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Abolir la Russie. Vers la fin de l'Empire ?


Scoop : "la tentative de guerre éclair de l'Occident contre la Russie en 2022 a échoué". C’est ce que titrait voici quelques jours, une agence de presse russe. L’inénarrable Maria Lvova-Belova, quant à elle, implore Sergueï Lavrov de protéger les enfants russes qui sont à l’étranger, martyrisés par des pays qui veulent « abolir la Russie ». Pendant ce temps, la milice Wagner continue d’enrôler de dangereux criminels et en Russie, la répression ne faiblit pas, y compris contre des personnes venues déposer des fleurs au pied de la statue d’une poétesse ukrainienne. Alors, « abolir la Russie », pourquoi pas ? Sans prôner quelque cancel culture que ce soit, reconnaître que l’impérialisme russe, de Pierre le Grand à Poutine en passant par Staline, est toujours venu engendrer une politique de terreur, qui déploie aujourd’hui même son abomination en Ukraine, mais s’est caractérisée, dans le passé stalinien, par la répression systématique des "minorités nationales", en Russie même. Alors, demain ? A l’horizon d’une Russie post-Poutine, faut-il craindre le chaos qui succéderait à l’effondrement de l’Empire, ou au contraire, comme le préconisait Soljenitsyne, espérer une « démocratie des petits espaces » ? La question est en tout cas posée par un "Forum des Peuples libres de Russie", qui envisage dès maintenant l’actuel territoire de la Fédération de Russie démembré en 34 entités libres et indépendantes.


Cet article vous est offert par les humanités, média alter-actif et engageant.

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Regnum, en latin, on voit tout de suite ce que ça veut dire. Dans l’empire de Poutine, c’est le nom d’une agence de presse fédérale, regnum.ru. Jusqu’en octobre dernier, c’était un média à peu près respectable. Mais le 10 octobre dernier, son rédacteur en chef, Vigen Hakobyan, a été contraint de démissionner par les nouveaux propriétaires de l’agence, proches de Poutine et de Gazprom. Vigen Hakobyan refusait de devoir écrire "sous la dictée" pour commenter "l’opération militaire spéciale" en Ukraine. La nouvelle patronne de Regnum, Yulia Krizhanskaya, était auparavant vice-présidente de l'organe exécutif de Russie Unie, le parti de Poutine. Ça limite quand même pas mal le risque d’écart de conduite…

Yulia Krizhanskaya, la patronne du média de propagande Regnum, qui titrait sur l'échec

de la tentative de guerre éclair de l'Occident contre la Russie...


Voici quelques jours, Regnum titrait triomphalement : "D'après le ministère de la Défense, la tentative de guerre éclair de l'Occident contre la Russie en 2022 a échoué." La propagande russe ne manque pas d’humour, si on peut qualifier ça d’humour.

La méthode Coué, fondée sur l’autohypnose, est une autre caractéristique de cette increvable propagande. A propos des mouvements sociaux, notamment en Grande-Bretagne et en France, cette même agence Regnum affirme que « la Russie peut capitaliser sur les manifestations de masse en Europe. (…) De nombreux Européens occidentaux sont manifestement mécontents que les autorités soient prêtes à sacrifier le bien-être social de leurs citoyens pour aider un État étranger, l'Ukraine. Les autorités actuelles sont balayées par des manifestations de rue ou par les urnes ; les nouvelles autorités lèvent les sanctions contre la Russie afin de réduire l’acuité des problèmes économiques. » L’auteur de l’article n’est cependant pas totalement dupe : « rien ne devrait se produire avant l'hiver 2023-2024 » parce que « le niveau d'ébullition dans le chaudron social n'est pas encore suffisant » pour accoucher d’une situation révolutionnaire, et que même les partis a priori amis de la Russie, comme Allianz für Deutschland en Allemagne et le Rassemblement national en France, « font partie du système ». « Seule l'ultra-gauche est en dehors du système, mais elle n'a pas assez de moyens », conclut Regnum. Merci pour cette brillante analyse…


Trafic d’enfants, jusqu'où ?

Maria Lvova-Belova rencontre le ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, le 2 février 2023 à Moscou.


