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Découper Bolloré en tranches



Le 13 mars dernier, l’esclavagiste Vincent Bolloré était auditionné à l’Assemblée nationale par une commission d’enquête

sur la télévision numérique terrestre (TNT). Capture d'écran.

Doté d'une puissance financière colossale, amassée en grande partie grâce à une rente coloniale voire esclavagiste, Vincent Bolloré a construit un empire qui règne aujourd'hui sur l'édition, la presse et l'audiovisuel, avec plusieurs "coups de boutoir" qui ont récemment défrayé la chronique. Le 13 mars dernier, notre Citizen Kane breton-français était auditionné par une commission d'enquête parlementaire. De cette audition de deux heures, la plupart des médias n'ont retenu qu'une petite phrase où Bolloré se dit opposé à l'IVG, au nom de "la liberté des enfants à vivre", occultant ainsi tout le reste. Séance de rattrapage sur les humanités, avec une petite sélection de morceaux choisis.


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Comme il le dit lui-même, il est « né avec une cuillère en argent » (dans la bouche). « Je n’avais rien à faire dans ma vie, avec suffisamment d’argent pour ne pas faire grand-chose, ce qui sincèrement, était tout à fait dans mes cordes, et donc j’ai passé 10 ans tranquillement dans la banque » (1).

  

Issu d’une famille de la bourgeoisie bretonne, il est le fils du papetier Michel Bolloré, qui a fait fortune dans l’industrie du tabac avec le papier à rouler OCB (pour Odet-Cascadec-Bolloré). Une famille tout ce qu’il y a de plus catholique. Les mêmes catholiques qui, ont nom de la foi, se sont jadis grassement enrichis grâce au concept de Terra nullius qui précéda la "doctrine de la découverte" (Terra nullius : « terre vide » en latin. Tout endroit qui n’était pas encore occupé par des chrétiens était considéré comme libre d’accès pour les Européens chrétiens, quel que soit le nombre de personnes qui y vivaient déjà ou l’état d’avancement de leurs civilisations. Lire ICI)


L’un des fleurons du groupe Bolloré reste aujourd'hui encore la Financière du Cambodge, une holding propriétaire de concessions au Vietnam, à Sumatra, en Malaisie et en Afrique. Cette société, créée en 1922, était au début du XXe siècle l’une des 5 entreprises françaises ayant le monopole sur l'hévéaculture et la production du caoutchouc au Cambodge. Des plantations qui ne font pas le bonheur de tout le monde. En 2015, des paysans de la communauté indigène Bunong ont porté plainte contre Bolloré, qu’ils accusent d’avoir spolié leurs terres, et pas seulement : « ces villageois pratiquaient l'agriculture itinérante et la récolte de produits forestiers dans la région. Certains d'entre eux étant animistes, la forêt représentait également une part importante de leurs croyances : Les forêts ont toujours été l'endroit où ils enterraient leurs morts », rapportait le site cambodianess.com en février 2023. A partir de 2007, deux sociétés occidentales, dont la Socfin-KCD (liée au groupe Bolloré), ont abattu des milliers d'arbres dans ce qui était les forêts sacrées des communautés Bunong et ont commencé à planter des rangées d'hévéas parfaitement alignés sur plus de 7.000 hectares… La plainte est toujours en cours… Socfin, qui gère près de 200.000 hectares de plantations, principalement de palmiers à huile et d'hévéas, en Afrique et en Asie, est également au cœur d’une plainte portée par 145 paysans camerounais. Voici quelques jours, cette holding a été condamnée par la justice française à une astreinte de 142.000 euros pour ne pas avoir produit des documents qui auraient pu établir ses liens avec Bolloré (Lire ICI)


Dans le portefeuille du groupe Bolloré, on trouve encore la Forestière Équatoriale (cédée fin décembre 2021 à Bolloré Africa Railways), laquelle contrôle deux sociétés en Côte d’Ivoire, l’une de transport ferroviaire, et l’autre agro-alimentaire (90% cacao, 10% café). Enfin, et surtout, il y a Plantations des Terres rouges, domiciliée au Luxembourg, qui est la plus importante société implantée dans le caoutchouc dans le monde (notamment pour la fabrication de pneumatiques). Cette société a été créée en 1920 dans ce qui était alors l’Indochine par Olivier de Rivaud de la Raffinière, qu’un article de Libération, en août 1997 ("Rivaud, une saga financière"), qualifiait de « vestige du capitalisme colonial, aristocratique et opaque. »


La seule Financière du Cambodge affichait en 2022 (dernier bilan connu) un résultat net social de 99,6 millions d’euros, avec une trésorerie disponible de 723 millions d'euros. Une bonne partie de la fortune de « l’empire Bolloré » vient de ce passé colonial, bâti sur la spoliation des terres et de leurs « ayant-droit », paysans et communautés autochtones. Sur ce point, bien que fervent catholique, il ne faudra guère compter sur Vincent Bolloré pour suivre le pape François II qui vient de faire repentance, à tout le moins de « rejeter » les édits papaux du XVe siècle autorisant l’asservissement des peuples autochtones. L’argent n’a pas d’odeur…


Un esclavagiste moderne


Vincent Bolloré est un esclavagiste, mais un esclavagiste moderne (au sens où, comme il le disait jadis, il préfère “la modernité à la lutte des classes”).


