Larmes de cinéma : poétique du visible et du secret
- Jean-Marc Adolphe
- il y a 3 jours
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 2 jours

Josette Day dans La Belle et la Bête, de Jean Cocteau (1946)
Sous la plume élégante de Philippe Roger, enseignant d'esthétique du cinéma et chroniqueur pour Jeune cinéma et les humanités, L’Attrait des larmes explore la frontière trouble entre le corps et l’âme, entre l’image et l’émotion. De Dreyer à Mizoguchi, d’Ophuls à Resnais, l’auteur esquisse une véritable phénoménologie des pleurs au cinéma, où chaque larme devient résonance du monde intérieur, éclat du sensible et regard sur l’invisible.
Larmes, aveux de faiblesse devenant signe du malheur, échos silencieux du corps et de l’esprit, excitation rendue visible de glandes observables : en ce “geste” (quasi ?) spécifiquement réservé au genre humain, réside une complexité que l’on offre au spectateur de l’écran, pour un miroir excitant et énigmatique. On pouvait s’attendre à ce que dans une collection cinématographique de bientôt trente titres, l'attrait (du latin ad trahere, tirer vers) de la pluie, des nuages, des miroirs, des cafés, du sommeil, du flou, de l’illusion ou de Van Gogh s’intéresse aux larmes. Voici ce panorama confié à Philippe Roger, enseignant universitaire d’esthétique du cinéma, choix d’autant plus rassurant que l’auteur a déjà signé dans la collection un attrait du piano... Nous voici donc d’emblée avec ce que cet analyste-musicien nomme “prélude” : la larme « naît à la lisière de deux mondes, l’extérieur et l’intérieur, à l’exact confluent du corps et de l’âme, ce petit bâtonnet de forme cylindrique réunissant la table et le fond d’un instrument à cordes, qui permet la résonance, donc la vie. » Esquissant d’entrée de jeu une “poétique des larmes”, le chercheur qui nous guide vers les frontières humides se propose de nous faire rencontrer une “poétique du cinéma”. Et bien sûr installe dans l’histoire du septième art un panorama d’exemples aussi judicieux que soumis à son (excellent) goût et à sa culture.
Qu'on ne s’attende pas à des développements facilement descriptifs : l'écrivain sait ne pas céder au jargon du spécialiste — celui qui se sent et se sait supérieur par naissance puis cooptation, — pas plus qu’il ne consentirait à manquer au devoir de l’expression élégante, non dogmatique. Il s’agira bien d’un voyage au pays d’Emotion et de Plaisir, pour reprendre le titre de Max Ophuls d’après Maupassant, auquel Philippe Roger a déjà consacré il y a deux décennies un documentaire repris en DVD. On rejoint ainsi les grandes lignes de la “scène de larmes” qui dans une église rurale normande étreint certains adultes venus assister à la première communion d’une fillette, et particulièrement au milieu des prostituées de la Maison Tellier, Madame Rosa. L’analyse est ici exemplaire, démontrant un “axe de symétrie”, faisant parcourir un long travelling qui assume aussi les liens consubstantiels avec la musique — du Kyrie de la Messe des Anges à la transcription du motet ultime de Mozart, l’Ave Verum, — le film avançant comme par « vacillement essentiel vers » les larmes de Rosa. On loue ici le refus par Ophuls de « la facilité du gros plan sur cette sécrétion », préférant les « flux intérieurs » : telle est « l’ambition (du cinéaste) de filmer l’invisible du grand secret, le goût d'absolu ». L’analyse est poursuivie sur la suite de la scène où l’effusion humide se communique à toute l'assemblée, et la larme de Rosa devient « la pointe effilée de l'instant, signant de son effacement proche le caractère fugace du présent, objet idéal et fine coulée de temps ». L’ensemble de cette saisie renverra in fine au miroir de la salle de projection où le public se laisse gagner par l’imaginaire de ce qu’il contemple, bouleversé. La réussite est de même nature quand est abordé par Jean Grémillon, via Gueule d'amour, le réalisme magique n’atteignant pas ici « les rivages métaphysiques d'Ophuls » mais dépassant tout « réalisme en toc : esthétique initiatique, portée par une alchimie œuvrant sur la substance du réel », et tentative d’aller jusqu'à « la substance de la larme, création optique de l'œil camérique, élément-eau, elle éclaire la conscience ». Des échos en sont recherchés dans un premier Grémillon, La Petite Lise puis son méconnu Six juin à l'aube.
Galerie, de gauche à droite : Le Plaisir, de Max Ophuls (1952) ; Gertrud, de Carl Dreyer (1964) ;
Nuages épars, de Mikio Naruse (1967).
