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Akaji Maro, droit de suite : un butō chatoyant, flamboyant, bigarré

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Akaji Maro en 2020, au Festival des Arts de Tokyo. Photo DR


Après Alter Ego (avec le violoncelliste Eric-Maria Couturier) et avant la reprise de Gold Shower (en duo avec François Chaignaud) à la Maison de la musique de Nanterre, Nicolas Villodre revient sur la figure d'Akaji Maro, artiste transgenre qui a su faire des ténèbres du Butō un art haut en couleurs.


Ici-même, Jean-Marc Adolphe a traité d'Alter Ego (en duo avec le violoncelliste Eric-Maria Couturier) et analysé le travail d'Akaji Maro sous l'angle du grotesque (lire ICI). Nous allons essayer de replacer les deux derniers duos du chorégraphe dans l'œuvre qu'il nous a été donné de découvrir au fil des ans à la Maison de la culture du Japon à Paris (MCJP). Nous avions découvert Maro il y a près de quinze ans avec les neuf danseurs et danseuses de sa compagnie Dairakudakan (le Vaisseau du grand chameau, en français), qu'il a fondée en 1972. L'impression qui se dégageait des étonnants shows dispensés régulièrement, rituellement, était que leur forme ressortait plus du théâtre ou du music-hall que du butō proprement dit. À savoir un butō tel que perçu (sinon conçu) en France après la venue de Kazuo Ōno (1) au festival de Nancy. Impossible pour nous, en tout cas, d'associer les spectacles colorés de Dairakudakan à la danse dite des ténèbres en noir et blanc !


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Akaji Maro en 2013, entre son épouse (à gauche) et Aya Soejima. Photo Nicolas Villodre


Flash back. Comme il le précise dans Danser avec l’invisible (2018), livre d'entretiens avec Aya Soejima édité par Riveneuve/Archimbaud, Akaji Maro, à l'instar de Tatsumi Hijikata, s'éloigne très tôt des arts de la scène traditionnels du pays du soleil levant. Sa carrière démarre en 1964, lorsqu'il crée avec Jūrō Kara le groupe expérimental Jōkyō Gekijō en rupture totale avec le Kabuki. Il fait la rencontre d’Hijikata deux ans plus tard. L’heure est alors à Tokyo à la contestation estudiantine (contre le Traité de coopération américano-japonaise et la Guerre du Viêt Nam) et à la rébellion de la chair (pour reprendre le titre d’une pièce d’Hijikata, en 1968), sous influence de Mishima mais aussi d'auteurs français sulfureux comme Sade, Lautréamont, Genet, Artaud.

 

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Studio de Tatsumi Hijikata, dessin d'Akaji Maro, 2018, coll. Nicolas Villodre


Maro est, trois ans durant, abrité, au sens propre, par Hijikata. Il a droit à son futon dans un coin de la mezzanine du studio du maître. De sa couche, il assistera aux répétitions nocturnes du plus fameux solo de Kazuo Ōno chorégraphié par Hijikata qui aura pour titre Admiring La Argentina (2). Ōno se projette dans Antonia Mercé qu'il vit sur scène dans sa jeunesse. Il devient La Argentina. Sans le moindre problème, les danseurs hétéros japonais se travestissaient en femmes, suivant une habitude théâtrale séculaire. Par ailleurs, Maro, comme les danseurs de butō (y inclus Hijikata), est obligé de faire du cabaret pour subsister et pour contribuer aux charges du studio.


Kazuo Ōno et son fils Yoshito ont prouvé les premiers que le butō n’était ni une expression funèbre ni une danse macabre alors même que la critique occidentale a justifié ce genre chorégraphique par le trauma d’Hiroshima. Mieux vaut selon nous replacer le butō dans l’histoire de la danse moderne, dans celle de la danse-théâtre, plus particulièrement, ainsi que dans le cadre des mouvements d’avant-garde dont les Japonais sont friands dans les années 60 : dada, expressionnisme, surréalisme, etc. Il nous semble qu'on trouve traces de ces courants dans un mouvement comme Gutai (3) et dans le cinéma expérimental d'un Keiya Ouchida ou d'un Tak Iimura (4). Pour ce que nous en avons vu depuis 2011à la MCJP, les pièces de Dairakudakan relèvent d'un butō chatoyant, flamboyant, bigarré. Et joyeux.

 

En solo ou, comme à la Maison de la musique de Nanterre, en duo, Maro ne joue pas tout à fait dans le même registre. Il tire avantage de son physique singulier, mise sur le contraste entre la maigreur de son corps et le volume de la tête amplifié, si besoin est, par une imposante crinière. Cette disparité peut être intimidante. L’opposition entre le fard du visage poudré et l’expression d'un regard, d'un rictus, la contradiction évidente entre l’élément délicat, féminin, et la marque virile d'une fine moustache qui n’a rien de postiche, l'ambiguïté de la parure, en l'occurrence, d'une robe-pantalon à pattes d’eph...


