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DeepSeek, année du serpent et mafia chinoise

Photo du rédacteur: Jean-Marc AdolpheJean-Marc Adolphe

Dernière mise à jour : 5 févr.

Xi Jinping. Illustration decentssmanu, générée par l'IA



ENQUÊTE EXCLUSIVE Le massacre de Boutcha, en Ukraine, n'a jamais existé. On tient cela de source sinon fiable, du moins populaire : le chinois DeepSeek, nouvelle star des chatbots dopés à l'IA, est depuis le 30 janvier l'application la plus téléchargée en France sur Android et iOS, sans que les autorités françaises ne trouvent rien à redire. Derrière son air bien mis de startupper à lunettes, le patron de DeepSeek est surtout un voyou en bande organisée (avec un zeste de mafia), nouveau cheval de Troie du régime de Xi Jinping et de ses "ambitions numériques". Au menu : désinformation et propagande, vol de données, etc. Et pendant que Macron prépare un "grand sommet" sur l'IA avec Elon Musk en invité d'honneur, l'Europe, elle dit quoi ? Rien ? Ah bon...



Puisqu’on vous le dit : cette année sera placée sous le signe de la sagesse et de la maturité d’esprit. C’est en tout cas ce qu’affirme l’astrologie chinoise : 2025 sera l’année du Serpent de Bois. Selon un site (canadien), consacré aux "styles de vie", édité par un diffuseur de "contenus multimédia" (lesquels sont visiblement "rédigés" aux trois-quarts par l’IA), cette année sera pleine de défis : « Nous embarquons dans un train qui voyagera à la vitesse grand V. Les défis comme les dépendances ou les comportements non conventionnels pourraient être particulièrement difficiles, mais les surmonter pourrait conduire à des réussites significatives. Si nous embrassons les énergies de transformation et sommes ouverts aux changements, même s’ils semblent déstabilisants, nous surmonterons les obstacles et nous ouvrirons alors la voie à des succès nouveaux et inattendus. Les défis comme les dépendances ou les comportements non conventionnels pourraient être particulièrement difficiles, mais les surmonter pourrait conduire à des réussites significatives ». On n’en demandait pas tant…

 

A l’aune de cette nouvelle année du Serpent, un reptile encore inconnu (sauf de quelques initiés) s’est glissé dans toutes les conversations : DeepSeek. Venu de nulle part, ou presque, ce nouveau fleuron de l’intelligence artificielle générative, lancé le 10 janvier dernier, a damé le pion de ChatGPT, Gemini, Copilot et consorts en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. En France, depuis le 30 janvier, c'est devenu l'application la plus téléchargée sur Android et iOS. Et aux États-Unis, DeepSeek a provoqué une chute spectaculaire des actions des géants technologiques, dont la valeur boursière a été ratiboisée, en une seule journée, de près de 1.000 milliards de dollars.

Marc Andreessen, gourou de la Silicon Valley et de des cryyptomonaies, a qualifié de "moment Spoutnik"

l'arrivée du chinois DeepSeek dans le paysage américain de l'intelligence artificielle. Photo DR


La gonflette du Make America Great Again en a pris un sacré coup, au point que Marc Andreessen, l’un des plus influents faucons de la Silicon Valley, auteur du Manifeste Techno-optimiste, a parlé d’un « moment Spoutnik ». (1) Et chacun de gloser sur les prouesses de la "petite start-up chinoise", qui ferait beaucoup mieux, et pour beaucoup moins cher que tous ses concurrents américains déjà confortablement installés sur le marché. « DeepSeek est peu onéreux, il est sobre du point de vue énergétique, il a réussi à tourner sur des jeux de données moins prolifiques que les gigantesques modèles américains, il est ouvert », affirme ainsi sans broncher, dans un entretien au Monde du 31 janvier (ICI), la géopolitologue Asma Mhalla, enseignante à Sciences Po. (2)

 

De gazettes en sites web, cette jolie propagande se répand comme traînée de poudre. Même Sylvie Kaufmann, éditorialiste au Monde, que l’on a connue plus avisée, reprend sans l’ombre d’un doute ce couplet évangélisateur : « grosso modo, DeepSeek fait aussi bien que sa rivale ChatGPT, mais avec cinquante fois moins de ressources, en particulier énergétiques. Et elle est produite sans les puces dernier cri dont les entreprises de la tech chinoise sont privées par l’embargo américain sur les semi-conducteurs les plus avancés. » (ICI)

