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Orélien Péréol, mort d'un "décalé chronique"

Orélien Péréol. Photo DR


On est tous de passage, c'est entendu. Orélien Péréol n'avait pas l'intention de s'attarder plus que de raison. Mais 71 ans, c'est quand même un peu tôt pour partir. Ex-enseignant, Orélien Péréol (de son vrai nom Roland Petit) était essayiste et écrivain, notamment pour le théâtre. Libertaire et scientifique, il se disait "décalé chronique". Il avait confié aux humanités un texte que nous avions prévu d'éditer en juillet prochain. Une longue "Lettre aux terriens" que voici sans attendre juillet, en hommage, avec une légère dédicace d'Eugène Durif.


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Eugène Durif : "On ne se reverra pas"


Orélien, je le connaissais un peu. Pas beaucoup. J'aimais bien son sourire. On se croisait plus ou un moins par hasard. Il avait écrit un article sur un de mes textes. On avait parlé plus d une fois de des pères et de leurs enfants. De l'Afrique aussi. Le Sénégal où il allait souvent. Sur plusieurs sujets, on avait souvent des opinions assez éloignées. Ça n empêchait pas de parler. La dernière fois que je l'ai vu, c est à l occasion de la présentation finale d'un stage autour d'Armand Gatti a la guillotine a Montreuil. On ne se reverra pas. Même si je le connaissais assez peu, comme je le disais au départ, il va me manquer.


Eugène Durif, pour les humanités, 5 avril 2024



Orélien Péréol, le 2 septembre 2023, lors d'une randonnée poétique au 1er Festival des humanités, à Cenne-Monestiés, où il avait lu,

en avant-première, un fragment de "Lettre aux Terriens". Photo Jean-Marc Adolphe


𝗟𝗲𝘁𝘁𝗿𝗲 𝗼𝘂𝘃𝗲𝗿𝘁𝗲 𝗮𝘂𝘅 𝘁𝗲𝗿𝗿𝗶𝗲𝗻𝘀 (inédit)


Sans la Terre, t’es rien. Sans les autres terriens, t’es rien. Sans les autres t’es rien, t’es rien.


Un virus malin a abondé l’air et nous a incité à nous calfeutrer dans nos maisons. Il s’est répandu par ses propres moyens : le plus souvent, il a sauté d’une poitrine à une autre ; quelquefois il s’est accroché aux objets puis à la main qui prend l’objet derrière celle qui l’a posé. Ces procédés sont faibles en apparence, pourtant ce virus comme tous les virus a pris l’avion, sans billet ni passeport. Il s’est terré dans les poumons d’un terrien et hop ! Il est apparu à l’autre bout de la planète. Il s’est grimé sans cesse et nous avons dû régulièrement refaire les pauvres boucliers biochimiques que nous avons pu concocter. Nous en avons plusieurs de ce type. Chaque fois, nous les oublions.


Cette pandémie aurait dû nous mettre sous le nez le caractère irréductible de la solidarité humaine : nous sommes unis, pauvres terriens, nous sommes unis les uns aux autres comme sont unis les atomes d’un solide, nul ne peut s’en échapper. Solidarité ! Solidarité signifie l’indestructibilité de ce lien, solidarité, au contraire de solide, ne signifie pas robustesse.


Quoique !

Quoique, nous pourrions transformer notre indépassable solidarité planétaire en solidité pleine de noble force, à condition de le vouloir et de l’organiser. Terrien, tu fais tout le contraire.


Tu ne vois que toi. Ta liberté, Ton orgueilleuse solitude, moi, moi, moi… Moi d’abord et moi seulement… après moi le déluge… Les Terriens se sont imaginé depuis longtemps que leur vie était dans leurs mains et dans leur tête, que ce qui les concerne commençait au moment où cela vient vers eux, et qu’ils s’en emparent. Comme si la fleur poussait quand l’homme paraît, la voit et la cueille… La terre ? le soleil ? la pluie ? les saisons ? la graine ? les ancêtres ? l’espèce ? les insectes ? Tout ce qui fait que la fleur est là où elle est, dans l’état avantageux où elle est. Rien. Cela compte pour du beurre. Indispensable pour la fleur, aucune importance pour l’homme. Bien sûr que c’est là, on veut bien l’admettre, si on y pense, si on nous y fait penser mais puisqu’on n’y fait rien, puisqu’on n’y peut rien, c’est comme si ça n’était pas.


