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"Cette garce de lumière". Une histoire du Butô / 02

Dernière mise à jour : 11 mars



Tatsumi Hijikata de retour dans sa région natale du Tôhoku en 1965. Photo Eikô Hosoe, en couverture de l'album Kamaitachi (1967)


Une histoire du Butô, seconde séquence, toujours en compagnie de Tatsumi Hijikata, fondateur de cette "danse archaïque d'avant garde", qui a secoué tant les conventions esthétiques de la danse que le Japon des années 1960, sous domination américaine. Avec en prime, un film d'archive, des photographies de Eikô Hosoe et... un texte inédit en français de Yukio Mishima.


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Le moment où apparaît le Butô de Hijikata est contemporain d'une époque de bouleversements politiques et culturels au Japon. Art moderne, théâtre d'avant-garde (spectacles de Shuji Terayama et son Théâtre du Poulailler, "L'Expérience Zéro" de Yoshihiro Katso, le Théâtre de Situation de Kara Jûro, etc. ), manifestations écologistes et étudiantes, protestations contre le renouvellement du Traité de sécurité américano-japonais en 1960 : tout un bouillonnement qui permet au poète français Théo Lesoualc'h, témoin privilégié de cette période, de la qualifier de « Saison Violente ». (voir chapitre précédent, "Tatsumi Hijikata et la révolte de la chair").


La quête d'une "japonité"


De 1961 à 1963, Hijikata forme la première génération de danseurs de Butô : Kazuo et Yoshito Ohno (père et fils), Mitsutaka Ishii, Akira Kasai, Tamano Kôichi. La première performance de "l'Ecole de la Danse des Ténèbres" (Ankoku Butô-ha) a lieu à Osaka, en novembre 1961. Parmi les spectacles qui suivent, il reste un court document filmé de Anma (Masseurs), une œuvre qui porte en sous-titre "L'histoire du théâtre qui soutient le désir".


La description qu'en donne Akiko Motofuji, l'épouse de Hijikata, laisse songeur : « Les plasticiens Nakanishi Natsuyuki, Akasegawa Genpei et Kazekura Shô avaient empaqueté les danseurs et les avaient transportés sur la scène. Hijikata arrive sur une bicyclette en hurlant, circule en se ruant dans toutes les directions et finit par buter contre des tatamis grossièrement posés au ras de la scène. Des danseurs dont les cheveux sont poudrés de lessive, jouent au base-ball, mangent des gâteaux tout en courant et tournant dans tous les sens. Les danseurs, qui portent des caleçons longs roses et verts, courent et tombent, si bien qu'à chaque fois le bas de leur pantalon s'ouvre. Les spectateurs, voyant alors le sac de glace qui pend entre leurs cuisses, s'enthousiasment. » (1)


Anma, chorégraphie de Tatsumi Hijikata, avec Tatsumi Hijikata, Kazuo Ohno, Yoshito Ohno, Akira Kasai, et autres,

filmé en 1963 par Takahiko Iimura. Musique additionnelle de Tomomi Adachi, composée en 2007.

 

La scène, une grande surface constituée de cent tatamis, est entourée de joueuses de shamisen, sorte de luth à trois cordes qui est l'un des instruments traditionnels japonais. De plus, en choisissant le thème du masseur (Anma), personnage typique de la société nippone, Hijikata marque un tournant dans son œuvre : il commence à se défaire des influences littéraires occidentales pour interroger la spécificité du corps japonais. Hijikata part alors en quête de ses racines. Il quitte la scène, disparaît de Tôkyô et revient vers sa terre natale, le Tôhoku.


Le critique Gôda Nario commente ainsi la démarche de Hijikata : « Il va pousser sa logique vers une purification de son corps. Concrètement, il va retourner à sa naissance ; procéder à une restructuration en apportant des modifications à sa vie et à l'état de son corps. Ces modifications de sa condition corporelle auraient-elles pu se manifester sans une vérification rigoureuse de sa mémoire ? » (2)


Tatsumi Hijikata avec des paysans de sa région natale, le Tôhoku, photographié en 1965 par Eikô Hosoe



Ce retour aux sources fait l'objet d'un splendide travail photographique de Eikô Hosoe, qui paraîtra en 1967 dans un somptueux livre d'art, Kamaitachi. Loin de toute mise en scène, Hijikata observe, enregistre, "collectionne" les faits et gestes des vieilles femmes et des prostituées, les postures traditionnelles des paysans dans les rizières, les jeux des enfants, etc ... Et il choisit le moment de cette incursion pour commencer à former un groupe exclusivement féminin. « L'homme japonais a été émasculé par l'Occident ! », proclame Hijikata ; « la femme, elle, assume avec naturel l'illogisme de la réalité et peut donc ainsi incarner également l'illogisme de la danse ».