 

Il est pour le moins hasardeux, a fortiori lorsqu’on est journaliste, d’asséner de telles "vérités". Les GAFAM, tout comme les nouveaux acteurs de l’IA, refusent comme par hasard de communiquer sur leur consommation énergétique, que requièrent notamment des data centers toujours plus gourmands (3). De l’aveu même de Sam Altman, le concepteur de ChatGPT (au Forum de Davos 2024), « nous ne mesurons pas encore pleinement les besoins en énergie de cette technologie.(…) Il n’y a pas moyen d’y arriver sans une avancée scientifique . ( …). C’est ce qui nous motive à investir encore davantage dans la fusion nucléaire », une technique encore très très loin d’être au point. Et il n’y a aucune raison de penser que les Chinois auraient trouvé la formule magique…


Quoiqu’il en soit, le lancement médiatique de DeepSeek ne doit rien au hasard. Cette très grosse campagne de com' est intervenue alors que Donald Trump, à peine élu, venait de dégainer son "Stargate" un méga-plan de 500 milliards de dollars sur cinq ans, destiné à bâtir les centres de données géants de la future génération d’IA.


Une "petite start-up chinoise", vraiment ?

A qui fera-t-on croire qu’une "petite start-up chinoise" pourrait, à elle seule, défier l’Oncle Sam ? L’offensive de DeepSeek est bien évidemment orchestrée par le régime chinois, dans la guerre déjà féroce que se mènent les deux grandes puissances pour dominer le marché naissant de l’intelligence artificielle et de ses multiples dérivés. Sur ce terrain hautement stratégique, la Chine a un avantage sur les États-Unis, en contrôlant 70% de l’exploitation des « terres rares » d’où sont extraits les éléments nécessaires à toutes sortes de composants électroniques. Les États-Unis ne contrôlent que 14% de ces « terres rares » : ce n’est pas tout à fait par hasard si Trump souhaite planter la bannière étoilée au Groenland, et faire main basse sur un sous-sol qui abriterait d’importants gisements. (4)


Les États-Unis, de leur côté, ont une sacrée longueur d’avance sur la Chine en matière d’innovation technologique. La multinationale américaine Nvidia, première capitalisation boursière au monde, est le leader incontesté des microprocesseurs et autres puces de tout type (mais pas encore des punaises de lit). Sa puce star, c’est "H100", créée l’an dernier, qui génère du texte, des images, des sons et démultiplie la puissance de calcul pour l’intelligence artificielle.


« Les institutions politiques autoritaires [comme la Chine] continuent d'avoir un effet négatif sur l'innovation », notent trois chercheurs européens  dans une étude publiée en novembre 2021 (5). Toutefois, ajoutent-ils « elles peuvent toutefois avoir un effet positif sur la recherche dans le domaine de l'apprentissage profond, grâce à la disponibilité d'ensembles de données à grande échelle obtenus par le biais de la surveillance gouvernementale. » En effet, « les données constituent la ressource la plus importante pour améliorer les technologies dans le domaine de l'intelligence artificielle. Deux types de politiques sont essentiels à cet égard : les réglementations en matière de protection de la vie privée et de partage des données, et l'utilisation des technologies de surveillance à des fins de maintien de l'ordre. » Inutile de faire long exposé pour savoir de quel côté penche la Chine. Dans un si vaste pays, où tout est de surcroît centralisé, la surveillance de masse qu’ont mis en place les dirigeants chinois fournit une qualité astronomique de données, qu’aucun autre pays au monde ne peut égaler.


