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Akaji Maro, grotesque !

Dernière mise à jour : il y a 18 heures

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Akaji Maro. Photo Araki Nobuyoshi


À 82 ans, Akaji Maro continue de défier le temps et les conventions. Grotesque, dit-on : travesti, poudré, grinçant, dansant avec l’invisible. Mais derrière l’étrangeté revendiquée, le maître du Butô révèle une beauté secrète, née des ténèbres, de l’animisme et des marges — celle d’un artiste qui n’a jamais cessé de dialoguer avec les fantômes.


Grotesque : à plus de 80 ans, il ose encore danser en public.

Grotesque : il se travestit, se poudre et se maquille, et il lui arrive parfois de tirer la langue.

Grotesque : il prétend « danser avec l’invisible ».

 

Oui, comme jadis la danseuse allemande et anti-nazie Veska Gert, qui s’exila dans les années 1930 à New-York où elle ouvrit un bar-cabaret, le "Beggar's Bar" ("Bar des mendiants") (1), Akaji Maro est un danseur grotesque. Ça veut dire quoi, grotesque ? Je recopie : « Le terme "grotesque" se définit généralement comme une représentation étrange, exagérée, voire choquante, souvent chargée d’éléments contrastés et déformés, dont le but est de provoquer un sentiment à la fois d’étrangeté et d’humour noir. En art et en littérature, le grotesque mêle souvent le comique et le macabre, créant des figures ou des situations absurdes, inquiétantes ou décalées. »

 

Il y a plusieurs façons de traduire "grotesque" en japonais. Par exemple : グロテスク (gurotesuku), en japonais moderne, est utilisé pour décrire ce qui est bizarre, déformé ou inquiétant, souvent dans un cadre artistique ou littéraire. En japonais plus ancien, 不気味 (bukimi) traduit un sentiment "inquiétant", "lugubre" ou "malaisant", souvent employé pour décrire une ambiance ou une apparence troublante. Cela peut être entendu de façon péjorative, sauf quand le trouble, pas forcément malaisant, touche au sublime. Ce qui advient avec Akaji Maro, dans le duo Alter Ego, qu’il présente ce 14 novembre 2025 à la Maison de la Musique de Nanterre avec l’incroyable violoncelliste Eric-Maria Couturier, qui joue tout en profondeur et en légèreté des Suites pour violoncelle de Bach, qu’il ponctue d’improvisations plus sauvages. Akaji Maro et Eric-Maria Couturier, soit, comme le résume joliment un technicien du théâtre, « la rencontre entre le Iggy Pop de la danse Butô et le Jimi Hendrix du violoncelle ».

 

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Akaji Maro et Eric-Maria Couturier dans le duo Alter Ego. Photo Dyod


On ne sait de quelle ténèbre onirique sort la créature qu’incarne Akaji Maro, perruqué de blanche crinière, dans une robe bleue à longue traîne. Un fantôme, ou quoi ? Ce même accoutrement, Akaji Maro s’en était déjà paré dans Oboro, un film réalisé en 2022 par son fils, Omori Tatsushi. Commentaire de Akaji Maro : « Les trajectoires miraculeuses des créatures anciennes s'insinuent dans mon corps vide, forçant mon moi fantomatique à danser dans un état second. »

 


Ce film, est-il précisé, « a été tourné près d'un étang entouré d'une forêt de hêtres, situé à 1.190 mètres d'altitude dans le village d'Otari, district de Kitaazumi, préfecture de Nagano. L'ambiance mystique créée par sa danse éthérée et la brume qui flotte à la surface de l'eau est brillamment harmonisée par la musique originale de Jeff MILLS, qui a composé de nombreuses œuvres récentes de Maro. S'appuyant sur son style original appelé "Temptenshiki" (qui signifie « naître dans ce monde est un grand talent en soi »), il exprime la naissance d'organismes anciens de manière subtile et délicate. »

 