Nous savons et voulons bien reconnaître que, dans certaines parcelles, des jardiniers… des laboureurs… des éleveurs… aident les processus de santé et de fécondité des plantes ou des animaux qui sont là même si personne ne fait rien, même si personne ne les aide, les favorise, et ma foi... tout va mieux, pour l’homme. Ils sont devenus si peu de gens de nos jours… et si loin de nous !... Du moins, dans nos pays riches !

L’air que je respire a fait trois fois le tour du monde et l’eau que je bois de même. Je ne sais rien de ce chemin millénaire, millionnaire ! moi, pauvre Terrien qui peux à peine devenir centenaire !... Comme je ne le sais pas, comme m’en occuper n’aurait aucune utilité, je le délaisse, puis je l’oublie enfin je le nie.


Je suis meunier. Je creuse le lit de la rivière, je fais un petit bassin, la rivière aussi fait un petit bassin. Je dis que c’est moi tout seul. La rivière n’a pas son mot à dire, si je fais un réservoir pour mon moulin, l’eau vient dedans. Qu’est-ce qu’elle pourrait faire d’autre ? Moi, je pourrais faire autrement. Je fais ce qui m’est utile et je sais ce que va faire l’eau. Donc, je choisis l’emplacement, juste en amont d’un raidillon et j’édifie un barrage, de pierres et de ciment, le niveau de l’eau monte. J’atténue l’effet des crues du printemps, et de la sècheresse de l’été. Gains collatéraux. Je construis un bief, avec une toute petite pente et une vanne. Et ainsi conduite, l’eau se jette avec rapidité, volume et fracas, là où je veux : sur les pales de la roue. La chute est importante et la roue tourne vite, et son axe, mon arbre, tourne vite et fort, et le "broyon", roule vite et fort dans la meule dormante et le blé se fait farine en grande quantité, et de bonne qualité. Les paysans viennent chez moi en nombre, les boulangers viennent chez moi en nombre.


De quoi est faite la meule ? C’est Une pierre ! Évidemment, pas n’importe quelle Pierre et avec un tailleur de métier… Et l’âne qui a tiré la charrette pour apporter la pierre là où elle me sert ? Il est mort depuis longtemps ! des pierres, il y en a partout. Le moulin, où j’habite, c’est ma maison ! avec son atelier au premier, c’est le gagne-pain de ma famille ! est de pierres aussi… Et les ânes, c’est pas ce qui manque ! De quoi est faite la roue ? Oh ! de bois et de fer. Dieu l’avait mise là pour moi ? comme oubliée ? négligemment ? Et comment j’ai eu l’idée ?

Eh bien… en fait… l’idée est venue doucement au cours des siècles. Quand je suis né, il y avait ici, dans le rapide, un petit moulin sans barrage, avec une roue à aubes, horizontale, d’un mètre. Et l’eau qui descend tout le temps ? Si c’est mon intelligence qui la fait couler de haut en bas ? Comment elle remonte ?


C’est la Terre, Terrien, c’est l’atmosphère, c’est pas ta gueule. Tu es sur un petit tronçon du voyage de l’eau. L’eau est un globe-trotter, chaque goutte d’eau va fureter partout. En des millions d’années, elle a touché les fonds des dorsales, elle s’est figée dans les glaces, elle a volé dans l’air, elle a flotté dans des nuages animés par des souffles changeants, elle est tombée en pluie, en neige, en grêle, selon le froid, elle se glisse dans la terre et s’y cache, absorbe toute sorte de bonnes choses pour les plantes qu’elle nourrit et abreuve par en dessous. Elle repose et tu creuses un puits pour boire, elle cavale sur la terre, à la descente, toujours à la descente, et là, tu la vois meunier, qui court continument en un seul sens et tu en fais ton miel, si j’ose dire… avec toutes ces aides dont je t’ai forcé à parler parce que tu ne les considères pas.

