huit ans, en y pratiquant les trois premières années de son métier, mène son enquête à sa guise en multipliant les observations et les angles de vue. Cependant, s'il tisse des liens entre les idées des autres, c'est avec son métier, les pratiques d'aménagement et de construction qui lui sont familières. Pourtant, il reconnaît lui-même qu'il n'y a pas que « les dégâts de Chido sur les bâtiments et les infrastructures qu’il faut réparer. Il y a aussi ceux sur les corps, les âmes, la forêt, la faune, les sols, le lagon… Le choc a aussi montré la capacité de la population à se mobiliser et les fragilités des organisations ».
"L'habitabilité de l'île" se fonde ainsi sur un socle anthropologique, qui reste presque un point aveugle tout en étant singulièrement présent, par exemple dans ce que l'enquêteur européen appelle "le foncier" : en réalité, l'occupation des sols, la "propriété" repose à Mayotte sur des pratiques coutumières, « un attachement spécifique au foncier sur l’île, qui rend sans doute le sujet plus sensible qu’ailleurs », avec d'autres valeurs que la « dépendance croissante à la rente foncière, seule vraie richesse économique du territoire » : liens familiaux, appropriation par des usages communs, partage...
« Or le processus qui permet de régulariser une occupation coutumière en propriété légale est grippé », poursuit l'enquêteur qui n'assimile pas bien sûr occupation coutumière et "habitat illégal" visé par la loi de refondation en préparation et par des interventions de destruction des bidonvilles qui l'ont précédée ("l'opération Wahumbushu",...). "Propriété légale" signifie ici celle qui correspond au cadre de l'aménagement et de la construction dans la logique d'un code de l'urbanisme avec l'application de ses règlements, pour assurer une certaine habitabilité impliquant hygiène, sécurité pour prévenir les risques (tempête, cyclone, mais aussi tremblements de terre), desserte (ne serait-ce que la présence d'une fontaine à eau, avec ou sans "tours d'eau"... - voir publications passées et à venir à ce sujet), définition des limites séparatives ...
Considérer l'occupation coutumière comme illégale conduit à un échec certain tout le travail de concertation déjà ardu (par exemple lors de "permanences architecturales") reposant sur l'échange, la confiance et sur le sens des responsabilités, « la capacité de la population à se mobiliser [malgré] les fragilités des organisations ». Certains responsables ont appris à parler entre les langues : « L’élu local est plus qu’un traducteur entre deux langues, c’est un pont entre les deux cultures. Ici plus qu’ailleurs, il faut s’appuyer sur lui pour avancer. Après l’exposé du projet, chacun aborde sa propre situation et commence un travail dans la dentelle qui consiste à négocier l’élargissement d’un cheminement, l’occupation d’une parcelle coutumière pour des logements provisoires, la modification de projets de construction... Il faut connaître la situation réelle de chaque foncier, identifier les bons interlocuteurs et comprendre leurs attachements pour trouver des solutions. C’est un dialogue intense sur des perspectives de bouleversement de la vie des gens, abordé simplement grâce au climat de confiance qui s’est installé ».

Concert organisé sur le parvis de la MJC de Chiconi par la permanence architecturale. Photo Albadawy Mattoir
Chemin faisant, Sylvain Grisot tente de clarifier ce qui pourrait permettre de "réparer Mayotte". Son diagnostic adapte ses clefs de lecture habituelles à un contexte exceptionnel, atypique. Son premier constat concerne les habitants de l'île, qui doivent « vivre l’hypercroissance » non pas économique comme certains la conçoivent encore en métropole, mais démographique avec « le rythme effréné de la croissance de la population de l’île. Elle est passée de 180.000 habitants la dernière fois que j’ai foulé son sol en 2007 à plus de 320 000 aujourd’hui. [...] Difficile d’imaginer depuis l’hexagone ce que représente ce doublement de la population tous les 20 ans ». Ce qu'il implique pour "la vie des gens".
Cette hypercroissance rend encore plus complexes les conditions d'habitabilité : l'élément le plus visible est l'évolution plus ou moins chaotique des bidonvilles, qu'on attribue à « l’immigration clandestine », à ces étrangers venant de l'archipel des Comores à laquelle Mayotte appartient mais avec de meilleures conditions de vie. « Prétendre vouloir résoudre la question des bidonvilles en arrêtant les migrations d’un coup de baguette magique et en rasant les bidonvilles est donc tout simplement absurde ». Même si « le bidonville est le symptôme d’une croissance urbaine trop rapide », dans les bidonvilles « les ménages sans statut légal ni attaches durables avec l’île y sont très largement minoritaires ».
Réparer Mayotte, ce serait pour Sylvain Grisot « sortir des bidonvilles » et « ré-apprendre à construire ». Comme il le mentionne, cela présuppose une attention aux impacts sociaux, à leur dimension humaine. Il appelle de ses vœux « une forme d’urbanisme vivrier (3), par et pour le territoire et ses habitants », sans oublier la profondeur anthropologique, les spécificités de leurs modes d'habiter dont leurs concitoyens français ont sans doute beaucoup à apprendre pour les temps à venir.
A suivre...
Isabelle Favre
NOTES
(1). En droit constitutionnel français, la procédure accélérée permet de diminuer les délais et les étapes nécessaires à l'adoption d'un projet (émanant du gouvernement) ou d'une proposition de loi (émanant d'un parlementaire)
(2). Sylvain Grisot, Réparer Mayotte. Les chantiers de l'après-Chido, dixit.net, Nantes, mars 2025, 48 p., en vente en librairie ou ICI. On peut prendre le temps de visiter le site de dixit.net, par exemple la présentation de ses P'tits papiers ICI... Sylvain Grisot oriente ses activités de conseil, d'enseignement et de recherche vers la "redirection écologique", non pas une transition avec des ajustements de nos modes de vie mais la mise en œuvre de choix décisifs qui impliquent des renoncements individuels et surtout collectifs.
(3) Voir Hugo Martin, "L’École du terrain : transformer les pratiques et le droit pour un urbanisme vivrier", ICI, et Sylvia Frey, architecte, "La résorption de l’habitat insalubre à Mayotte", édité par l’École du terrain, juin 2024, ICI.
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