Le rapport à l’eau fait penser aux kawaramono (河原者), un terme qui désigne historiquement des marginaux sociaux, souvent vus comme des mendiants, des vagabonds ou des personnes en marge de la société. Dans les temps jadis, étaient qualifiés de kawaramono certains acteurs de Nô, qui vivaient en dehors des cercles aristocratiques ou institutionnels. Kawaramono peut se traduire, littéralement, par « gens des berges » : ceux qui vivaient près des rives des rivières (河原, kawara) d'où vient le terme. Dans le Japon ancien, les zones humides, marécageuses, étaient perçues avec une certaine méfiance : c’était le territoire des âmes errantes. Selon la légende, c’est aussi dans le lit (asséché) d’une rivière (Kamo) qu’une prêtresse du sanctuaire d'Izumo, Okuni, a commencé à présenter ses spectacles au tout début du XVIIe siècle à Kyoto. Les danses et pièces qu’elle présentait, qui combinaient influences rituelles et provocations érotiques, sont considérées comme étant à l’origine du kabuki, qui signifie littéralement « jouer de façon bizarre, étrange ou excentrique ». Mais même avant cela, il y a la légende de Ame no Uzume, la déesse de l'Aube et de la gaieté dans la mythologie japonaise. Amaterasu, la déesse du Soleil, s’était retranchée dans une grotte, plongeant ainsi le monde dans les ténèbres. Pour la faire sortir, les dieux organisèrent un rituel festif durant lequel Ame no Uzume entama une danse rituelle très énergique et provocante, dansant sur un baquet renversé, découvrant ses seins, suscitant rires et étonnement parmi les autres divinités. Intriguée par le bruit et l’animation, Amaterasu sortit de sa cachette, ce qui permit au monde de retrouver la lumière. De là a été formé le concept de kami asobu (神遊) qui signifie littéralement littéralement « divinités qui jouent », ou encore « divertissement des dieux ».  Sans s’étendre davantage sur le sujet, disons que le grotesque d’Akaji Maro est sacrément teinté d’animisme. C’est peut-être cela, « danser avec l’invisible ».

« La honte de présenter les choses sérieusement constitue un de mes fondements. Bien sûr, je danse sérieusement, mais une partie de moi-même a envie de se moquer de moi. » Akaji Maro

 La dernière grande figure encore vivante de la danse Butô


Né en 1943 à Kanazawa, dans la préfecture d'Ishikawa, Akaji Maro est la dernière grande figure encore vivante du Butô, après les décès de son fondateur, Hijikata Tastumi (en 1986, à 57 ans), de Ohno Kazuo (en 2010, à 103 ans), de Carlotta Ikeda (en 2014, à 73 ans), de Ko Murobushi (en 2015, à 68 ans), de Natsu Nakajima (en 2024, à l'orée de ses 81 ans), et de Ushio Amagatsu, le chorégraphe de Sankai Juku (en 2024, à 74 ans). (2)

 

On ne va pas faire ici la biographie détaillée de Akaji Maro. Un succulent portrait, en quelques mots, concocté voici deux ans par la Maison de la culture du Japon à Paris ? Ci-dessous :



Pour qui aurait envie d’aller un peu loin que l’article qui lui est consacré sur Wikipédia (ICI), je ne saurais que trop conseiller la lecture de l’entretien par Aya Soejima, paru sous le titre Danser avec l’invisible (3) où Akaji Maro revient notamment sur ses débuts, avec Kara Juro et Hijikata, avant de créer en 1972 sa compagnie, Dairakadukan ("Le Vaisseau du grand chameau"). « L’ambiance de l’époque faisait que j’étais un jeune homme très bagarreur », confie-t-il à Aya Soejima : « Dès qu’un étudiant me proposait de participer à son mouvement militant, je disais : « On se bagarre et si tu gagnes, j’intègre ton groupe. » Je crois qu’à l’époque, très peu d’étudiants avaient lu le Traité de sécurité nippo-américain, objet des contestations. Ils savaient que les États-Unis proposaient de protéger le Japon contre le communisme. Mais ils rejetaient instinctivement la perspective de devenir une "colonie" des États-Unis ».


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La compagnie Dairakudakan, fondée par Maro Akaji en 1972. Photo DR


Hijikata Tatsumi a, en partie, forgé le Butô, que j'ai pu qualifier de "danse archaïque d'avant-garde", en réaction à "l'occidentalisation du Japon", qu'il percevait comme une menace. Un Français, poète, a été témoin de cette époque contestataire : Théo Lésoualc'h. Dans l'ouvrage Érotique du Japon (réédition, Henri Veyrier, 1987), il y consacre tout un chapitre, intitulé "La Saison violente", où il est notamment question de Dairakudakan. Extrait :


(...) Le danseur Hijikata, lui, a fait école et il groupe autour de lui une communauté d’une quarantaine de participants qui donnent irrégulièrement, dans le théâtre privé de Hijikata et en d’autres salles à travers le Japon, des spectacles que dirigent tantôt Hijikata lui-même, tantôt Maro Akaji, Bishop Yamada et Koh Murobushi. Ce groupe connu sous le nom de Dairakudakan, le Vaisseau du Grand Chameau, a gardé le style que pratiquait déjà Hijikata en 1960, geste torturé, membres, visages jouant dans un dynamisme ralenti, contrôlé, qui expriment l’angoisse d’un enfer intérieur. Hijikata, ainsi que Maro, Bishop et Koh parlent volontiers des démons. Et ceci est un fait nouveau.