Ton problème, Terrien, c’est que tu cherches à te cacher à toi-même que sans la Terre t’es rien. T’es juste un élément sur un parcours si vaste que tu ne peux en faire qu’une infinitésimale partie. Tu te racontes que c’est toi, que toi, seulement toi, ton intelligence, ton travail coordonné en vue d’un but qui explique ton industrie, Oh ! ce trop vieux mot d’industrie…


Tout ce que tu fais, qui t’es si agréable, provient de la bonté des choses envers toi. Même la pierre est gentille.

Elle est dure ; il faut que je la tape fortement et longuement, elle me casse la main, ma peau devient corne de crapaud… je dois la contraindre, elle m’oblige à cogner, cogner, cogner encore dans la carrière, sous la pluie ou sous la cagna, elle n’est pas amicale, elle est une sorte d’ennemie rétive et malcommode, il me faut faire des efforts énormes pour la dompter ! Pour qu’elle prenne sens à mes yeux, qu’elle porte un nom : « meule », fasse sa besogne si profitable, selon mes vœux : séparer la farine et le son du blé, je dois la maltraiter et me maltraiter.

Le marteau, fer et bois, les ciseaux, métal, la pierre, la connaissance des pierres, parce que la pierre, sans la connaissance des pierres !... tout cela… je ne le dois qu’à moi, qu’à mon métier, qu’à ma technique. Je suis un artisan. La collaboration de la pierre, je ne la demande pas, je ne la veux pas, je veux bien qu’elle soit là, ce n’est pas dans mes cordes, je ne peux rien y faire, ça ne compte pas, je ne la vois pas… elle n’existe pas ! Si je n’étais pas là, crois-tu qu’il y aurait des chemins pavés ? Même avec toutes les pierres qui gisent de-ci de-là, il n’y aurait pas de tas structurés, des chaussées, des ponts, des murs, des tours et des donjons… Il n’y aurait pas la muraille de Chine ; ni les pyramides. Si je n’étais pas là…


Essaie un jour de faire cuire une pierre comme tu fais cuire la terre pour les briques… tu verras que si la terre se fait cuire, c’est l’intelligence de la terre qui lui donne ce talent, et que si la pierre se fait tailler, c’est l’intelligence de la pierre qui te permet d’en faire une meule, ou autre chose que tu veux, un pavé, un château derrière ses remparts, une arène, Notre-Dame, une statue... Même sans faire cette expérience idiote, tu sais que j’ai raison : C’est ton intelligence liée à celle de la pierre qui te donne ce pouvoir d’arranger la pierre en meule pour faire ton blé, en vendant de la farine au boulanger ; c’est l’intelligence de la terre qui te permet d’en faire des pots, des amphores pour garder l’eau, le vin ou l’huile, des briques pour des maisons.


Tu n’es pas un maitre dont la volonté suffit. Tu es le serviteur des lois de ce monde et tu y prends ta part pour éloigner la trop grande dureté de ta condition animale-humaine. Le dommage, c’est que tu ne vois que toi, c’est que tu te crois le roi, tu es le roi qui donne son nom à la victoire, dédaigneux des soldats, dédaigneux des morts et des blessés, dédaigneux de tout l’arrière-pays qui ne vit plus que dans l’économie de guerre, dédaigneux de tous tes serviteurs, aides de camp, intendants, cuisiniers, magasiniers, maréchaux-ferrants, palefreniers, armuriers… sans compter les chevaux… Le roi a gagné la bataille ! Il le dit, tout le monde le dit, alors qu’on ne fait rien tout seul !


Tu bâtis un écart énorme entre tes besoins physiques et ta vie quotidienne. Tes obligations corporelles s’allègent, s’envolent presque… Le dommage, c’est que tu ne vois qu’un acteur de cet éloignement si doux : toi, Terrien, alors que t’es si peu ! Juste… tu t’adaptes, tu accommodes, tu bricoles, tu t’habitues, tu t’accommodes…


« Je pense, donc je suis » voilà la vérité, telle que tu crois l’avoir découverte !