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Vidéogramme de Valeska Gert signé Ernst Mitzka en 1969, coll. Nicolas Villodre


Jean-Marc Adolphe rapproche Akaji Maro de Valeska Gert en raison du caractère grotesque qu'ils ont, selon lui, en commun. Pour ce qui nous concerne, nous remarquons que tous deux frappent immédiatement par leur photogénie. Ce n'est pas un hasard si l'une tient la comparaison avec Greta Garbo avec laquelle le 7e Art l'a mise sur le même plan et l'autre est placé pas bien loin d'une Uma Thurman par le cinéma hollywoodien contemporain. Le vidéaste Ernst Mitzka nous offrit une copie de deux pantomimes de Valeska Gert :The Baby et The Death, captées par lui en 1969. Gert, comme Zouc, comme Maro, y anticipe l'inéluctable et retourne en enfance. Maro, dans Crazy Camel, vu en 2012, était pour sa part très crédible en fillette et en socquettes.


Dans Alter Ego, accompagné/stimulé par Éric-Maria Couturier et les Suites abstraites de Bach que le violoncelliste donne sous forme de mini-concert avant de produire un mix de citations de ces mêmes Suites pour violoncelle seul, improvisant, recombinant, faisant jazzer les airs baroques comme le pianiste Jean-François Zygel le fait avec des extraits du répertoire classique. Le musicien, debout à l'arrière-plan, s'accorde aux états de corps du danseur qui occupe maintenant le terrain. Maro n'est pas seulement le partenaire, le compère ou l'égal du Couturier, il se révèle le double de lui-même.


Sa partition chorégraphique l'oblige à passer par différentes phases ou tableaux, qui vont du fœtus au vieillard. La tendance à procrastiner, à retarder l'échéance, entretient l'esprit d'enfance du danseur. Ses chutes et ses roulades sont des cascades de cinéma. Son port de bras et son jeu de mains sont subtils, uniques. Prodigieux et pataud, Maro se heurte au réel. L'effraie son reflet sur les écrans mi-translucides mi-miroitants lestés de tubes fluos faisant office de déco. Acteur shakespearien contemporain, il est capable de tout jouer, comme Chaplin, Mosjoukine, Mifune, Depardieu. Non successivement, mais simultanément, dans un même élan.


Nicolas Villodre


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François Chaignaud et Akaji Maro dans Gold Shower. Photo Maison de la Musique de Nanterre.


Gold Shower, de François Chaignaud et Akaji Maro, burlesque cavalcade


Gold Shower, de François Chaignaud et Akaji Maro, vu le 12 avril 2023 salle Gémier à Chaillot. Le public de Chaillot attendait impatiemment Gold Shower, duo des figures mythiques Maro-Chaignaud, pas encore tout à fait au point, il y a trois ans à Nanterre, selon des confrères dignes de foi. On peut dire qu’il n’a pas été déçu par la rencontre improbable mais réelle des deux performers.


En prologue, un porte-parole du personnel du théâtre confirme en voix off que la représentation aura bien lieu en soutenant toutefois le mouvement social contre la réforme des retraites. Peu après, de la pénombre, côté cour, nous apparaît Maro, faisant peine à voir, usé par la vie, faisant plus vieux que son âge, le look loqueteux, la démarche trottinante d’une geisha retirée des voitures. L’éclairage d’Abigail Fowler entretient le doute entre l’homme qu’il fut – et qu’il est encore dans le civil ou la vraie vie – et ce dehors fantomatique, l’illusion théâtrale aidant. D’autant qu’une astuce scénique renforce le tragique de l’ambulation : masque dérisoire emprunté au Kabuki, fixé à sa mâchoire et lui tirant la langue, le renvoie à sa jeunesse par un effet de miroir, lui fait du gringue, du bouche-à-bouche, comme pour le ranimer.


Sans son pull marine, vêtu en tout et pour tout d’un string faisant office de maillot de bain, surgit d’une piscine hors sol creusée au milieu du plateau, Chaigneau en gracieux bambin, le torse ruisselant de gouttelettes, la bouche surlignée de rouge waterproof, les ongles vernis, comme d’hab, les yeux grand ouverts. On pense, on ne sait pourquoi, à la pièce animalière de Luc Petton, Swan, vue il y a de ça onze ans salle Vilar, si nos souvenirs sont bons, qui se référait au volatile et par là même à un fameux ballet romantique. Petton avait obtenu de la direction du théâtre la permission de creuser un chenal permettant aux cygnes qu’il avait dressés de glisser de jardin à cour. Une fois sorti des limbes, Chaigneau nous délivre une pantomime plus musclée que celle de son alter ego.


