La veine politique du cante flamenco
- Nicolas Villodre
- il y a 1 jour
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 6 heures

Fernanda et Bernarda de Utrera, deux des plus grandes voix du cante flamenco.
Dans Le Cante flamenco, une histoire populaire de l’Andalousie, Claude Worms explore les racines sociales, politiques et historiques du chant andalou, loin des clichés d’un art purement sentimental. À travers 251 letras traduites, des centaines d’enregistrements et une approche inspirée par l’histoire populaire, l’auteur redonne au cante sa force contestataire, ancrée dans les combats du peuple andalou, gitans et ouvriers confondus.
Dans la littérature plus ou moins savante sur le flamenco disponible en français, c’est un ouvrage qui devrait faire date. Les Presses universitaires de Limoges viennent de publier le livre Le Cante flamenco, une histoire populaire de l’Andalousie signé du musicologue, guitariste et historien de formation Claude Worms avec, pour la traduction en français des paroles ou letras des chants en castillan, la collaboration de l’hispaniste Maguy Naïmi. L’auteur part de l’idée que le flamenco n’est pas « une simple expression de la douleur amoureuse » mais « la voix d’un peuple en lutte ».
Le corpus est double et même triple, constitué d’extraits de 251 chants flamencos transcrits en espagnol et en français mais aussi de liens des plus précieux avec plus de 250 enregistrements mp3 qui permettent d’en apprécier la musicalité, la rythmique propre de chaque palo et les qualités vocales des interprètes. L’étude est la synthèse d’une série de sept articles publiés par Claude Worms entre 2021 et 2022, faisant suite à son précédent opus publié par Pulim, Une introduction musicale au flamenco.
Pour expliquer le titre de cette nouvelle étude, l’auteur se réfère à Une histoire populaire des États-Unis, de 1492 à nos jours (2002) d’Howard Zinn et au livre Les Luttes et les rêves, une histoire populaire de la France de 1685 à nos jours (2016) de Michelle Zancarini-Fournel. Vinciane Trancart, dans sa préface, résume le contenu du livre et définit la notion d’histoire populaire du cante comme « un éclairage sur la vie des ouvriers et des ouvrières, des travailleurs (souvent journaliers) d’hier et d’aujourd’hui, et sur tout ce qui peut ou a pu constituer leur quotidien, au jour le jour, à la ville ou dans les campagnes, dans les mines ou dans les champs ».
L’histoire du cante débute avec le XIXe siècle et l’invasion d’une partie de l’Espagne par l’armée napoléonienne. L’Andalousie est libérée par la flotte anglaise, quelques régiments espagnols et des guérilleros issus du petit peuple de Cadix. Les textes écrits pendant ces événements, des cantiñas et des alegrías, rendent hommage aux héroïnes de la résistance, la plus fameuse de ces Gaditanes étant la Piconera. Worms se réfère à l’anthologie du chant flamenco de José Luis Ortiz Nuevo (1) et cite des mirabrás et des siguiriyas comme celle du cantaor Perico Frascola faisant allusion à l’actualité politique – à la lutte contre les Français et à la constitution de 1812, surnommée la Pepa. Parmi les sujets traités, figurent les figures emblématiques que furent les bandits d’honneur et des contrebandiers comme José María Hinojosa Cobacho.
Avec les années 1830 arrivent « la gestation, le développement et la codification du répertoire du cante ». Le flamenco naissant, comme la corrida moderne, est d’abord promu par l’aristocratie. Ce n’est qu’au mitan de l’avant-dernier siècle que « les danses et les airs "nationaux", puis "andalous" et, enfin "gitanos" ou "flamencos" ont droit de cité sur les scènes théâtrales ». Les gitans succèdent aux payos grimés qui jouaient leur rôle à la manière des artistes blancs déguisés en black face dans les shows de Broadway ou dans un film comme The Jazz Singer (1927). Ainsi, en 1865, Juan Fernández, fils de Curro Dulce et Joaquín Loreto « La Cherna » peuvent se produire au Teatro principal de Jerez. Ce sera de courte durée : après l’échec de la Première République (1873-74), ces hôtes redeviennent indésirables au théâtre.