A ces exemples si forts, Philippe Roger adjoint les “larmes gelées”, oxymore désignant le travail de Robert Bresson pour l’inaugural Dames du bois de Boulogne. Ici encore, observation minutieusement inspirée, scrutant Maria Casarès qui joue une fugue au piano et marquant ainsi « le caractère inexorable de sa machination : oui, filmer l’instant qui précède l’épanchement, voilà le grand mystère ». Si l’on y ajoute « les larmes de diamant » qui ornent La Belle et la Bête de Jean Cocteau, voilà regroupé « le quatuor français de naguère, par ses quatre grands évangélistes ». Ailleurs, on trouvera d’autres « larmes de diamant » chez Douglas Sirk, les larmes privées versées en public chez Todd Haynes, et surtout — Himalaya de la connaissance du cœur humain, — les « larmes de l'âme » chez Carl Dreyer en son ultime Gertrud, « d'essence psychique plongeant au cœur du corps pour y traquer l’âme souffrante ». De nouveau des larmes musicales avec Kenji Mizoguchi (Madame Oyu), qui sait « habiter l’harmonie poétique du monde, ce qui semble jaillir de la contemplation des beaux instruments ». Chez Mikio Naruse (Nuages épars), le mélodrame est « transfiguré en lente et sûre métamorphose des états de l'âme », les larmes du ciel (la pluie) traduisent « le bonheur indicible d’une effusion tant retardée et aussi le malheur sans appel d'un amour su impossible dès sa germination ». Mais « il y a aussi des films qui pleurent », tel le Journal Intime de Valerio Zurlini où « le son dirige l'écriture filmique » : cette chronique de la mort des enfants est bâtie sur la musique de Petrassi expressément demandée par le cinéaste, tantôt néo-baroque, tantôt « déchirée-atonale », chef-d'œuvre d’une rare audace, où « les larmes de structure constituent un geste absolu de mise en scène ».
Mais toutes les larmes de cinéma ne sont pas uniment tragiques : On connaît la chanson d’Alain Resnais varie sur le caractère hétérogène de la sécrétion oculaire, et joue à osciller entre « théâtre, dérision, humour et vrai chagrin ». On rencontre un variant non moins comique chez le Tchèque Oldrich Lipsky, où Happy End inverse jusqu’au trajet de larmes, qui remontent du bas de visage vers l’œil émetteur... Le voyage s'achève en Corée du Sud avec Battement de cœur, où Lee Chang-dong réalise sans concession un « choix radical de mise en scène : tournage en un seul plan-séquence, devenant plan-film qui tente de cerner la paradoxale puissante ténue, relation entre une mère qui ne parvient plus à vivre et son enfant qui est la vie même ».
Ce qui séduit aussi en un tel livre, c'est la méthode non précautionneuse du chercheur qui parfois s’attaque aux réputations les plus indiscutées : le « jeu caricatural » et torrentiel de Renée Falconetti qui discrédite la Jeanne d'Arc de Dreyer, le « passage à côté » du critique révéré André Bazin (« on l'a connu plus clairvoyant ») devant Le Plaisir d'Ophuls, ou au détour d’une note en bas de page, un coup de griffe aux « théoriciens réductionnistes qui cherchent à faire entrer de force les œuvres vivantes dans les cases grillagées de leur idéologie à la mode » (qui diable pourrait se sentir visé ?)... Mais il n’y a pas non plus d’anathème lancé contre la trop forte générosité en larmes, ni dans le cinéma, ni — par allusion ou dérivation — dans la littérature, comme le faisait Lautréamont maudissant la poésie qui « n'a pas progressé d'un millimètre depuis Racine », et l’inusable « Lamartine, Cigogne-Larmoyante ». Non, tout est chez notre guide question de discernement dans le choix et de subtilité dans l’investigation puis l’expression. Quitte à ce que parfois la lecture en devienne un peu délicate, mais n’est-ce pas surtout respect de qui aime scruter les écrans à la recherche de la sensibilité comme de la précision conceptuelle et langagière ?
On aurait envie, interrogeant L'attrait, de savoir si cette approche, phénoménologie sans pédantisme d'abstraction, s’est accompagnée en vérité d’un discret vécu. Certes, il n’y a ici aucune larme de crocodile, mais le don des larmes ne semble pas avoir manqué dès l’origine. Il faut se rendre une fois encore aux pages de notes en bas de page, “reléguées” en fin de livre, pour apprendre que Philippe Roger... a su pleurer du moins en esthétique — à 23 ans devant un écran qui projetait le Werther d'Ophuls. Ouf ! Il n'est pas besoin d’en savoir davantage devant cet ouvrage tout de pudeur et de subtilité...
Dominique Dubreuil
(Dominique Dubreuil est un écrivain français, auteur de récits, de nouvelles, de romans et aussi d’œuvres pour le théâtre.)
L'attrait des larmes, de Philippe Roger, Éditions Yellow now, 112 pages, 14 € (ICI).
Les humanités, ce n'est pas pareil. Nous avons fait le choix d'un site entièrement gratuit, sans publicité, qui ne dépend que de l'engagement de nos lecteurs. Dons (défiscalisables) ou abonnements ICI
Et pour recevoir notre infolettre : https://www.leshumanites-media.com/info-lettre
Commentaires