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Oliver Dickinson, portraits d'un élevage vertueux


Entretien avec le documentariste Oliver Dickinson, qui filme dans Bienveillance paysanne des éleveurs soucieux du bien-être animal et au-delà, d’un soin porté à l’environnement (agroforesterie, écopastoralisme…) et à la biodiversité, loin d’une agriculture industrielle.


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Le souci du bien-être animal met en cause et condamne (à juste titre) les processus d’élevage des exploitations productivistes. Sans parler d’autres maux imputés à l’élevage. « L’animal de ferme, notre bienfaiteur nourricier, serait-il devenu l’ennemi numéro un de la vie sur terre », demande le documentariste Oliver Dickinson, qui s’attache dans Bienveillance paysanne à filmer des éleveurs et éleveuses engagé.e.s pour l’amour de leur métier, attentifs aux besoins naturels des animaux pour leur assurer une vie digne, dans la convivialité de tout ce qui fait vivre ensemble végétal, animal, dans une relation humaine, une forme de crianza mutua (voir à la fin de l'entretien).

 

Cela se traduit dans une relation, un échange vécu dans la durée de cycles naturels que ces éleveurs conduisent au rythme de la vie animale, et non dans la seule attente d’un résultat : production de lait biquotidienne, production de viande. Témoignant d’un lien très fort avec leurs animaux, ils en prennent soin et trouvent un épanouissement en échange, dans un "soin mutuel".

 

Passionné par la relation homme-animal, par ce « lien qui nous élève », Oliver Dickinson entend rendre hommage à cet engagement, à travers les personnes qu’il a choisi de filmer, en passant beaucoup de temps dans leur ferme,  en suivant leur quotidien et en les interrogeant sur leurs motivations.

 

Isabelle Favre


Oliver Dickinson lors du tournage de Bienveillance paysanne. Photo DR


L'ENTRETIEN


Les humanités - L’un de vos premiers documentaires, Mon travail, ma peine, en 2009, portait sur la pénibilité au travail en France, à travers plusieurs témoignages que vous aviez recueillis et filmés. Vous vous êtes ensuite intéressé à d’autres sujets, à Mayotte, dans la baie de Bourgneuf (sur la côte atlantique française), en Aveyron, où à chaque fois, vous mettiez en valeur des personnes qui prenaient soin de leur environnement, pour le dire très vite. Après Un lien qui nous élève (2019), où vous avez filmé des éleveurs qui se battent pour offrir une vie digne à leurs animaux, votre dernier documentaire, Bienveillance paysanne (2023), creuse ce sillon. Comment êtes-vous passé de la "peine" à la "bienveillance" ?

 

Oliver Dickinson - Pour Mon travail, ma peine, j’avais filmé des témoignages d’ouvriers souffrant ou ayant souffert de pénibilité physique, atteints de maladies professionnelles, notamment de troubles musculo-squelettiques. Je monte mes films seul et je passe des heures devant l’écran : sur un tel sujet, c’était assez éprouvant… Il y a des métiers très durs physiquement mais aussi moralement, et pourtant les gens ont le droit d’être heureux au travail. Je me suis dit qu’à l'avenir j’aimerais aussi filmer des gens qui ont trouvé le moyen d’être plus épanouis du point de vue professionnel.


Depuis lors, en choisissant les protagonistes de mes films, j’ai tendance à aller vers des gens optimistes qui se battent au quotidien pour certaines valeurs, que je vais essayer de mettre en avant ou de sublimer au montage, pour leur rendre hommage. Dans le cas des éleveurs, ce n’est pas le même métier d’être un producteur animal pour qui les vaches ne sont plus que des steaks ou des hectolitres de lait, en caricaturant un peu, ou un éleveur qui s’applique à rester humain au contact des animaux. Là, l’attention au geste est première et non le souci de l’investissement lié à un équipement, à des machines pour un rendement. On n’est plus dans le même monde. Le geste en lui-même a du sens aussi, ce n’est pas qu’un acte physique, c’est une tradition, une culture qui se perpétue, c’est le contact avec l’animal.


J’ai rencontré des éleveurs qui veulent faire la traite à la main. Préparer la mamelle doucement au lieu de la laisser saisir par des robots. Certes, c’est plus long, un peu plus fatiguant mais avec cette relation à l’animal que je trouve admirable. Il y a aussi en jeu une qualité de vie, une qualité de l’environnement, une qualité de l’alimentation, une qualité gustative…


 

Un lien qui nous élève (bande annonce)


Pour Bienveillance paysanne, j’avais rencontré un éleveur, producteur de lait, Depuis, il s’est lancé dans la vente directe avec la volonté de redonner du sens à son métier, tout en améliorant la qualité de ses produits. Avant, il était "en filière longue" : son lait partait pour la transformation industrielle et ça le déprimait de constater la perte de qualité, alors qu’il donne tant d’attention dans toutes les étapes de sa production. Maintenant, il fait lui-même son fromage. Le goût est incomparable.