Dès lors, les cantaores, tocaores et bailaores trouvent à s’exprimer, en dehors du cercle familial, dans les cafés cantantes – cafés-chantants, cafés-concerts ou caf’conc’, cafés-théâtres, cabarets, estaminets. Le plus célèbre d’entre eux étant celui de Séville créé en 1885 par le chanteur Silverio Falconetti. Worms observe en passant que, les artistes partageant avec le public une condition sociale commune, « leurs letras dressaient le constat réaliste de la vie quotidienne, sur fond de misère », qui touchait paysans, mineurs, dockers et ouvriers. Les coplas (2) évoquaient non la division en quatre classes sociales suivant la définition de Max Weber mais la minorité de « los que tienen » et de « los que no tienen » – de ceux qui ont les moyens et de ceux qui n’en ont pas.
Claude Worms estime que les théories essentialistes sur le fatalisme et la soumission, qui seraient inhérentes à « l’âme andalouse » sont des avatars de la vision romantique de l’Andalousie dont on trouve trace dans les journaux de voyage français et anglais qui « mobilisent systématiquement les références à l’Espagne musulmane, voire au stoïcisme du cordouan Sénèque » ! Il se méfie aussi des « grilles d’interprétation postulant a priori la soumission au sino (le destin) ». Néanmoins, parmi les thèmes traités, certains traduisent l’indigence, la misère, sinon la poisse. Il y est question de mendicité, de vol, de prostitution, de mauvaise réputation, d’abandon d’enfants, de faim, de mort. Et, également, d’émigration, de solidarité.

La Niña de los Peines, avec Tomás Pavón (à gauche de l’image) et Pepe Pinto (à droite).
Un chapitre est consacré aux mines du sud de l’Espagne et, par voie de conséquence, aux chants décrivant le travail dans les zones minières. Un autre détaille les faits historiques de la Deuxième République et de la Guerre civile. Pour ce qui est de l’engagement des artistes, selon Montse Madridejos : « la grande majorité des cantaores, bailaores et guitaristes s’adapta aux courants politiques dominants, à chaque période. Dans certains cas, l’attitude adoptée était motivée par des considérations de type idéologique, dans d’autres par un simple opportunisme politique, voire par un pur instinct de survie » (3). Worms rappelle la création en 1931, par le cantaor José Cepero et le guitariste Luis Maravilla, d’un Syndicat des artistes flamencos affilié à l’UGT. Parmi les artistes proches des Républicains figurent La Levantina, Niña de Linares, Rita la Cantaora, Pastora Pavón "Niña de los Peines" , Angelillo, Guerrita, Juan Baños Sánchez « el gran Fanegas », Cojo de Málaga, El Carbonerillo, Manuel Àvila, Niño de la Huerta, Manuel Vallejo, Niño del Museo, Tomás de Antequera, Niño de Almería, Antonio Mairena, Chato de las Ventas, Corruco de Algeciras, Chaconcito, Juan Varea, Canalejas de Puerto Real, Manolo de Huelva, Esteban de Sanlúcar.
Les chants « engagés » furent déclinés en divers palos alors en vogue tels que les fandangos, les colombianas et les milóngas. Ils furent diffusés par le disque, par des spectacles d’ópera flamenca, par la radio et le cinéma – Luis Buñuel, alors adhérent du PCE, signa Las Hurdes, tierra sin pan (1933) et contribua au long métrage La Hija de Juan Simón (1935) interprété notamment par Angelillo et Carmen Amaya. Claude Worms cite un article assez gratiné du quotidien catholique El Ideal favorable à Franco dès la prise de Grenade par les nationalistes en juillet 1936 ainsi que le guide de la parfaite épouse publié en 1940 par Medina, la revue de la Sección feminina. Parmi les vingt principes auxquels une femme doit de se soumettre, notons celui de préparer un délicieux repas à son époux pour son retour de labeur, de l’aider à se déchausser, de parler à voix basse, de se charger du feu de cheminée les jours d’hiver, de le saluer en souriant et en lui montrant le désir de le satisfaire, de l’écouter et le laisser parler en premier, de ne se plaindre ni de ses retards ni de ses dîners hors du foyer, de nettoyer la maison dans l’après-midi, de lui laisser la salle de bain en priorité, de le laisser dormir s’il en a envie au lieu de le stimuler, de pousser un petit gémissement exprimant le plaisir au moment crucial.