Ce n’est peut-être pas par hasard, là encore, que Donald Trump a entrepris de torpiller le Transatlantic Data Privacy Framework (TADPF) qui régulait, depuis l’affaire Snowden (2013), la captation des données personnelles de citoyens européens via des entreprises américaines. Un autre Groenland, en quelque sorte… Et que dire de la curieuse et toute récente décision d’Elon Musk, au nom de l’administration fédérale,  de bloquer l'accès du personnel d'une agence de ressources humaines du gouvernement américain aux systèmes informatiques contenant des millions d'informations personnelles sur les employés : même les hauts fonctionnaires de l'Office of Personnel Management se sont vu retirer leur accès aux systèmes de données. « Nous n'avons aucune visibilité sur ce qu'ils font avec les ordinateurs et les systèmes de données », a déclaré l'un des responsables : « Cela suscite de vives inquiétudes. Il n'y a pas de contrôle. Cela crée de réelles implications en matière de cybersécurité et de piratage ». Plus étonnant encore : Musk a fait apporter des canapés-lits dans le bureau de l'Office of Personnel Management pour s'assurer que son équipe personnelle (dont Anthony Armstrong, qui a l'aidé à acheter Twitter) puisse travailler sans interruption. Des émissaires de Musk ont ainsi pu avoir aux systèmes de paiement qui déboursent des milliers de milliards de dollars pour les services gouvernementaux, y compris la sécurité sociale et Medicare. Sont-ils en train de massivement aspirer des millions de données personnelles pour nourrir l’IA de X, et tenter de rattraper le retard sur DeepSeek ? Et si oui, s'agit-il des intérêts états-uniens, ou de ceux, privés, d'Elon Musk ?


Lian Wanfeng, le patron de DeepSeek. Un "geek aux capacités terrifiantes" ?


Au fait, qui se trouve derrière le trublion DeepSeek qui fait soudain trembler la puissance américaine ? L’alter ego chinois d’un Mark Zuckerberg ou d’un Elon Musk s’appelle Liang Wenfeng (en chinois, 梁文锋). La presse le présente à l’unisson comme « un geek aux capacités terrifiantes ». En quelque sorte, un nouvel Einstein sorti de la cuisse de Jupiter. La minutieuse enquête des humanités permet d’en savoir un peu plus sur ce miraculeux prodige.


Lian Wenfeng a tout juste 40 ans. Il est né en 1985 à Miliuling, une modeste bourgade de la province de Guangdong, au sud du pays (et dont le chef-lieu est Centon). Selon sa biographie, très parcellaire, son père serait un simple instituteur. Et selon son professeur, l’honorable monsieur Rong, le petit Lian aurait manifesté, dès l’école primaire, un formidable talent pour les mathématiques. Soit, il n’y a pas lieu d’en douter, d’autant qu’en 2002, à 17 ans, il est admis à la très prestigieuse Université du Zhejiang où il suit une spécialisation en ingénierie de l'information électronique. Il en sort huit ans plus tard, en 2010, auréolé d’une thèse qui porte sur l'amélioration des algorithmes de suivi intelligent pour les caméras de surveillance. Un sujet tout ce qu’il y a de plus prometteur.


Cinq ans plus tard, en 2015, à 30 ans, il fonde un fonds spéculatif quantitatif, basé High-Flyer, domicilié à Ningbo, et se retrouve presque illico à gérer plus de 8 millions de dollars d’actifs. Être un génie des mathématiques, d’accord, mais réunir une telle somme pour se lancer dans les affaires ? Par quel coup de baguette magique ?


Lian Wenfeng n’a pas créé High-Flyer tout seul, mais avec deux camarades d’université, Xu Jin Zheng Dawei. Le hasard (?) veut que l’un de ces deux associés est le fils d’un haut responsable, dans la ville de Ningbo, de la Sun Yee On, l’une des plus importantes triades qui composent la mafia chinoise (avec une forte implantation à Hong Kong). Or la mafia chinoise a besoin de sortir de ses activités traditionnelles (rackets en tout genre, crimes crapuleux, trafics de drogues, blanchiment d'argent sale, réseaux de prostitution) : on a le droit d’être mafieux et moderne, non ? Alors, va pour la finance et les nouvelles technologies. Pour cela, Lian Wenfeng est un "bon cheval"…


La seconde baguette magique s’appelle Mingze, alias Xiao Muzi (en chinois, 小木子, Petit bois). Et Mingze, ce n’est pas n’importe qui : c’est la fille unique de Xi Jinping. Elle entre (sous pseudonyme) à l’Université du Zhejiang (avant de poursuivre un cursus en langues à Harvard) en 2009, au moment où Lian Wenfeng termine sa thèse. Nous n’étions pas là, on ne peut attester qu’il y eut entre eux amourette, d’autant que, semble-t-il (toute photo d’elle est censurée par le pouvoir chinois), Mingze n’est pas spécialement jolie-jolie, et qu’à 24ans, encore boutonneux, Lian Wenfeng s’intéresse plus aux algorithmes qu’aux filles. Mais une amitié, oui.