Bon, soyons juste. Depuis le début, les humanités vous mentent. Il n’y a jamais eu de déportations d’enfants ukrainiens en Russie, Poutine n’a jamais signé de décret pour faciliter leur adoption, etc. Tout ça, ce ne sont que des bobards, une fiction inventée par des médias occidentaux forcément mal intentionnés. C’est en substance la réponse de Maria Lvova-Belova aux récentes déclarations du Haut-Commissaire des Nations unies pour les réfugiés, Filippo Grandi : « Nous n'adoptons pas d'enfants, nous ne violons pas la Convention relative aux droits de l'enfant et nous ne proposons pas d'enfants à l'adoption pendant les conflits armés. » Il faut croire que les propres publications, photos et vidéos de Maria Lvova-Belova sur son compte Telegram n’ont jamais existé. En fait, ces enfants sont placés dans des familles d’accueil pour être « protégés et éduqués » (Мы передаем под опеку и попечительство), ce qu’un service en ligne traduit malicieusement par : "Nous les plaçons en garde à vue". Et de toute façon, confie Maria Lvova-Belova à l’agence TASS, ni l'ONU, ni l'UNICEF, ni la Croix-Rouge ne se sont préoccupées du sort de ces enfants.

Pendant ce temps, Lvova-Belova rencontrait hier le ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, afin de poursuivre « le rapatriement des enfants des zones de conflit » (donc, concrètement, continuer les déportations), mais aussi accentuer… la protection des droits des enfants russes à l'étranger. Figurez-vous en effet qu’en Europe, « le nombre d'écoles qui enseignent en russe diminue à la mesure des tentatives d'abolir la Russie ». « Abolir la Russie » ? Au fond, pourquoi pas... On en reparle plus loin.


Jeudi en fin d'après-midi, Dmytro Lubinets, commissaire aux droits humains du Parlement ukrainien, a diffusé sur son compte Telegram une "information" (reprise par l'AFP) faisant état d'un possible trafic pédopornographique d'enfants ukrainiens en Russie, captures d'écran d'une messagerie WhatsApp à l'appui. Il s'agissait heureusement d'un faux, et Dmytro Lubinets a lui-même publié un démenti quelques heures après sa première publication. Cela ne signifie hélas pas que de tels trafics soient impensables. Tant que la Russie n'acceptera pas de faire la lumière sur les 900.000 mineurs ukrainiens présents en Russie (de l'aveu même des autorités russes), dont plus de 16.000 déportés identifiés à ce jour par la plateforme Children of the War, et d'autoriser l'ONU, l'UNICEF et la Croix Rouge internationale à enquêter, tous les soupçons sont permis.


Suite Wagner : de curieux "héros de guerre"


Et puis : incitation de mineurs à la prostitution. C’était l’une des nombreuses charges retenues contre un homme condamné en 1981 à douze ans de prison, devenu aujourd’hui l’un des oligarques les plus en vue de la mafia poutinienne, fondateur de l’Institut Internet Research Agency qui n’est rien d’autre, sous ce nom pompeux, qu’une usine à trolls destinée à propager la propagande du Kremlin, et d’une entreprise spécialisée dans le mercenariat. On parle évidemment d’Evgueni Prigojine, le patron de la milice Wagner.

Illustration : Boris Khmelny / Mediazone


Pas un jour ne se passe désormais sans qu’arrivent de nouvelles révélations sur les combattants de Wagner recrutés dans les prisons russes. L’un d’eux s’appelait Roman Kibirev. Il est mort le 14 janvier dans le Donbass. Un média régional russe, chita.ru, en apprend un peu plus sur le profil de ce "héros de guerre". En 2013, il avait été condamné à 15 ans de détention dans une colonie pénale à régime strict : en Transbaïkalie, dans la région de Borzia, petite ville de 20.000 habitants, à 5.000 kilomètres de Moscou, non loin des frontières avec la Chine et la Mongolie, il était l’un des chefs de gang d’une organisation baptisée "Pivzavodskie" («Пивзаводские»), responsable à elle seule d’une cinquantaine de crimes (vols à main armée et cambriolages, extorsion de fonds, trafic de drogue et d’armes). Les victimes de ses méfaits n’ont pas franchement pleuré à l’annonce de son décès, mais restent quelque peu interloqués qu’il ait pu être libéré de prison six ans avant la fin de sa peine !

Evgueni Prigojine, et un combattant ivoirien, prénommé "Aboya", enrôlé dans les rangs de Wagner,

dans une vidéo diffusée le 1er janvier 2023.


Tout autre profil, mis à jour par la rédaction de France 24. Le 1er janvier dernier, tout sourire, un combattant africain s’affichait aux côtés de Prigojine dans une vidéo diffusée par l’agence officielle RIA Novosti. Quelques jours plus tard, un commentaire sur un réseau social de la société-mère du business de Prigojine, Concord, ajoutait que cet homme, de nationalité ivoirienne, se prénommerait “Aboya”. « Je pense qu'il fera un grand président de la Côte d'Ivoire. Mais il ne le sait pas encore. Je discuterai de ces plans avec lui plus tard », indiquait encore le patron de Wagner. Aboya, si tel est son prénom, est encore réapparu le 14 janvier, cette fois-ci sous les traits d’un personnage de dessin animé - dans un clip de propagande critiquant la présence française en Afrique.