Le massacre de la route Málaga-Almería, également connu sous le nom de Desbandá, est une attaque perpétrée contre des personnes
fuyant à pied Málaga après la prise de la ville, majoritairement républicaine, par les armées nationalistes et fascistes le 8 février 1937, pendant la guerre civile espagnole. On estime que 5.000 à 15.000 civils qui tentaient d'évacuer la ville assiégée par la route côtière N-340 reliant Málaga à Almería ont été victimes de bombardements aériens et maritimes, faisant entre 3.000 et 5.000 morts.
Après la Guerre civile et la répression, après l’abandon par le PCE de la lutte armée sur ordre de Staline, après les années cinquante et jusqu’à la mort de Franco en 1976, il est question de l’exil, non pour motifs politiques mais pour raisons économiques. Le sujet illustré par les lyrics du magnifique pasodoble flamenco de Juanito Valderrama sur la musique de Niño Ricardo, El Emigrante (1950) : « Lorsque j’ai quitté ma terre, je me suis retourné en larmes, parce que tout ce que j’aimais le plus, je le laissais derrière moi. »
La sixième partie du livre, consacrée à la mémoire gitane, rappelle le premier texte mentionnant la présence de gitans en Espagne, un sauf-conduit accordé en 1425 par Alphonse V d’Aragon à Don Johan de Egipte Menor. Pas moins de 250 lois et règlements contraignent ou répriment les nomades, soupçonnés de sorcellerie, de cannibalisme, de rapt d’enfants, d’hérésie trois siècles durant, de 1493 à 1783. Les villes où les gitans sont autorisés à s’établir sous Philippe IV sont : Cordoue, Jaén, Úbeda, Antequera, Ronda et Álcala la Real. En 1619, Philippe III considérait que les gitans « ne sont pas une nation, mais un groupe de gens vicieux sortis de la lie de la société espagnole ». On pouvait les confondre avec les morisques errants, les prisonniers évadés, les contrebandiers et les brigands. D’où une migration gitane contrainte ou forcée vers les colonies d’Amérique manquant de bras.
Sont à la fin de l’ouvrage mis en lumière des chanteurs, des groupes et des textes contemporains, adeptes de fusion, que ce soit entre flamenco et « great black music » (pour ne pas dire jazz) n’hésitant pas, le cas échéant, à raviver des genres musicaux comme la zarzuela, la tonadilla ou le rock : Kiko Veneno, Pata negra, Diego Carrasco, Martires del Compás, Estopa, Ojos de brujo, Chambao, Rocío Márquez, Rosalía, Mujer Klórica, FLO6x8. Façon de montrer que la sève rebelle du cante flamenco, art séculaire, reste encore bien vivace en ce début de 21ème siècle.
Nicolas Villodre
Claude Worms, Le Cante flamenco, une histoire populaire de l’Andalousie, Presses universitaires de Limoges, 200 pages, 20 € (ICI).
NOTES
(1) José Luis Ortiz Nuevo, Pensamiento politico en el cante flamenco (antología de textos desde los origenes a 1936), Séville, Editoriales andaluzas unidas, 1985.
(2) D’après l’auteur, les séries de cantes sont des « suites de modèles mélodiques, aléatoires quant à leur nombre et leur ordre de succession » tandis que les coplas, de courtes strophes de trois à cinq vers, énoncées à la première personne, suivent la même structure, sans fil narratif – sauf dans le cas des romances. La plupart des coplas chantées de nos jours datent de cette période, « qu’il s’agisse de modifications/recréations du fonds vernaculaire ou de créations personnelles devenues anonymes ».
(3) Montse Madridejos Mora, El Flamenco en Barcelona, Intentos de adaptación a la II República, Murcia, Universidad de Murcia, 2010.
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