Illustration Martin Vidberg pour la Revue des médias.


En 2009, Xi Jinping n’est encore que vice-président de la république populaire de Chine, mais il s’intéresse déjà à l’Internet et à ses dérivés. Dès son accession à la Présidence, en 2013, il fera du Big Data et de l’intelligence artificielle deux des chevaux de bataille du "rêve chinois".

 

Mafia et pouvoir ? En chine, cela ne fait pas un mariage contre-nature (6). C’est en tout cas avec des méthodes mafieuses et l’appui du pouvoir que Lian Wenfeng va développer sa puissance de feu. En 2019, il transporte à Hong Kong (place forte de la mafia Sun Yee On) le siège de son fonds spéculatif, qui devient High-Flyer Capital Management Limited et obtient un an plus tard la reconnaissance du gouvernement chinois (7). Cette même année, il crée High-Flyer AI, qui se consacre à la recherche sur les algorithmes d'IA et ses applications de bas.

 

En 2023, High Flyer est poursuivi par un autre fonds basé à Shanghaï, Shanghai Ruitian Investment LLC, qui demande 5 millions de yuans (700.000 dollars) pour pratiques anticoncurrentielles. Motif de la plainte : Lian Wenfeng a soudoyé un cadre de cette société, Yang Yunhao, responsable de la stratégie de trading à haute fréquence, et a ainsi frauduleusement soutiré des données stratégiques. La plainte sera aussitôt classée sans suite : Vincent Xu, le fondateur de Shanghai Ruitian Investment, n’avait pas prêté suffisamment attention aux "sollicitations" de Pékin de reverser une partie de ses bénéfices à des œuvres "d’intérêt général". Lian Wenfeng, lui, est un élève docile : en 2022, High-Flyer a fait don de 221 millions de yuans (30 millions de dollars) à des œuvres caritatives choisies par le gouvernement chinois au nom de la "prospérité commune" (8).


En décembre 2024, la justice américaine a condamné à deux ans de prison deux ressortissants chinois originaires de Ningbo (comme par hasard), Klaus Pflibeil (sino-canadien-allemand) et Yilong Shao, pris la main dans le pot de confiture en train de voler à une société américaine (Tesla) d’importants secrets commerciaux pour la fabrication de véhicules électriques. Tous deux travaillaient pour une société financée par le fonds spéculatif de Lian Wenfeng, mais la justice américaine n’a pas retenu de charges à son encontre. De l’art de passer entre les gouttes…

Les ambitions numériques de la Chine


Il faut dire que la trajectoire de Lian Wenfeng épouse à la perfection les ambitions numériques de la Chine que trois chercheurs du National Bureau of Asian Research, Emily de La Bruyère, Doug Strub et Jonathon Marek, décrivent dans un passionnant rapport de 232 pages (ci-dessous en PDF) comme « une stratégie mondiale visant à supplanter l’ordre libéral ».



« Selon le Parti communiste chinois », indiquent les auteurs de ce rapport, « l'émergence des données en tant que facteur de production est à l’origine d’une nouvelle révolution industrielle. Les décideurs chinois voient cette révolution industrielle comme une occasion concurrentielle de prendre la tête du système international. La stratégie mondiale de Pékin en matière de numérique consiste à saisir cette opportunité concurrentielle de contrôler les données internationales, leur circulation et, par extension, la production, la distribution et la consommation de ressources et d'idées au niveau international. ». Cette révolution numérique, s’accompagnerait toutefois du « risque d’un autoritarisme numérique. (…) Le succès chinois ébranlerait le système mondial existant, ainsi que les normes, les libertés, la prospérité et la stabilité qui le caractérisent. »

 