L’enquête de France 24 permet de retracer l’itinéraire d’Aboya. Chauffeur de taxi puis conducteur de bus dans la banlieue d’Abidjan, il se serait exilé en Russie en 2014 ou 2015, en espérant une vie meilleure. Las, en 2017, il se fait arrêter pour trafic de drogue. Il aurait ensuite été détenu dans une colonie pénitentiaire du Service pénitentiaire fédéral russe en Mordovie, une région située à 600 km à l’est de Moscou. C’est là qu’il aurait été recruté par Wagner dans la nuit du 20 au 21 septembre, avec un groupe d’autres détenus, selon l’ONG Gulagu, qui vise à lutter contre la corruption dans le système pénitentiaire russe.


Pour Lukas Aubin, directeur de recherche à l’Iris (Institut de Relations Internationales et Stratégiques) et spécialiste de la géopolitique de la Russie, la vidéo diffusée par Prigojine « constitue avant tout “un symbole” : On montre un soldat ivoirien pour donner la sensation que la Russie dispose d’alliés, notamment en Afrique, et y compris sur le terrain. Cela s’inscrit dans le processus actuel de construction d’alliances entre l’Afrique et la Russie. ». Colin Gérard, chercheur à l’Institut Geode, ajoute que cette vidéo vise également le président ivoirien Alassane Ouattara, qui s’est posé en adversaire déclaré du groupe paramilitaire : « Depuis son arrivée au Mali, le groupe Wagner présente la Côte d’Ivoire et le président Ouattara comme l’une de leurs prochaines cibles. On peut donc analyser la vidéo comme un moyen de mettre la pression sur les autorités ivoiriennes en leur montrant qu’ils ont des Ivoiriens dans leurs rangs. C’est aussi dans ce sens qu’on peut comprendre le commentaire de Prigojine selon lequel ce mercenaire fera "un très grand président". »


Contre Alexeï Navalny, un acharnement sans fin

Exposée devant l’ambassade russe à Berlin, la réplique de la cellule d’Alexeï Navalny, ennemi numéro 1 du Kremlin,

est ouverte aux passants jusqu’au 23 février.


Lui n’a pas du tout l’intention d’aller combattre en Ukraine. Et de toute façon, il n’aura droit à aucune grâce présidentielle, tout au contraire. Alexeï Navalny a déclaré mercredi, via un compte Twitter animé par ses soutiens, avoir été transféré vers une unité d'isolement carcéral aux conditions de détention plus difficiles que son régime actuel, sans droit de visite : « Aucune visite n'est autorisée ici. Cela signifie plus d'un an sans visite. Même les fous et les tueurs en série purgeant des peines de prison à vie ont le droit de recevoir des visites, mais pas moi. »

L'avocat de Navalny, Vadim Kobzev, alerte sur l'aggravation de l'état de santé de son client. Navalny présente des contre-indications à l'utilisation d'antibiotiques, explique Kobzev. Néanmoins, le pénitencier l'a délibérément exposé à un codétenu infecté, puis l'a traité avec d'"énormes doses" d'antibiotiques. Navalny souffre désormais de douleurs abdominales sévères et a perdu sept kilos. « Ces actions », ajoute Vadim Kobzev, « ne peuvent être comprises que comme une stratégie manifeste visant à détruire la santé de Navalny par tous les moyens disponibles. »

C’est le moment que choisit Ivan Luzin (photo ci-contre), ancien membre de l'équipe d'Alexeï Navalny à Kaliningrad, pour revenir en Russie. Fin mars dernier, craignant des persécutions liées à ses activités politiques, il avait prudemment choisi de mettre sa famille à l’abri en Pologne. Il faut dire que dès le début de l’agression russe en Ukraine, il avait été arrêté alors qu’il voulait rejoindre une manifestation locale contre la guerre. Il avait passé 25 jours en prison. Il est probable qu’il y retourne sous peu, mais le 29 janvier, il a malgré tout décidé de faire son come-back, afin de mener une campagne anti-guerre, "Assez ! On a fini de se battre !", pour laquelle il prévoit de recueillir les signatures des citoyens russes sur une lettre type adressée à Vladimir Poutine, demandant le retrait des troupes russes d'Ukraine.