Le 21 juillet 2016 sur France 2, une émission de Complément d’enquête était consacrée aux activités de la Socapalm, propriété du milliardaire qui assure la production d’huile de palme au Cameroun. Beaucoup ont alors découvert les images de “l’arrière-boutique”. Y témoignaient des sous-traitants présentés comme étant mineurs, payés à la tâche, qui travaillent sans vêtements de protection et qui occupent des logements insalubres. Un travail « salarié » à la limite de l’esclavage, qui se conjugue à de multiples jeux d’influence auprès des (régimes en place (tels que ceux de Charles Taylor au Liberia ou Paul Biya au Cameroun). « Bolloré est comme un poisson dans l’eau au milieu de cette masse de dictateurs africains. Il est accueilli comme un pacha alors qu’il exploite sans merci les ressources naturelles des pays et fait travailler les populations dans des conditions dignes des esclaves du 18ème siècle dans le Sud des Etats Unis », écrivait en mai 2016 le site actucameroun.com.


Mais trêve d’esclavagisme, il ne faut pas chatouiller Vincent Bolloré sur l’Afrique. En octobre 2017, dans le cadre de l’émission l’Effet papillon sur Canal +, un reportage intitulé "Lâche le trône" a eu le malheur de s’intéresser d’un peu trop près au président du Togo, Faure Gnassingbé, l’un des partenaires économiques phares du groupe Bolloré. Comme le rappelle l’hebdomadaire Jeune Afrique, le milliardaire « est mis en examen depuis 2018 pour « corruption active d’agent public étranger » dans le cadre de l’attribution des concessions portuaires de Lomé ». En novembre dernier, Bolloré a échoué à faire annuler la procédure devant la Cour de cassation.


En 2017, peu après la diffusion du reportage sur Canal +, une chargée de programmation et François Deplanck, le directeur des chaînes et contenus de Canal Plus International, ont été licenciés. Vincent Bolloré y est-il pour quelque chose ? A la fin de son audition à l’Assemblée nationale, le patron de Vivendi et du Groupe Canal est questionné sur ce point par le rapporteur de la commission d’enquête parlementaire, le député Aurélien Saintoul (France Insoumise).



On a bien entendu : Bolloré n’a même pas vu ledit reportage. La déprogrammation, les licenciements. Il n’y est pour rien. Ce n’est pas lui. Ça doit être le Saint-Esprit ! Au début de l’audition, Vincent Bolloré a pourtant juré, sous serment, de « dire toute la vérité ». Il aurait dû ajouter… "toute la vérité qui m’arrange".


Le fiston et le pognon


On va y revenir, sur cette question de vérité. Mais au fait, pourquoi Bolloré s’est-il mis en tête d’investir dans les médias, depuis une vingtaine d'années, en se lançant d'abord dans la télévision numérique terrestre, avec Direct 8. Il y eut deux raisons, lâche-t-il sans aucun fard devant la commission d’enquête parlementaire : fiston, et le pognon.



Le pognon, c'est le pognon. Et le fiston, c'est Yannick Bolloré, dont les rêves de cinéma ont lamentablement échoué, mais qui, aujourd'hui, gagne confortablement sa vie en tant que P-D.G. du Groupe Havas, sixième groupe mondial de communication, en plus de présider le conseil de surveillance de Vivendi. C'est ce même "fils à papa" (ou "fils de pub", comme on voudra), qui a monté le concept de l'émission Touche pas à mon poste ! avec Cyril Hanouna, avec qui il est copain comme cochon.


Et avec fiston Yannick comme héritier de l'empire, il s'agit de « porter l'image de la France », à côté des Américains et des « Asiatiques qui sont compliqués à comprendre ». Une image de la France hanounesque, donc. Il y a une chose qu’on ne peut pas reprocher à Bolloré : C News (où officie Hanouna), ça marche. Ça carbure, même. Et pourquoi donc ? Parce que C News « raconte la vérité » et, évidemment, ça n'a rien à voir avec un quelconque projet idéologique et politique...