Les éleveurs/éleveuses que vous filmez dans Bienveillance paysanne sont ancré.e.s dans plusieurs territoires (Loir-et-Cher, Charente Maritime, Loire Atlantique, Ille-et-Vilaine, Gironde, Aveyron). Quels sont les préparatifs d’un tel documentaire ?


Avant de commencer le tournage, il y a effectivement toute une préparation : des recherches de terrains, et du "casting", tout simplement. Ça commence par des repérages sur internet. Puis je rencontre les personnes chez elles, je passe du temps avec elles sur leur ferme pour voir si ça peut correspondre au film que je souhaite réaliser : comment elles travaillent, où elles habitent, leurs animaux, etc.

 

Je prends beaucoup de temps avec la personne, je discute avec elle avant de décider de la filmer. On parle de nos vies, on apprend à se connaître. Il arrive qu’on ait des surprises, que ce que je constate sur place ne corresponde pas à ce qu’on m’a dit, par rapport au bien-être animal. Et puis, malheureusement, certaines personnes sont moins à l’aise dans le contact et encore moins devant la caméra. Si la personne est trop timide ou si ses arguments ne sont pas très convaincants, ça ne va pas le faire…

 

Quand je ne suis pas en train de filmer, même inconsciemment j’observe ce qui se passe autour. Dès que je vois quelqu’un qui fait quelque chose que je trouve vraiment intéressant pour le film, je peux lui demander à quelle fréquence il fait ce geste pour savoir si je vais pouvoir le recapter facilement. Dans le cas où c’est un geste qu’il ne fait qu’une fois par mois, j’essaierai de venir à ce moment-là… Ça peut être un geste tout bête, fermer et ouvrir un robinet, ou quelque chose qui n’a lieu qu’une fois, comme un agnelage que je montre dans le film.

 

Avant même le tournage, je demande à mes futurs protagonistes de me raconter leur travail, de me donner leur emploi du temps de l’année. Pour l’agnelage, ils m’avaient donné la période. J’avais noté dans mon calendrier : février, agnelage. Fin janvier, j’ai repris contact et je leur ai demandé comment ça s’annonçait. « Viens plutôt la deuxième semaine, c’est là où c’est le plus intense ! »  On a choisi un jour, j’y suis retourné peut-être deux fois. J’ai passé la journée, à guetter ; j’ai filmé plusieurs naissances et j’en ai gardé une.

 

Vous avez une façon assez incroyable de filmer les animaux...

 

En tant que documentariste, je prends mon temps pour filmer les êtres humains, les protagonistes à l’écran, pour installer la confiance. Je dois aussi créer ce lien de confiance avec les animaux. Je ne peux pas arriver à l’improviste avec ma caméra et mon gros micro, sauter dans le troupeau et avoir des images splendides, ça c’est impossible. Je l’ai vécu, au tout début, on s’approche, ne serait-ce que de quelques mètres et si le troupeau ou l’animal ne vous connaît pas, en général il va fuir. Et ce n’est pas du tout l’image convoitée ! Je prends donc énormément de temps, et je commence la prise de contact sans caméra. Je m’approche au fur et à mesure doucement, très doucement, voire discrètement, pour faire comprendre à l’animal que je ne vais lui faire aucun mal ; il va me regarder de temps en temps, il va reprendre son activité et continuer à brouter et ainsi de suite, sans caméra, ça c’est vraiment le plus important. Les fois suivantes, je vais revenir avec ma caméra, l’introduire, présenter ma caméra, c’est un moment très curieux, le micro directionnel est très long, tout poilu. C’est un début, une introduction, une présentation, on fait connaissance. Idéalement, faire une caresse, faire comprendre que je suis venu en paix, pacifique.

" Je les aime, ces personnages, ces personnes. "

 

Les fois suivantes, je commence à prendre une image, dans un rythme très lent, doux ; je dois montrer aux animaux que je suis bienveillant. Il est très important de tisser ce lien de confiance. Au bout d’un moment, j’arrive à me faire oublier, c’est là que je peux commencer à vraiment travailler, capter de belles images. Comme pour les êtres humains, je suis là pour leur rendre hommage, rendre hommage à ces animaux, les respecter. Le plus compliqué, c’est les moutons. Ils sont très peureux : il suffit qu’un seul panique ou fasse un geste brusque, pas forcément lié à moi et, en un quart de seconde, tout le troupeau peut partir de l’autre côté de la parcelle.