Le risque d’arrestation ? « Je me calme en pensant qu'il n'est pas dans l'intérêt des forces de l'ordre de venir me chercher parce que cela attirera l'attention et l'intérêt sur mon appel », dit-il à la rédaction de Mediazone. C’est sans doute un peu naïf : malgré la médiatisation des arrestations de personnalités de l'opposition comme Ilia Iachine et Alexeï Gorinov, le Kremlin n’a pas hésité à les faire condamner à de lourdes peines de prison (respectivement huit ans et demi et sept ans). D’autre part, une précédente pétition, "Non à la guerre !", lancée fin février par Lev Ponomarev -cofondateur de l’ONG Memorial, aujourd’hui réfugié en France- a recueilli plus d’un million de signatures en Russie sans ébranler d’un iota la détermination belliqueuse de Poutine. Mais, conscient des risques encourus, Ivan Luzin veut contribuer, autant qu’il peut, à un mouvement d’opinion qui n’est pas dupe des mensonges de Poutine. C’est pour le moins courageux, alors que des personnes ont encore été arrêtées fin janvier à Moscou, pour être simplement venues déposer des fleurs au pied de la statue de la poétesse ukrainienne Lessia Ukrainka (voir ICI et photo en tête d’article), au lendemain du massacre de Dnipro (46 morts et 80 blessés, le 14 janvier, après qu’un missile russe ait détruit un immeuble d’habitation).

Lessia Ukrainka (1871-1913), grande voix de la poésie ukrainienne


Née en 1871 et morte en 1913, Lessia Ukrainka (en ukrainien, Леся Українка, et de son vrai nom Laryssa Petrivna Kossatch-Kvitka, Лариса Петрівна Косач-Квітка), est l’une des voix majeures de la poésie ukrainienne. A partir de la fin des années 1880, elle a en outre commencé à enregistrer non seulement les textes, mais aussi les mélodies de chansons populaires ukrainiennes. Elle a rassemblé le folklore des régions de Poltava et de Volyn’, fait des enregistrements sur le phonographe des doumas de kobzar et des chansons populaires ukrainiennes. A son époque, déjà, elle fut en butte aux persécutions russes. Son premier recueil de poèmes, Sur les ailes des chants, paru à Lviv en 1893, fut censuré, et elle se trouva dès lors sous surveillance policière, avant d’être arrêtée avec sa sœur, Olha, en 1907. En 1895, à l’occasion d’une visite en France de la famille impériale russe, elle écrivit un texte en français, Lettre d’une prisonnière russe. Près de 130 ans plus tard, il n’est plus question de famille impériale mais de mafia poutinienne, et le texte de Lessia Ukrainka n’a rien perdu de son acuité :


« Savez-vous, grands confrères, qu’est-ce que la misère ? La misère d’un pays que vous nommez si grand ? C’est votre mot favori, ce pauvre mot «de grandeur», le goût de grandiose est inné aux Français. Oui, la Russie est grande, un Russe peut être exilé même aux confins du monde sans être expatrié. Oui, la Russie est grande, la famine, l’ignorance, le vol, l’hypocrisie, la tyrannie sans bornes, et toutes ces grandes misères énormes, grandioses, colossales. Nos rois ont dépassé les rois égyptiens dans le goût du massif, leurs pyramides sont hautes et bien solides, votre Bastille n’était rien auprès d’elles ! Venez donc, grands poètes, grands artistes, contempler la grandeur de nos fortes Bastilles, descendez des estrades, ôter vos cothurnes et venez explorer notre belle prison. N’ayez pas peur, confrères, la prison des poètes qui aiment la liberté, la patrie et le peuple n’est pas si étroite comme les autres cachots, elle est vaste et célèbre son nom est la Russie ! »

(texte complet ci-dessous en PDF)

LESSIA OUKRAINSKA_La voix d'une prisonnière
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Qu’elle ait été hier tsariste puis stalinienne, et aujourd’hui poutinienne, la "grande Russie" n’a cessé de bafouer la culture et identité ukrainiennes. Hors Ukraine, qui connait un compositeur majeur comme Mykola Leontovych, abattu dans son sommeil par la police secrète soviétique en janvier 1921 ? En juillet dernier, nous avions raconté son histoire, ainsi que celles d’autres musiciens, effacés (voire liquidés) par le soft power russe (lire ICI).

Une photo du camp de Perm-36, où a été interné le philologue Vassyl Ovsienko. Cette photo a été prise secrètement par Ivan Kovalev

en 1977 lorsqu'il est venu rendre visite à son père, Sergei Kovalev, un scientifique et militant des droits de l'homme qui a été condamné

à sept ans de prison et trois ans d'exil pour agitation anti-soviétique : "J'ai laissé mon escorte marcher devant, j'ai toussé (pour étouffer le clic de l'obturateur de la photo) et j'ai fait une pause", se souvient-il.