Selon un article paru en 2020 dans la revue China Finance de la Banque populaire de Chine, « chaque révolution industrielle a remodelé le modèle mondial. La révolution numérique va remanier la structure du monde. Les premiers pays qui saisiront cette opportunité s’élèveront rapidement et occuperont une place prépondérante dans le nouvel ordre mondial. » « Selon le discours politique et stratégique chinois », poursuivent les auteurs du rapport, « les révolutions industrielles sont le fruit de l'apparition de nouveaux facteurs de production. La révolution industrielle actuelle, c'est-à-dire la révolution numérique, est le résultat de l'émergence des données comme facteur de production, au même titre que la terre, la main-d'œuvre, le capital et la technologie. Un article publié en 2020 dans "Qiushi" explique que les "facteurs de production évoluent sans cesse au fil de l’histoire. La terre et la main-d’œuvre étaient des facteurs de production essentiels à l’ère de l’économie agricole", mais "après la révolution industrielle, le capital s’est transformé en important facteur de production à l'ère de l’économie industrielle. (...) Suite à l'avènement de l'économie numérique, les éléments de données sont devenus un nouveau moteur du développement économique. Les données sont un nouveau facteur de production, une ressource de base, mais aussi stratégique". »


« Si la Chine réussit à devenir la grande puissance du réseau », poursuivent les auteurs de ce rapport, « le pays verrouillera le contrôle de l’environnement de l’information et le façonnera conformément au programme plus vaste de propagande et de désinformation du Parti communiste chinois. (…) De manière plus générale, Pékin transformerait l’autoritarisme en proposition absolue et lucrative. »


Le massacre de Boutcha n’a pas eu lieu

 

Avec DeepSeek, nous y sommes déjà. Propagande et désinformation : la société américaine de lutte contre la désinformation Newsguard a publié jeudi 30 janvier un audit (ICI) sur les "performances" de DeepSeek. Soumis à des questions sur de fausses déclarations chinoises, russes et iraniennes, le robot conversationnel relaie dans 60 % des cas la position du gouvernement chinois. Évidemment, il ne s’est rien passé en mai-juin 1989 sur la place Tienanmen à Pékin. Mais cela ne concerne pas seulement les "affaires intérieures" de la Chine. Ainsi, le massacre de Boutcha perpétré par l’armée russe en mars2022, au tout début de l’invasion de l’Ukraine, n’a jamais eu lieu. Qu’on se le dise…

 

Plus grave encore : la politique de confidentialité de DeepSeek est sans ambiguïté : les données utilisées pour créer un compte sur l’application (e-mail, âge…), l’historique des requêtes formulées à l’agent conversationnel, et de nombreuses informations techniques (adresse IP, matériel de l’usager…) peuvent être stockées sur des serveurs situés dans le monde entier et en Chine, pour une durée « aussi longue que nécessaire ». Ces éléments peuvent être analysés par DeepSeek pour « améliorer » ses services, mais aussi partagés avec des partenaires pouvant inclure des agences publicitaires et des entreprises privées, ou encore être transmis aux autorités en cas de « requêtes légales » pour des besoins de surveillance.


Ce dimanche 2 février est pourtant entré en vigueur, dans toute l’Union européenne, le premier volet de l’AI Act, le règlement tant attendu sur l’intelligence artificielle, qui proscrit les systèmes d’IA présentant un risque inacceptable contre les droits fondamentaux de l’Union européenne (systèmes de notation sociale, technologies  exploitant la vulnérabilité des individus…) (voir ICI). Mais il appartient maintenant à chaque État de décider quel opérateur sera chargé de veiller à la mise en œuvre de ce règlement. En gros, comme l’écrivait ce week-end Les Échos, « quel gendarme pour faire appliquer les règles ? » Créer une nouvelle instance ad hoc ou répartir les différents sujets auprès des régulateurs existants ? Comme le montre l’exemple DeepSeek, il y a urgence ; pourtant, à l’Élysée, ça tergiverse encore.