Les danses du Dairakudakan qui avaient pris naissance sous l’influence du pop'art, ont fini par retrouver, bien plus que tout ce qu’on désigne comme "théâtre de recherches", une identité qui est profondément japonaise, dans la violence de son érotisme intériorisé, qui refuse et le texte et l’anecdote, mais sourd en quelque sorte d’un climat à la limite du supportable. Et bien que faisant feu de tous les apports accessibles, véritable patchwork ou jaillissent dans un "trip" d’acide, Bellmer et le tango argentin, la voix métallique d’Hitler et les cœurs fous de Carmina Burana, dans ces danses de grimaces lentes et de gestes en contractions continuelles, ressurgissent à une dimension vécue, les rouleaux les plus horribles des scènes d’enfer du Xe siècle japonais.


Femmes-chevaux qui galopent, harnachées de cuir, talons aiguilles, seins soutenus par des fers à cheval.


Moines rouges aux crânes rasés, muscles plâtrés de maquillage blanc qui tombe par croûtes.


Naissance en sur place.


Yeux virés ou blanc.


Ce n’est pas toujours le hasard qui inspire au groupe Dairakudakan le motif de son programme "Une saison violente". Ce n’est pas non plus le hasard qui lui fait citer Sade et Georges Bataille. Les références enserrent ces danseurs nus au crâne rasé, corps peint, qui supplicient leurs membres, contournent leurs traits comme pour en faire surgir sous la chair déformée une hideur démoniaque proche des visions effrayantes du Bardo Thodol [le Livre tibétain des morts].


Les danses du Dairakudakan, dans le panorama actuel du Japon mercantile sont une exploration de cet enfer humain, nié, qui mutile l’homme de ses facultés de vivre le mystère de la "petite mort".


Démons de la "terre" et démons de la "chair". (4)


Beaucoup se seraient assagis. Akaji Maro n'a jamais renoncé à cette jeunesse radicale. Il a su apprivoiser les démons de terre et de chair, en faire des créatures parfois facétieuses, qui relient cependant à l'essentiel. Une "beauté cachée", comme il le disait à Aya Soejima : « Un jour, en Europe, je suis entré dans une église. J’y ai trouvé un homme fort de haute stature courbé en train de prier tout recroquevillé. Ça m’a fait pleurer. A travers ce contraste, j’ai senti une beauté cachée derrière la fragilité ». Hier, à la Maison de la Musique de Nanterre (qui n’est pas une église), en voyant danser Akaji Mari dans la fragilité (toute relative) de ses 82 ans, j’avoue avoir également pleuré. Car, cachée sous le grotesque : une époustouflante beauté.

 

Jean-Marc Adolphe


  • Akaji Maro et Éric-Maria Couturier, Alter Ego, le 14 novembre à 18 h 30 et 20 h 30, à la Maison de la Musique de Nanterre.

  • Akaji Maro et François Chaignaud, Gold Shower, du 21 au 23 novembre à la Maison de la musique de Nanterre, dans le cadre du Festival d'automne à Paris.

  • On peut aussi retrouver Akaji Maro dans certaines des photographies de Araki Nobuyoshi exposées jusqu'au 12 janvier 2026 au Musée Guimet (ICI).


NOTES

 

(1). Valeska Gert, de son vrai nom Gertrud Valesca Somes, était une danseuse, mime, actrice et humoriste allemande née le 11 janvier 1892 à Berlin dans une famille juive bourgeoise. Autodidacte, elle commença à danser à l'âge de 9 ans et devint une figure pionnière de la danse moderne, mêlant mime, théâtre, danse, cabaret et poésie. Très admirée dans les années 1920 et 1930, elle fut une personnalité majeure de la scène berlinoise et européenne, connue pour ses performances subversives et avant-gardistes. L'arrivée d'Hitler au pouvoir l'obligea à l'exil, interrompant sa carrière en Allemagne. Après la guerre, elle continua à jouer au cinéma et dans le théâtre, notamment sous la direction de réalisateurs comme Fellini, mais sans retrouver la même notoriété. En 1968, elle publia un récit autobiographique intitulé "Je suis une sorcière, Kaléidoscope d’une vie dansée". Elle est décédée entre le 15 et 18 mars 1978 à Kampen sur l'île de Sylt.

 

(2). Il ne faut certes pas oublier Min Tanaka, né en 1945, et toujours vivant. Sur l’histoire du Butô, voir sur les humanités, en six séquences (ICI et séquences suivantes). Sur Ushio Amagatsu, en trois séquences, ICI et séquences suivantes.

 

(3). Akaji Maro. Danser avec l’invisible. Présentation et entretiens de Aya Soejima, éditions Riveneuve, 2018. Prix du syndicat de la critique 2018 : Prix du meilleur livre sur la danse.

 

(4). Déjà publié sur les humanités, in "Théo Lésoualc'h / 02. Des rizières du théâtre japonais au soufre du Butô", 23 mars 2024 (ICI).

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1 commentaire


wilputte.brigitte
il y a 3 jours

Juste magnifique!

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