Meduza a récemment relaté l’histoire du philologue Vassyl Ovsienko, aujourd’hui âgé de 73 ans, qui a passé plus de treize ans dans les geôles soviétiques, dont sept années dans un camp pour "dangereux récidivistes" dans la région de Perm, dans l’Oural. Le « crime » principal de Vassyl Ovsienko : s’être intéressé à la langue ukrainienne.

Né en 1949 dans une famille de modestes paysans, dans un village de la région de Jytomyr, à l’ouest de Kyiv, il a commencé très tôt à s’intéresser à la littérature, écrivant et publiant des poèmes dans un journal local. Il découvre alors l’existence des shestidesyatniki ukrainiens, ou "Sixtiers" - des membres de l'intelligentsia qui ont pris position pour défendre la langue et la culture de l'Ukraine, ainsi que la liberté de création, à partir de la fin des années 1950, par le biais d’articles, de réunions littéraires et d’éditions clandestines -. Alors qu’il venait de commencer ses études de philologie à l'université de Kyiv, Vasyl Ovsienko s’intéresse notamment au journal dactylographié du poète et journaliste dissident Vassyl Symonenko, mort à 28 ans après avoir été passé à tabac par une milice locale à la gare de Smila, au centre de l’Ukraine.


La plupart des dirigeants du mouvement dissident ukrainien furent arrêtés par les autorités soviétiques en 1972. Parti enseigner la langue et la littérature ukrainiennes dans le village de Tashan, dans la région de Kyiv, Vassyl Ovsienko fut pour sa part arrêté le 5 mars 1973, jour du vingtième anniversaire de la mort de Staline. D’abord incarcéré dans un camp politique de Mordovie parmi les "criminels d'État particulièrement dangereux", il en fut libéré au bout d’un an… avant d’être à nouveau arrêté peu après, en compagnie de deux militants des droits de l’homme. Avant même d’avoir fini de purger sa peine, il fut à nouveau accusé de diffuser de la propagande antisoviétique, et condamné à dix ans de camp de haute sécurité à Koutshino, à une centaine de kilomètres au nord de Perm. Un millier de prisonniers sont passés par-là, la plupart étaient ukrainiens. Vassyl Ovsienko a été libéré en 1988, mais beaucoup y sont morts. Un musée-mémorial y a été ouvert en 1995. Sept ans plus tard, en 2012, lors de la dernière année de son second mandat présidentiel, Vladimir Poutine en a fait limoger le directeur. Et l’ONG Perm-36, qui faisait vivre son histoire, a été dissoute en 2016, après avoir été classée "agent de l’étranger".

De Staline à Poutine


On dira que c’est du passé, que l’histoire de Vassyl Ovsienko est liée à celle du stalinisme et des répressions soviétiques. Mais de fait, avec Vladimir Poutine, ex-petit officier du KGB devenu maître du Kremlin à la faveur de coups tordus et d’alliances mafieuses, cette même histoire continue. Qu’une statue de Staline ait été érigée le 1er février dernier à Volograd (ex-Stalingrad), à la veille du 80ème anniversaire de la bataille de Stalingrad, ne doit pas surprendre.

« Poutine surfe sur la nostalgie de l'URSS. La Russie est malade du refus poutinien de regarder son passé en face », disait déjà en mars 2017, dans un entretien au Figaro, le philosophe et essayiste Michel Eltchaninoff, rédacteur en chef du mensuel Philosophie magazine et auteur de Dans la tête de Vladimir Poutine (Actes Sud, 2015) : « Poutine est un enfant du soviétisme, né après juste la guerre à Leningrad, formé au KGB. Il ne croit pas au communisme en tant qu'idéal social, ma is est très fidèle aux valeurs soviétiques, et notamment au patriotisme. Poutine n'est pas du tout un admirateur de Lénine. En janvier 2016, il l'a critiqué publiquement, en affirmant que ce dernier avait déposé «une bombe nucléaire sous les fondements de l'URSS». (…) Poutine s'est ensuite expliqué: «Je fais référence à une discussion qui a eu lieu entre Staline et Lénine en 1922, au moment de la création de l'Union soviétique». Antinationaliste, Lénine voulait alors une union des Républiques socialistes, où chaque pays pouvait adhérer librement et partir s'il le désire. Staline lui, voulait faire rentrer toutes les républiques dans la fédération de Russie, pour qu'elles ne puissent plus en sortir. (…) Aujourd'hui, Poutine prend le parti de Staline contre Lénine, en regrettant finalement que le démantèlement de l'URSS ait été rendu possible par cette disposition. (…) Pour le poutinisme, en effet, Staline est la conjonction parfaite des deux mémoires, soviétique et pré-soviétique, autour de l'idée d'empire. Ce néo-stalinisme culturel est le fruit du choix poutinien d'enterrer l'examen de conscience du siècle soviétique. »