Il faut dire qu’Emmanuel Macron a d’autres priorités : par exemple, organiser les10 et 11 février prochains, au Grand Palais à Paris un « Sommet mondial sur l’IA », pour « témoigner des conséquences [de l’IA] sur nos vies », où ne sont même pas conviés les chercheurs grenoblois de la plateforme IA du CEA, le meilleur pôle d’excellence en France sur le sujet (voir ICI). On ne sait même pas si Emmanuel Macron est informé de leur existence, tant il n’a d’yeux que pour les start-uppers et les puissants de ce monde : parfois les mêmes, à commencer par Elon Musk, qu’Emmanuel Macron a décidé d’inviter en grande pompe. Jupiter, comptant sur son légendaire charisme personnel, demandera sans doute au patron de X-Tesla-SpaceX, s’il devait refaire à Paris le salut nazi, de le faire discrètement…


Ce sommet mondial est « une grand-messe propagandiste organisée avec des millions d'euros d'argent public qui va surtout accroître les capitalisations boursières des grands groupes et sociétés présentes, faisant le récit merveilleux de lendemains qui chantent. Sans tenir compte de l'essentiel : l'automatisation croissante des affaires humaines qui fait déjà des ravages au quotidien », estime le philosophe Éric Sadin (9), qui co-organise avec Eric Barbier, journaliste à l'Est Républicain et référent IA générative au sein du Syndicat national des journalistes (SNJ), un "contre-sommet" le le 10 février après-midi au Théâtre de la Concorde.


Quid des sciences humaines ?


Dans une tribune publiée le 29 janvier par Le Monde, Dominique Darbon, Eric Darras et Sabine Saurugger (10) insistent sur le fait que « les sciences humaines et sociales constituent un rempart essentiel pour la construction d’une société démocratique vigoureuse. (…) Par leur capacité à déconstruire les discours simplificateurs, à identifier les nuances et à analyser les mécanismes de la polarisation elle-même, les sciences humaines et sociales constituent un outil précieux, si ce n’est fondamental, pour éclairer le débat public. Elles discutent désormais avec les sciences du monde physique et naturel, elles permettent de comprendre les racines des clivages sociaux, d’analyser les phénomènes politiques et économiques dans leur complexité et de mettre en lumière les enjeux cachés derrière les discours idéologiques. Elles permettent de dévoiler les fausses évidences et participent à l’éducation des citoyens. Elles s’attachent à comprendre les dynamiques sociales, à identifier les inégalités et à questionner les structures de pouvoir. » Toutes choses dont se fichent éperdument DeepSeek, ChatGPT et consorts.


Jacques Ellul. Photo Sophie Bassouls/Sygma


En cette époque sino-muskée de technophilie galopante, voire déferlante, peut-être ne serait-il pas inutile de relire une intelligence non-artificielle, celle du philosophe, historien du droit, sociologue et théologien protestant libertaire Jacques Ellul, qui écrivait il y a plus de soixante-dix ans, en 1954, dans La Technique ou l'Enjeu du siècle (11) :

 

« La machine a créé un milieu inhumain, concentration des grandes villes, manque d’espace, usines déshumanisées, travail des femmes, éloignement de la nature. La vie n’a plus de sens. Il est vain de déblatérer contre le capitalisme : ce n’est pas lui qui  crée ce monde, c’est la machine. La technique va encore plus loin, elle intègre la machine à la société, la rend sociable. Elle lui construit le monde qui lui était indispensable, elle met de l’ordre là où le choc incohérent des bielles avaient accumulé des ruines. Elle est efficace. Mais lorsque la technique entre dans tous les domaines et dans l’homme lui-même qui devient pour elle un objet, la technique cesse d’être elle-même l’objet pour l’homme, elle n’est plus posée en face de l’homme, mais s’intègre en lui et progressivement l’absorbe. En cela la situation de la technique est radicalement différente de celle de la machine. La technique forme un monde dévorant qui obéit à ses lois propres, la technique repose sur la combinaison de procédés techniques antérieurs. C’est cette recherche du "one best way" qui forme à proprement parler le moyen technique, et c’est l’accumulation de ces moyens qui donne une civilisation technique : il n’y a plus d’activité humaine qui maintenant échappe à cet impératif technique, il y a la technique économique, la technique de l’organisation, et même la technique de l’homme (médecine, génétique, propagande, techniques pédagogiques…) ; exit les traditions humaines.