Tu te vois comme un esprit pur, chevauchant un corps impur, sale, nécessiteux, vite puant et finalement mourant, t’entrainant avec lui dans le néant. Tu n’es pas près de voir ni de savoir que tu es plein de bactéries et de virus, sans lesquels tu ne saurais vivre. En même temps, ton travail intellectuel, dont tu exaltes tant la grandeur et la beauté, et dont tu surestimes beaucoup la puissance, vise à réduire toutes ces contraintes de ton corps : ne pas avoir faim, dormir puissamment à l’abri, faire taire la maladie et les souffrances. Dans ton « je pense donc je suis », ce but, si pragmatique, si terre à terre, on n’en voit pas la trace. On ne voit pas non plus par quel interstice l’extérieur de toi pourrait entrer. Cela rabaisserait considérablement dans ton esprit l’effort d’abstraction que tu entreprends et réussis si bien.


Dans ces trois domaines difficiles pour toi, Terrien : nourriture, sommeil, douleur, tu peux être fier. Tu y es vraiment bien parvenu. Tu vis longtemps, tu vis vieux. Même les pauvres qui meurent plus jeunes que les riches vivent vieux par rapport à tous leurs frères humains des temps anciens.


Moralement aussi, tu as fait des progrès. Tu as su modérer ta fâcheuse tendance à voler les autres plutôt qu’à travailler à des richesses nouvelles. Tu es toujours à cheval sur cet instinct de taper pour prendre à l’autre, de taper pour le réduire au silence, à l’inaction, pour lui raconter qu’il est le mal. Tu as toujours envie de prendre à ton semblable, de te servir dans sa main, dans son champ, dans sa maison, dans son placard, dans son saloir, dans son grenier, dans son étable. Tu as toujours le sentiment qu’il n’est pas assez comme toi pour mériter de vivre sa vie selon ses vœux, tu as toujours le désir de crier pour le faire taire, de le frapper, qu’il ait peur, qu’il s’éteigne de lui-même… le mieux pour toi, c’est quand il s’efface sans même te désigner, comme si c’était de lui-même. Tu as un peu su porter les yeux sur toi, diminuer les conséquences mauvaises de ce défaut par trop prégnant : réduire tes contemporains pour t’accaparer leurs biens, faire marner ceux que tu peux dominer, les rendre esclaves, garder pour toi les fruits de leur travail, ne leur donner que ce qui leur est nécessaire pour qu’ils ne tombent pas malades et ne meurent pas.


Tu sais que pour garder ta force en toutes circonstances, il te faut éloigner la fragilité. Il te faut des réserves pour les coups durs. L’homme sans réserves n’a pas de rattrapage, il prend la mauvaise saison, l’inondation, la tempête, le feu à la forêt, la charge de l’éléphant sur sa maison, le nouveau virus dont on n’a pas fait la carte d’identité, il prend tout ça en pleine face et s’en trouve gravement défait. Sans réserves, reprendre pied convenablement après les cataclysmes est trop difficile, prend trop de temps, épuise les plus forts et les plus volontaires, désespère les plus courageux. Tu veux tenir à distance tes besoins : manger, dormir, être en bonne santé, tu veux les tenir en respect. Tu ne veux pas qu’une de ces contraintes pèse soudainement tellement fort que tu ne puisses vivre, ou que tu vives trop mal, ne sois obligé de t’y consacrer pleinement, que la souffrance vienne compenser le manque. Tu ne veux pas souffrir.


Sans la Terre, t’es rien ; avec la Terre, t’es pas grand-chose. Il te faut respirer sans cesse. Sous l’eau, tu meurs vite. Tu tiens le coup entre deux repas, mais il t’en faut régulièrement pour être à l’aise, et de bonne quantité, et de bonne qualité. La faim est une souffrance aussi et si tu n’y prends garde, la maladie et la mort entrent par là.

Tu as tendance à être collectif pour la nuit. Tu veux bien veiller sur le sommeil des autres, pourvu qu’ils veillent sur le tien. Pour la chasse, tu souhaiterais être plutôt individualiste et manger le lièvre que tu as attrapé, car enfin, c’est toi qui l’as attrapé, et personne d’autre.