Vers l’abolition de la Russie


Innombrables crimes de guerre recensés en Ukraine depuis le début de ce que le Kremlin continue d’appeler une "opération militaire spéciale", répression systématique de toute forme d’opposition au sein même de la Russie : cette dérive meurtrière et totalitaire s’accompagne de surcroît de discours qui frôlent la démence pure et simple, et d’une haine viscérale d’un "Occident collectif" qui aurait globalement sombré dans la "sodomie" : la Russie de Poutine s’érigeant, avec la bénédiction de l’Église orthodoxe, en ultime rempart civilisationnel des "valeurs traditionnelles".


Alors, oui, il faut abolir la Russie. Cette Russie-là, mais peut-être davantage. Il ne s’agit pas ici d’en appeler aux fourches caudines d’une cancel culture (épouvantail que la propagande russe brandit à foison) : Dostoïevski, Tolstoï, Marina Tsvetaeva, Prokofiev, Stravinski, Eisenstein, Dziga Vertov et tant d’autres resteront qui ils sont (à la condition, toutefois, que l’histoire contemporaine réhabilite certains de leurs homologues ukrainiens, trop injustement effacés). Et la Russie, ce n’est pas seulement Poutine et sa clique, mais aussi de nombreux intellectuels, artistes, militants des droits de l’homme, et parfois simples citoyens, aujourd’hui exilés pour beaucoup. Soit.


Le régime de Poutine est une abomination, et le meilleur moyen de s’en défaire est sans doute de contribuer à sa défaite militaire en Ukraine. Cela ne suffira pas à éradiquer un système profondément ancré dans toutes les structures de la société russe. C’est l’esprit même de ce système qu’il faut abolir : la persistance mentale d’une "grandeur" hors de proportion, et d’un impérialisme totalitaire qui, de Pierre le Grand à Poutine en passant par Staline et quelques autres, a gardé dans ses gènes une bonne dose de féodalisme.


Sur le terrain militaire, sans doute faut-il confier à l’Ukraine les armes dont elle a besoin pour mettre fin à l’agression russe. Mais il faut aussi "armer" les oppositions russes (au premier rang desquels ONG et médias indépendants) pour vaincre, en Russie même, le rouleau compresseur de la propagande et du lavage de cerveaux. L’activité de ces ONG et médias indépendants a été entravée puis censurée au motif qu’ils étaient des "agents de l’étranger". Mais qu’a fait "l’Occident collectif" (pour reprendre une terminologie chère au Kremlin) pour réellement soutenir, au-delà du symbole, ces vecteurs de démocratie ? Et face aux "usines à trolls" du sieur Prigojine, ce même "Occident collectif" n’a-t-il pas été quelque peu naïf dans la lutte contre une désinformation qui a d’ores et déjà produit maint ravage ?

Carte caricature montrant la situation politique en Europe en 1877 (l'empire russe identifié à une pieuvre étend ses tentacules

sur l'Europe et le Moyen-Orient). Source : Wikimedia.


Le despotisme, raison d’être de l’impérialisme, et vice-versa


« En parlant de la Russie on croit toujours parler d’une puissance comme une autre ; mais ce n’est pas du tout cela. La Russie est un monde obéissant à une volonté, au caprice, à la fantaisie d’un seul homme, qu’il s’appelle Pierre ou Jean, n’importe, c’est toujours une incarnation de l’arbitraire. La Russie est un pays qui contrairement à toutes les lois des sociétés humaines n’avance que vers son propre asservissement et celui des peuples qui l’avoisinent. C’est donc autant dans son propre intérêt que dans celui des autres nations qu’il serait utile de lui faire prendre une voie nouvelle. », écrivait déjà en 1854, deux avant sa mort, le philosophe occidentaliste Piotr Iakovlevitch Tchaadaïev, honni par le tsar autocrate Nicolas Ier.