La technique sert aussi à faire obéir la nature. Nous nous acheminons rapidement vers le moment où nous n’aurons plus de milieu naturel. La technique détruit, élimine ou subordonne le monde naturel et ne lui permet ni de se reconstituer, ni d’entrer en symbiose avec elle. L’accumulation des moyens techniques crée un monde artificiel qui obéit à des ordonnancements différents. Mais les techniques épuisant au fur et à mesure de leur développement les richesses naturelles, il est indispensable de combler ce vide par un progrès technique plus rapide : seules des inventions toujours plus nombreuses pourront compenser les disparitions irrémédiables de matières premières (bois, charbon, pétrole… et même eau). Le nouveau progrès va accroître les problèmes techniques, et exiger d’autres progrès encore. Mais l’histoire montre que toute application technique présente des effets imprévisibles et seconds beaucoup plus désastreux que la situation antérieure. Ainsi les nouvelles techniques d’exploitation du sol supposent un contrôle de l’Etat de plus en plus puissant, avec la police, l’idéologie, la propagande qui en sont la rançon. Alors qu’il y avait des principes de civilisation différents, tous les peuples aujourd’hui suivent le même mouvement : les forces destructrices du milieu naturel ont maintenant gagné tout le globe. La technique est sacrée, sans elle l’homme moderne se retrouverait pauvre, seul et nu, cessant d’être l’archange qu’un quelconque moteur lui permettait d’être à  bon marché. Ce n’est plus la nécessité de la nature, c’est la nécessité de la technique qui devient d’autant plus contraignante que celle de la nature s’efface et disparaît. (…) Il est aisé de se glorifier que la pesanteur vaincue permette désormais de voler ! Mais cette victoire est au prix d’une soumission, plus grande encore, à une nécessité plus rigide, la nécessité artificielle, qui domine nos vies. »

 

En 1988, il écrivait encore : « je voudrais rappeler une thèse qui est bien ancienne, mais qui est toujours oubliée et qu'il faut rénover sans cesse, c'est que l'organisation industrielle, comme la "post-industrielle", comme la société technicienne ou informatisée, ne sont pas des systèmes destinés à produire ni des biens de consommation, ni du bien-être, ni une amélioration de la vie des gens, mais uniquement à produire du profit. Exclusivement »


La Technique ou l'Enjeu du siècle a constitué le premier volet d’une trilogie consacrée à la technique. Les deux autres seront Le Système technicien, en 1977 et Le bluff technologique, en 1988. Le bluff technologique ? Nous y sommes. Le grand bluff, même : au motif de nous "libérer" (de toutes sortes de contraintes, parce que les contraintes, personne n'aime), nous asservir. On le sait depuis longtemps. L’initiative chinoise en matière de contrôle numérique, conjuguée (et non opposée) au fascisme 2.0 qui s’invente aux États-Unis, marque un cap qui n’est pas de bonne espérance, loin s’en faut. Europe, réveille-toi !

 

Jean-Marc Adolphe,

avec la contribution de Hsien-Liang Zhāng pour la partie chinoise de cette enquête.


NOTES


(1). En référence à la sidération qui avait saisi les Américains en découvrant au-dessus de leurs têtes le satellite russe en 1957.


(2). Asma Mhalla est autrice de Technopolitique. Comment la technologie fait de nous des soldats (Seuil, 2024).


(3). Voir notamment "L'intelligence artificielle, une "bombe climatique" invisible", article de Fanny Breuneval publié sur Novethic.fr le 3 janvier 2024 (ICI).


(4). Près du village de Narsaq, sur la pointe sud de l’île, une montagne, aux allures de volcan endormi, veille sur les habitants. Kvanefjeld, ou Kuannersuit en inuit, pourrait abriter la deuxième réserve de terres rares au monde, derrière la Chine, et la sixième d’uranium... A écouter par ailleurs l’émission « Affaires étrangères » de Christine Ockrent, sur France Culture, diffusée le 1er février 2025 : « Groenland : les enjeux de l’Arctique », avec Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la Recherche Stratégique et conseiller géopolitique à l'Institut Montaigne ; Camille Escudé, géographe, docteure associée au Centre d'études internationales (CERI) de Sciences Po Paris ; Philippe Le Corre, professeur de géopolitique à l'ESSEC et chercheur au Asia Society Policy Institute ; et Florian Vidal, chercheur à l’Université de Tromsø en Norvège et chercheur associé à l’IFRI, en podcast ICI.