 

Je dois aussi penser à ma sécurité. Habituellement, lors d’un tournage, le cameraman a un assistant pour changer d’objectif, et dès qu’il y a un mouvement de caméra, l’assistant est là pour sécuriser son déplacement. Mais là, je suis seul. En me concentrant sur l’image, je ne vois pas forcément tout ce qui se passe autour de moi. Je dois donc repérer où sont les mâles, les béliers, les boucs, s’il y en a, parce que ce sont les plus agressifs. Il faut avoir les yeux partout et être conscient des risques…

 

Vous filmez aussi la relation qu’entretiennent les personnes avec leurs animaux. Il y a enfin une part d’interview, mais vous ne filmez quasiment jamais les personnes face caméra.

 

J’ai tendance à interviewer les personnes en fin de tournage plutôt qu’au début, lorsqu’on se connaît bien et qu’on est devenus souvent amis, même. On se fait confiance, et elles vont ainsi se livrer beaucoup plus facilement et naturellement… A ce moment-là, j’ai déjà une bonne idée du contenu, je sais ce qui peut compléter le film, en plus des passages où la personne m’a déjà parlé directement. J’envoie mes questions à l’avance. Et au moment de l’interview, je ne prends que le son, sans avoir à se préoccuper du décor, ni que la personne éprouve la pression de l’image. On se retrouve dans une situation de studio radio, on discute librement, et selon l’ambiance, cela peut durer assez longtemps.  

 

Les personnes que je filme vont faire partie de ma vie au quotidien pendant des mois et des mois. Je vais les voir à l’écran presque tous les jours, je vais passer des heures à les écouter… Je suis passionné par la prise d’images et la prise de son, mais je crois que je suis encore davantage passionné par le montage ; trier tout ce que je filme, en termes d’image et de qualité technique, mais aussi de contenu. En fait, c’est un grand mot, mais je les aime, ces personnages, ces personnes. C’est une relation très intéressante même par écran interposé, c’est un peu la magie du montage. J’apprends ainsi à les connaître et à mieux les défendre par la suite…


Propos recueillis par Isabelle Favre


Photo en tête d’article : Caroline Chatriot, éleveuse de races à faible effectif, Loire Atlantique. Caroline Chatriot a contribué à la renaissance de races anciennes : le mouton de Belle-Île et la vache Froment du Léon. Formatrice en biodynamie, elle confie des tâches variées à ses animaux : poules mangeuses de larves pour éviter les biocides, cochons recycleurs d’eaux “blanches”, bétail pourvoyeur d’engrais naturel...


Pour toute demande de projection, avec ou sans débat (cinémas, associations, communes, établissements scolaires…) : lesfilmsdelanse@gmail.com  

 

Crianza mutua


Selon l’anthropologue argentine Verónica Lema (1), la crianza mutua  définit à l’origine une « grammaire de la sociabilité andine » qui entraîne tous les êtres vivants dans un même élan – « en soin mutuel du singulier et de l’universel, une parfaite illustration de la trajection dans ses deux mouvements », en double sens (en ambos sentidos) et en avant (adelante).

(Ou : la crianza mutua exprime la relation bienveillante, le soin mutuel, que les peuples autochtones andins entretiennent avec tout ce qui les entoure, plantes, animaux, environnement etc.)

La crianza mutua confère un pouvoir d'action (agentivité) aux plantes, aux sols, au climat, aux animaux, aux collines et à l'espace, contrairement à l'idée de « gestion », qui donne un caractère plus passif (et donc plus facile à dominer) : action ou plutôt interaction, interdépendance. Tous ces agents se transforment mutuellement et, ce faisant, transforment le monde dans lequel ils vivent. Les humains et les « non-humains » se poussent continuellement les uns les autres à « être », comme le dit Ingold, de sorte que les actions humaines ne s’inscrivent pas dans l'environnement mais font corps avec lui. Une sociabilité “interespèces” dans laquelle il faut s’orienter au sein d’un milieu partagé, “en indivision”.

Il s’agit de prendre soin, prendre soin des plantes, des animaux, des humains, dans une attention mutuelle. Il ne s’agit pas d’administrer des soins mais de cultiver une communauté : plus qu’une connivence, une interaction, une co-suscitation. S’y rattache une modalité particulière de la domestication, dont la réalité n’est pas étrangère au monde occidental, même si elle a été forclose.


(1) - Verónica Lema, « Crianza mutua ; una gramática de la sociabilidad andina », 2013 : https://www.researchgate.net/publication/263929196


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