« L’impérialisme russe a ceci de particulier qu’il détermine l’organisation politique de la Russie. En effet, le despotisme russe a pour justification l’existence, le maintien et l’extension de l’empire », écrit l’historienne Françoise Thom dans un remarquable essai récemment publié par Desk Russie. Sous Staline, cette logique impériale est venue étayer la politique de terreur : « La centralisation de l’État devient le prétexte de la purge et de la répression. Les victimes des grands procès staliniens ont systématiquement été accusées d’avoir voulu démembrer l’URSS au profit des pays capitalistes. Et ce n’est pas pour rien que des années plus tard les idéologues poutiniens présentent la « verticale du pouvoir » comme un dispositif d’« agrafes » faisant tenir ensemble le corps bigarré de l’État russe. Il était donc inévitable que la dérive autoritaire du pouvoir, amorcée sous Boris Eltsine, accélérée sous Vladimir Poutine, allait déboucher sur une volonté de conquête de plus en plus affichée. Le despotisme russe est indissociable de l’expansionnisme. Les Russes tolèrent d’être asservis à condition de pouvoir asservir les autres. »

« Si nous voulons une paix durable en Europe, poursuit Françoise Thom, nous devons aider la Russie à se débarrasser de cette matrice autocratique qui fait son malheur et celui de ses voisins. Une victoire de l’Ukraine offrira une occasion unique d’y parvenir, à condition que nous ne nous laissions pas tétaniser par la crainte du chaos, au point d’accepter qu’un nouvel « homme fort », « réformateur » comme il se doit, remplace Vladimir Poutine au Kremlin et proclame une dépoutinisation de surface qui ne touchera pas au noyau du régime. »


« Abolir la Russie » , c’est prendre conscience que la "Russie éternelle" jadis évoquée par le général de Gaulle n’est peut-être pas si éternelle que cela. En sous-texte de la volonté exprimée par Emmanuel Macron de « ne pas humilier Poutine » (maintes fois réaffirmée dans le vœu de continuer à « parler à la Russie »), sans doute y a-t-il la crainte d’un chaos qui pourrait suivre la décomposition du régime actuel. Cette peur du chaos n’est pas nouvelle. « Il y a un risque de désordre dans l’empire soviétique. Ce désordre n’est probablement pas préférable, pour nous, à l’ordre qui y régnait jusqu’ici », déclarait déjà en juillet 1989 François Mitterrand lors d’un conseil des ministres. Et le 30 octobre 1991, rappelle Françoise Thom, Mitterrand déclarait à Gorbatchev : « La dislocation de l’URSS serait une catastrophe historique contraire à l’intérêt de la France ». Les atermoiements américains face à la déclaration d’indépendance de la Lituanie furent du même tonneau. « C’est l’Occident qui est responsable de ce que la Russie est devenue une menace pour le monde civilisé », estime aujourd’hui Akhmed Zakaev, chef du gouvernement tchétchène en exil : « le problème n’est pas Poutine: c’est le système du chauvinisme grand-russe qui est au pouvoir en Russie… (…) Si la Russie s’effondre il ne se passera rien. Mais tant que subsiste l’empire russe, personne ne sera à l’abri de la menace de la Russie ». Face à la survivance impériale dans la Russie de Poutine, sous vernis de "néo-eurasisme", redonner alors vigueur à une « démocratie des petits espaces » autrefois préconisée par Alexandre Soljenitsyne ?


Un "Forum des peuples libres de Russie"


Le 31 janvier dernier, quelques jours avant le sommet entre l'Union européenne et l'Ukraine qui s’est tenu à Kyiv, un événement totalement inaperçu a été organisé au Parlement européen à Bruxelles. Certes, le Parlement européen n’en était pas lui-même à l’initiative, qui émanait du Groupe des Conservateurs et Réformistes européens (lequel réunit 64 élus de partis de droite et la droite nationaliste : la composante la plus importante du groupe vient du parti polonais Droit et Justice, sa présidence était assurée jusqu’en octobre dernier par l’Italien Raffaele Fitto, nommé depuis ministre pour les Affaires européennes au sein du gouvernement de Giorgia Meloni). L’intitulé avait de quoi susciter une poussée d’urticaire au Kremlin : "La Russie impériale : conquête, colonisation et génocide. Perspectives de dé-impérialisation et de décolonisation". Il s’agissait en fait du cinquième "Forum des peuples libres de Russie", qui se donne pour objectif d’envisager "le changement de la structure administrative et territoriale de la Russie post-Poutine".

La Russie du futur selon le Forum des Peuples libres de Russie : une constellation de 34 entités indépendantes.


Le Forum des Peuples libres de Russie (à ne pas confondre avec le Free Russia Forum créé en mars 2016 par Garry Kasparov et Ivan Tyutrin, ancien directeur exécutif du mouvement démocratique russe Solidarnost) a tenu ses premières réunions en mai 2022 à Varsovie, puis à Prague en juillet 2022. Il préconise une "Communauté des États de la Russie libre" composée de 34 entités (carte ci-dessus), et vise « une transformation radicale du pays, d’un État autoritaire à une union volontaire d’États libres, indépendants et démocratiques capables d’assurer un niveau de vie décent à leurs citoyens[…], la décolonisation, la dé-impérialisation ou la dépoutinisation de la Russie, ainsi que sa démilitarisation et l’abandon des armes nucléaires ».