La vérité ? Parlons-en. Depuis 2012, C8 et CNews ont été plus de quarante fois mises en garde en demeure ou à l'amende (pluralisme de l’information, maîtrise de l’antenne, publicité, diffusion…) par l'Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique). Ne citons, à titre exemple, que "l'affirmation" livrée par l'animateur Pascal Praud selon laquelle les punaises de lit seraient apportées par les immigrés qui « n’ont pas les mêmes conditions d’hygiène que ceux qui sont sur le sol de France ». Pour l'ultra-catholique Vincent Bolloré, c'est tout juste si un tel acharnement à l'encontre de ses chaînes chéries ne relève pas d'une forme d'Inquisition.




Exception faite du rapporteur de la commission parlementaire (France insoumise), du socialiste Jérôme Guedj et de la députée Nupes-écologiste Sophie Taillé-Polian, les questions de la "représentation nationale", lors de cette audition du 13 mars 2024, n'étaient guère de nature à embarrasser Vincent Bolloré. Au mieux ces questions étaient condescendantes, de la part d'élu.e.s Renaissance, Modem et Républicains, le pompon revenant à la députée Renaissance d'Indre-et-Loire Fabienne Colboc ("Comment envisagez-vous la contribution du groupe Canal + à la diversité, au pluralisme et à l'innovation dans les contenus de l'offre de programmes que vous proposez ?"). Au pire, elles furent "lèche-cul" avec le député Rassemblement national Laurent Jacobelli, qui s'est inquiété de ce que les méchantes accusations portées contre Vincent Bolloré puissent ternir la réputation de son groupe.


De questions sur la presse écrite, avec le coup de force imposé à la rédaction du Journal du Dimanche, à la tête duquel il a placé, contre vents et marées, l'extrême-droitier Geoffroy Lejeune que même à Valeurs actuelles on trouvait "too much"; ou sur l'édition, avec le récent licenciement d'Isabelle Saporta de la direction des éditions Fayard pour lui substituer Lise Boëll, l'ancienne éditrice d'Eric Zemmour, il ne fut point question lors de cette commission d'enquête parlementaire exclusivement consacrée à la télévision numérique terrestre. Sur ces derniers points, Bolloré aurait de toute façon répondu au soupçon d'ingérence en répétant ce qu'il a dit devant les parlementaires : il n' y est pour rien, il fait confiance à ses "équipes"... Tout en lâchant tranquillement : « si je ne crois pas à quelque chose, je ne vais pas essayer de le mettre dans mes antennes. »


Foin de tout "projet idéologique", la seule chose qui importe donc à Vincent Bolloré, c'est le pognon. Le pognon, et les actionnaires. Et figurez-vous que parmi les actionnaires du groupe Bolloré, il y a même un pizzaiolo, un certain Alberto, de Sicile.



L'histoire ne dit pas si c'est à ce même Alberto que Vincent Bolloré rend visite lorsqu'il s'offre des vacances bien méritées sur les côtes siciliennes avec Paloma. Attention, que l'on ne se méprenne pas : la bonne morale catholique ne tolérerait guère que Paloma fut le nom d'une maîtresse voire d'une simple "escort girl". Non, Paloma, c'est le nom du yacht que s'est offert Vincent Bolloré en 2003, et où il avait notamment accueilli Nicolas Sarkozy en 2007 après sa retraite présidentielle.



"Un témoignage d'élégance intemporelle et de luxe moderne" évalué à 18 millions d'euros : le Paloma, yacht de luxe de Vincent Bolloré. Photos DR.


Avec une capacité de douze invités, en plus des dix-sept hommes d'équipage, un pont doté d'un jacuzzi et un grand salon équipé d'écrans plasma géants ainsi que d'un équipement de karaoké, ce petit bijou dont le site superyacht.com nous dit qu'il est "un témoignage d'élégance intemporelle et de luxe moderne" est évalué à dix-huit millions d'euros. Ses coûts de fonctionnement annuels sont d'environ deux millions d'euros. Deux millions, c'est aussi le montant annuel des aides publiques versées par l’État au Journal du dimanche (chiffre de 2022), racheté en 2021 par Vincent Bolloré.


Ce n'est pas demain la veille que les humanités pourront jouir ne serait-ce que du centième d'une telle manne, la Commission paritaire des publications et agences de presse ayant décrété que nos publications ne sont pas de nature à pouvoir "éclairer le jugement des citoyens". Alors que le Journal du dimanche, oui.


Jean-Marc Adolphe


NOTES


(1). Vincent Bolloré a commencé sa carrière en 1970 à l'âge de 18 ans, au sein d’une banque d’affaires, la banque de l'Union européenne industrielle et financière. En 1975, une assemblée générale a permis à Vincent Bolloré, âgé de 23 ans, et à son frère Michel-Yves de prendre le contrôle de l'entreprise à parité avec la Compagnie financière Edmond de Rothschild, tandis que Vincent Bolloré devenait directeur adjoint d'Edmond de Rothschild.


Pour visionner en intégralité l'audition parlementaire de Vincent Bolloré : https://www.youtube.com/live/_vDNinTdQHU?feature=shared


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