(5). David Karpa, Torben Klarl, Michael Rochlitz, "Artificial Intelligence, Surveillance, and Big Data” (ICI).

 

(6). A voir absolument, sur ARTE, la remarquable série documentaire d’Antoine Vitkine, « Triades - La mafia chinoise à la conquête du monde », notamment le cinquième épisode, ICI

 

(7). Les fonds spéculatifs en Chine se répartissent en deux catégories. La première regroupe les sociétés soutenues par le gouvernement, notamment les courtiers gérant des biens communs, les projets de fiducie et les sociétés d'investissement gérant leur propre capital. La seconde regroupe les fonds spéculatifs privés. Sous le nom de « société de conseil en investissement » ou de « société de gestion d'investissement », ils assurent la gestion de biens communs.


(8). La prospérité commune (en chinois : 共同富裕) est un slogan politique du Parti communiste chinois et un objectif déclaré visant à renforcer l'égalité sociale et l'équité économique. Sous la direction de Mao Zedong, la prospérité commune signifiait la propriété collective. Deng Xiaoping a redéfini la manière de parvenir à la prospérité commune en affirmant que certains pouvaient s'enrichir avant d'autres. Sous la direction de Xi Jinping, le terme a gagné en importance, Xi définissant la prospérité commune comme une distribution plus égale des revenus, tout en précisant qu'il ne s'agit pas d'un égalitarisme uniforme.


(9). Derniers ouvrages parus : Faire sécession : une politique de nous-mêmes, L'Échappée, coll. « Pour en finir avec », 2021 ; La vie spectrale : Penser l'ère du métavers et des IA génératives, Grasset, 2023.


(10). Dominique Darbon est Directeur de Sciences Po Bordeaux, Eric Darras est Directeur de Sciences Po Toulouse, Sabine Saurugger est Directrice de Sciences Po Grenoble-UGA.

    

(11). Ouvrage traduit aux États-Unis en 1964 par l’entremise d’Aldous Huxley, l’auteur du Meilleur des mondes.

 

Parce que vous le valez bien, les humanités ce n'est pas pareil. Contre une presse paresseuse, prendre le temps d'enquêter sans restriction, d'aller au bout des choses avec rigueur et exigence. Pour valider ce travail, dons (défiscalisables) ou abonnements ICI

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4 Comments


Merci Jean-Marc ! On peut ajouter au poids géopolitique des terres rares les tractations entre Zelensky et Trump : poursuite de l'aide US contre accès aux ressources minières ukrainiennes cf https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/geopolitique/geopolitique-du-mercredi-05-fevrier-2025-3158363. En revanche, j'avoue ma gêne en lisant qu'Ellul semble déplorer le travail des femmes...

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J'abonde entièrement dans le sens du commentaire de "cietheorama". L'IA ne régurgite que ce qu'on lui donne à manger... Par contre, je me demande à quoi servent tous nos règlements européens RGPT et autres, pour que personne n'intervienne dans cette "nouvelle" propagande? Il a fallu 10 ans pour faire "plier" l'ARCOM d'appuyer sur le bouton stop aux chaînes russes, combien de temps devrons-nous attendre pour censurer toutes ce balivernes!

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Bon sans vouloir dédouaner l'ARCOM, peut-être pas 10 ans non plus : les 1ères décisions lui enjoignant de faire suspendre la diffusion de chaînes russes datent sauf erreur de 2022.😅

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Merci! Voilà les 5 euros de mon nouvel abonnement pleinement remboursé !!! Ce qui est amusant dans cette histoire d'IA, c'est que tout tient aux données. Internet a été en effet l'occasion d'un don d'informations et de pensée unique dans l'histoire de l'humanité. De ce don, il y a eu les révolutions arabes mais très peu de prise de conscience. Très peu d'humains ont su profiter du don de pensée planétaire et d'accès au savoir. On n'a pas osé prendre la pomme de l'arbre offert de la connaissance. Alors un logiciel le fait à notre place et on crie au génie, ainsi qu'aux profits, puis à la malignité. C'est tout de même intéressant que l'humain non artificiel n'ait pas pu…

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