Les participants à ce Forum des Peuples libres de Moscou (parmi lesquels l’ancien député russe et militant de l’opposition Ilia Ponomarev, aujourd’hui exilé en Ukraine, et Akhmed Zakayev, l'ancien ministre tchétchène de la culture, lui aussi en exil depuis la deuxième guerre de Tchétchénie) ne sont pas forcément tous "recommandables", et eux-mêmes le reconnaissent volontiers : leur positions et velléités d’indépendance ne sont pas majoritaires dans les territoires qu’ils disent représenter. De plus, ajoutent-ils, ces territoires sont grandement dépourvus des élites locales qui seraient amenées à prendre la relève de Moscou. Il n’en reste pas moins qu’un possible démembrement de l’actuelle Fédération de Russie, en cas de défaite militaire et politique de Poutine, n’est certainement pas à exclure. Si l’Ukraine est aujourd’hui soumise à une volonté de "russification", les discriminations, persécutions, déportations de masse ont prioritairement touché les "minorités nationales" au sein de l’ex-Union soviétique. Et certaines de ces régions, parmi les plus pauvres de Russie, ont fourni le gros des troupes envoyées en Ukraine par Poutine. Au Daghestan et en Bouriatie, des manifestations ont eu lieu. « Le Kremlin sape sa propre légitimité auprès de populations qui estiment être traitées injustement », disait en septembre dernier, dans un article de France 24, Stephen Hall, spécialiste de la Russie à l'université britannique de Bath. Ainsi, au Daghestan, ajoutait-il, « il y a une trentaine de minorités ethniques différentes qui ne s'entendent sur presque rien, mais se sont trouvé là un ennemi commun contre qui protester. »


Personne ne peut prédire quel sera le niveau de déflagration lorsque sautera le couvercle de la marmite répressive du Kremlin. Mais l’empire russe, que Poutine voulait reconstituer à marche forcée, pourrait bien, au contraire, se décomposer et se fragmenter en de nouveaux États indépendants. Certes, on n’en est pas encore là, mais plutôt que de considérer cette hypothèse comme menace et chaos à venir, et de légitimer ainsi la persistance d’une logique impériale en Russie, peut-être faut-il commencer à en mesurer les enjeux et, de toute façon, envisager les divers scénarios d’une Russie post-poutinienne.


Jean-Marc Adolphe


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Photographie en tête d’article : Le 20 janvier dernier à Moscou, pendant plus d'une demi-heure, Ekaterina Varenik, 26 ans, s'est tenue avec une pancarte devant la statue de la poétesse ukrainienne Lesya Ukrainka, au pied de laquelle des gens sont venus déposer des fleurs au lendemain du massacre de Dnipro . Ekaterina Varenik a ensuite été arrêtée par la police moscovite. Photo Nanna Heitmann pour le New York Times.


Née en 1994 en Allemagne, Nanna Heitmann est actuellement basée à Moscou. Photographe documentaire associée à l’agence Magnum, ses photographies ont été publiées par National Geographic, TIME Magazine, M Le Magazine du Monde, entre autres, et elle travaille sur des missions pour des médias tels que le New York Times et le New Yorker. Outre ses reportages sur l'actualité, notamment en Russie, son travail s'intéresse souvent à la façon dont les gens réagissent et interagissent avec leur environnement. Elle a réalisé des reportages sur les tourbières du bassin du Congo (ICI), sur les effets du changement climatique et les incendies de forêt catastrophiques en Sibérie (ICI), mais aussi la vie des personnes le long de la rivière Yenisei, toujours en Sibérie (voir ICI). Son travail a déjà été récompensé à de nombreuses reprises : World Press Photo Award, Olivier Rebbot Award et Leica Oscar Barnack Newcomer Award. Le 27 janvier, elle a reçu, conjointement à Adrienne Surprenant, le Prix Françoise Demulder pour les femmes photojournalistes, décerné par le ministère français de la Culture en partenariat avec le festival Visa pour l’image (Lire ICI).

Son site internet : https://nannaheitmann.com


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Sur Lesia Ukrainka : "Lesia Ukrainka: Fin-de-siècle Ukrainian Feminism (10 Things Everyone Should Know About Ukraine)”, vidéo de l’Institut ukrainien de Londres (7’43, 19 décembre 2020)



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