 

Dès 1968, Yôko Ashikawa - qui demeurera jusqu'à la mort de Hijikata sa plus fidèle interprète - présente sa première performance. Dans un spectacle de 1972, Ashikawa et deux autres danseuses - dont Natsu Nakajima Natsu - incarnaient à la fois des poules et des prostituées, en évoluant les genoux fléchis. Hijikata lui-même, lorsqu'il remontera sur scène à son retour du Tôhoku, arborera un épais chignon de femme, fidèle réplique de la coiffure de sa mère et de ses sœurs.

 

Sauvagerie et dérision


Le spectacle-phare de cette époque est, en 1968, La Révolte de la Chair (« Nikutai no Hanran »), ambitieusement sous-titré "Hijikata Tatsumi et les Japonais". « Cette pièce », écrit Jean Viala, « a laissé une inoubliable impression de totale sauvagerie et de dérision destructrice » (3).  On y voyait notamment Hijikata, dans une danse exagérément grotesque, ouvrir son kimono sur des cuisses nues d'où jaillissait un énorme phallus en or ; et, à la fin du spectacle, se suspendre au cou d'un poulet accroché par les pattes, jusqu'à la mort du volatile.


Face à ce qu'il perçoit et dénonce comme "émasculation" de l'homme japonais par l'Occident, Hijikata cherche à retrouver, dans les tréfonds du corps humain, l'œuvre de chair : cette « terre mouvante horrible exquise» (René Char), « inconcevable substance vivante qui nous est si étrangère en soi-même, et qui nous constitue » (Paul Valéry). Cette "révolte de la chair" ne fut pas seulement pour Hijikata un concept mais bien davantage une expérience intérieure (pour reprendre la formule de Georges Bataille) qui devait cheminer par toutes sortes de perversions comportementales, avant de trouver leur traduction dans la danse "monstrueuse" d'un corps aux confins.

 

Théo Lesoualc'h peut ainsi écrire :


« Musculairement attraction et répulsion.

Silence statique du corps extrême.

Lenteur des chairs qui craquent.

Les yeux se révulsent. Les traies du visage tentent la hideur.

Les chevilles crispent le pas

et les phalanges des doigts déchirent, à vif, à même une matière d'espace en supplice.

L'espace du butô pèse sur la seconde du temps. Une chair désire et refuse sa pesanteur.. )

(...)

Et je lis la provocation dans le geste retrouvé de Hijikata.

Dans la lenteur volontaire de la danse Butô.

Dans la décision de faire resurgir les abîmes démoniaques du corps. » (4)

 

"Notre dos de ténèbres"


La dernière période de création de Hijikata est marquée par quatre spectacles auxquels il donne le titre générique de "Tôhoku-kabuki", évocation finale d'une région déshéritée où les traditions et mythes ancestraux sont encore solidement ancrés. Dans sa toute dernière œuvre, qu'il qualifiait lui-même de "comédie musicale", Hijikata semblait faire défiler tout le film de sa vie et de son enfance.

 

Miné par un cancer du foie, il devait mourir à Tôkyô, le 21 janvier 1986. Au Japon, le Butô commençait tout juste à sortir de sa marginalité et de sa semi-clandestinité. La "danse des ténèbres" pouvait-elle ainsi s'accoutumer à la lumière du plein jour ? Face à cette douloureuse question, il plaît à penser que Hijikata ait alors définitivement choisi son camp, celui des ténèbres. « De nos jours, on ne voit que la lumière », déclarait-il lors de sa dernière conférence (5). « Nous avons porté la lumière sur notre dos; notre dos de ténèbres. Cependant, s'imposant au dos, elle le dévore sans mesure, cette garce de lumière (... ) On n'a plus de ténèbres dans la nuit de nos jours. Les ténèbres d'autrefois étaient limpides. Je compte vous en parler plus tard, mais sans doute n'aurai-je pas assez de temps ... »

 

De son isolement japonais, Tatsumi Hijikata a envoyé sa part de ténèbres dans le monde entier…

(A suivre. Prochain épisode : Aube et crépuscule réunis)


Jean-Marc Adolphe


NOTES


(1) Akiko Motofuji, "Hijikata Tatsumi to tomoni", Chikumashobô, Tokyo, 1990.