Maro, le visage replâtré de frais, portant beau sa fameuse crinière de lion, pour l’occase taguée jaune fluo, rejoint Chaignaud. Derrière le bassinet, s’en passent alors des choses, des vertes et des pas mûres, du moins à ce qu’il nous semble. Nous sont en effet suggérés des actes indécents. Ceux-ci étant théoriquement consommés, s’engage un pas de deux un peu sado-maso sur les bords. Corseté d’or, Chaigneau entraîne à sa suite son aîné qui peine à le suivre dans ce manège mais s’accroche aux branches ou plutôt aux rênes bridant son collègue, soucieux, avant tout, de conserver sa taille de guêpe. Cette burlesque cavalcade tient de la comédie cruelle. Honni soit qui mal y pense ou henni soit qui manigance…


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François Chaignaud et Akaji Maro. Photo Nicolas Villodre, 2023


François Chaignaud et Cecilia Bengolea avaient jadis conjuré le vert avec leur ballet pervers Devoted (2015) dansé tout en pointes par les membres du Ballet de Lorraine. Le vert étant plus ou moins l’équivalent de la « couleur interdite » évoquée par Hijikata dans sa pièce inaugurale du butô, Kinjiki (1958), elle-même inspirée de Mishima, vouée au « culte hérétique » représenté par l’homosexualité. Ici, le jaune qui prédomine, rappelle l’Eldorado, l’âge d’or à jamais perdu, mais également la ruée des orpailleurs prêts à tout comme l’a rappelé l’actualité.


Nos cabotins passent aux choses sérieuses, autrement dit à la danse. On a droit à des accords de clavecin et à un concerto tempéré de style baroque. Pour illustrer le titre de la pièce, les deux hommes font mine de pisser dans la piscine. Chaigneau ne peut s’empêcher d’en pousser une – personne n’ose le contrarier. Il faut reconnaître qu’il a progressé dans l’art lyrique et que, grâce à ses coaches, sa voix est devenue plus juste que celle de Florence Foster Jenkins. L’entrain du duo dansé est renforcé au finale par la rengaine de Nino Rota L’Illusionniste, tirée du 8 ½ de Fellini. Musique et danse soulèvent la salle.


Nicolas Villodre


  • Golden Shower, de François Chaignaud et Akaji Maro, du 21 au 23 novembre à la Maison de la Musique de Nanterre dans le cadre du Festival d'automne à Paris (ICI).


NOTES

(1). En japonais, 大野一雄, Ōno Kazuo (le nom précède le prénom), peut aussi être ortographié en français Kazuo Ohno. Le "Ō" (O surmonté d'un accent nommé le macron) indique un "O" traînant.

(2). Solo créé en 1977, présenté en France sous le titre Hommage à la Argentina.

(3). Le mouvement Gutai est un courant artistique d’avant-garde japonais fondé en 1954 par Jirō Yoshihara, actif jusqu’en 1972. Son nom, Gutai (具体), est un néologisme formé des caractères pour « outil » (具, gu) et « corps » (体, tai), signifiant littéralement « corps comme instrument ». Ce mouvement se caractérise par la volonté de concrétiser l'esprit à travers la matière sans la détourner, en créant une interaction directe entre le corps de l'artiste et les matériaux utilisés. Gutai est reconnu comme un des mouvements fondateurs de l'art contemporain mondial, notamment par son exploration de la performance et de l’art action.

(4). Keiya Ouchida étatt un artiste japonais lié à l'avant-garde, notamment au mouvement Gutai. Il est connu pour ses performances et créations artistiques qui s’inscrivent dans la continuité de l’esprit expérimental et novateur de Gutai, mêlant souvent arts visuels et performance corporelle. Invité en France en 1988 par Jean-Marc Adolphe pour le festival Danse à Aix, il y a présenté deux films réalisés avec Tatsumi Hijikata, Kaze no keshiki ("Paysage de vent") et Hôsôtan (1972). Avant de retourner au Japon, Keiya Ouchida a décidé de confier ses copies (originales) à la Cinémathèque de la Danse. Taka Iimura, dont le nom complet est Takahiko Iimura (1937-2022), était un réalisateur et artiste japonais pionnier du cinéma expérimental et de la vidéo d’avant-garde. Né à Tokyo, diplômé de l’université Keio en 1959, il a commencé à travailler dans le cinéma expérimental dès 1960 et est devenu une figure majeure du cinéma indépendant au Japon. Il a produit plus de 80 films et vidéos entre 1962 et 1993 et était également connu pour ses performances cinématographiques et ses installations vidéos. Il fut l'un des premiers, sinon le premier, à filmer la troupe d'Hijikata dans des films comme Anma (Le Masseur, 1963) et Bara-iro Dansu (Danse en rose, 1965).

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