(2) Gôda Nario, "Tutatsu no zahyô", in “Hijikata Tatsumi Butô Daikan (Kasabuta to Kyarameru)", Tokyo, 1993.


(3) Jean Viala, Nourrit Masson-Sekine, Butoh, shades of darkness, éditions Shufunomoto, Tokyo, 1989.


(4) Théo Lesoualc’h, "L’espace au temps japonais", in revue Corps écrit, n° 17, Paris, 1986.


(5) Tatsumi Hijikata, "Suijakutai no saiyô" (Collection des corps affaiblis), conférence lors du festival Butô, Tokyo, 1985. Un extrait de cette conférence, traduit par Akihiro Ozawa et Jean-Marc Adolphe, a été publié dans la revue Pour la Danse, Paris, avril 1986.


Portrait de Yukio Mishima par Eikô Hosoe, issu de Barakei ("Le Supplice des roses", éditions Shûeisha), publié en 1963 par le photographe Eikô Hosoe (né en 1933). Le livre est un album de photographies techniquement très complexes, centrées sur le corps nu de Mishima Yukio, magnifié par la pratique intensive de la musculation. Les photos sont dues à un jeune photographe d’avant-garde âgé de 28 ans à l’époque, Eikô Hosoe. Les prises de vue eurent lieu entre l’automne 1961 et le printemps 1962 à la résidence de Mishima à Magome (Tokyo).


La danse de la crise (1960),

texte inédit en français de Yukio Mishima


II m'arrive une nouvelle secrète, qui annonce que Hijikata va, à nouveau, donner une cérémonie hérétique. Je me réjouis à l'avance de cette soirée et pour y assister je vais préparer un masque noir, des encens païens et une croix sur laquelle un Christ sourit dans une posture obscène.


La dernière fois que je l'ai vu, Hijikata a utilisé le mot "crise" à plusieurs reprises. Il disait que dans la danse, il faut savoir saisir les postures critiques de l'être humain, telle qu'elles sont en réalité. Et comme exemple de ces postures critiques, il en a mentionné une originale: "un homme debout, de dos, en train de pisser". Et c'est vrai, il a raison.


Il est hors de doute que toutes les formes d'art, ont à leur base, une conscience de la crise. Dans l'art primitif, cette crise se manifeste très vivement par un émerveillement face à la nature, ou bien au contraire, apparaît dans la ritualisation extrême qui sert à l'apprivoiser.


Dans les arts des périodes qui ont suivi, il est plutôt fait appel à la crise. C'est le cas du ballet classique. Sans doute, ces chaussons de danse qui ne sont pas naturels, et restreignent les doigts de pieds ; les pointes, avec lesquelles le danseur se tient debout avec peine, provoquent ce sentiment de crise. Ce sentiment de crise est un préalable, d'où naissent la beauté des techniques du ballet classique et la variété des positions d'équilibre. De fait, sans ce grand préalable à la crise des "chaussons de danse", l'ordre classique ainsi que la beauté de l'équilibre seraient froids et sans vitalité.


La danse d'avant-garde n'utilise pas ces chaussons de danse. En cela, il est clair que son objectif est opposé à celui de la danse classique. Si ce qui est important dans cette dernière, est de réaliser "l'équilibre au bord de la crise", l'objectif de la danse d'avant-garde est de réaliser la crise elle-même. Par conséquent, la danse d'avant-garde n'a pas besoin du préalable à la crise que représentent les chaussons de danse. La véritable crise et l'incertitude de l'existence humain doivent être manifestées, telles quelles, avec peu ou sans artifice préalable, par l'expression authentique du corps humain. Il est inévitable, à cause des besoins d'actualité en danse, qu'apparaissent des formes symboliques et obscures. Rien (même nos paroles) n'est plus orné de nos objectifs pratiques et coutumiers que le corps humain.


Contrairement au ballet classique, qui s'empare de ces objectifs pour montrer au public un rêve faux mais beau, la danse d'avant-garde doit abandonner de tels concepts, dès le départ, au risque de ne pouvoir faire émerger l'actualité.


Yukio Mishima


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