Dès que tu as un peu de surplus, tu fais des enfants et augmentes le nombre des membres de ta société, jusqu’à retrouver un peu de pénurie.


Quand tout va trop mal, tu vas voir ailleurs. Tu migres. Tu trucides les populations que tu rencontres ou tu te fais trucider par elles selon le rapport des forces militaires… techniques. En cas de quasi-égalité, une nouvelle société, avec une culture métissée, peut finir, générations après générations, par se bâtir. Une culture métissée, c’est-à-dire une culture. Toutes les cultures sont métissées si on les regarde vraiment, sur la durée historique humaine, et non sur les dernières générations.


Avec ces caractéristiques de ta personnalité, tu as su te modérer. Tu as du mal à allumer en toi cette intelligence qui te dit que l’autre est un autre toi, qu’il est un autre pour toi et que tu es un autre pour lui et que vous devez conjuguer vos efforts, musculaires et intellectuels. Tu as du mal à allumer cette flamme collaborative, mais tu y arrives un peu. Tu as du mal à faire travailler la solidarité de fait qui te lie à tous les autres humains du côté de la coopération. Mais tu y arrives un peu. Tu as inventé le débat, et tu l’as respecté suffisamment pour ne pas dépenser toute ton énergie à te battre et à t’entretuer.


Comme tu ne vois que toi, tu exploites ce qui t’entoure. Tu mets tes semblables, les autres Terriens, dans le paquet de ce qui t’entoure. Tu t’accapares les animaux dans tes parages sans vergogne et en disposes librement.


Je m'appelle Boubacar, et j'habite un village de la brousse. Un jour, je rentrais de l'école et j'étais mécontent parce qu'un méchant feu de forêt m’obligeait à un long détour. J'accélérais le pas, pressé que j'étais de boire le bon lait à la cruche avec un bon gâteau bédoume de maman. Soudain, je m'entends appeler par une grosse voix, au ras de l'herbe sèche, devant moi. Je m'arrête. Je craignais que ce fut un serpent, encore que les serpents n’ont pas une voix caverneuse comme celle que j’entendais. Je scrute le sol et je distingue une forme oblongue, inattendue, de même couleur que les herbes : un crocodile ! En pleurs ; je n’aurais jamais cru qu’un crocodile puisse verser des larmes !


- Je me suis égaré, je ne sais plus où est le marigot et le feu vient sur moi.

- Ça c’est sûr ! Tu es loin de l’eau… Comment tu as fait ?

- J'ai voulu visiter le vaste monde.

- Eh bien, de quoi te plains-tu ? Tu y es dans le vaste monde.

- Je ne veux pas mourir dans le feu. Je veux retrouver la mangrove.

- Débrouille-toi. Je n'ai pas le temps et je crains les ingrats. Écarte-toi.

Il ne bouge pas. Après un temps, je repris, de la voix la plus forte que je pus :

- Laisse-moi passer !

- Porte moi jusqu'à la mangrove. Je serai généreux avec toi. Je te montrerai le trou d'eau avec de l'or au fond.

- Un trou d’eau avec de l’or au fond !

J'ai accepté, alors que ma mère m'a défendu de faire confiance à n'importe qui. Surtout n’importe qui avec de grandes dents. Le crocodile a bien voulu entrer dans une besace que j'ai toujours sur moi. Je l’ai ficelé. Il ne pouvait plus me mordre et je l'ai pris sur mon dos. En route, on continue de discuter, le crocodile et moi. Il me raconte que sa mère lui a interdit d'aller dans la plaine. « Tant que tu es sur la pente, tu sais où est la rivière, si tu vas dans la plaine, tu ne sauras vite plus rien. Tu vas de ci de là, cahin-caha, et tu perds le nord. J'ai cru qu'elle voulait m'empêcher de devenir plus puissant par la connaissance du monde. »

- Il faut toujours écouter sa maman, » ai-je dit timidement, parce que j'étais en train de désobéir à la mienne. Et sacrément !


Arrivé au bord de l'eau, j'ai voulu faire sortir le crocodile, mais il m'a dit qu'il ne voyait pas où il était ; il voulait que je trempe le sac dans l’eau, qu’il sente son élément et que je le libère ensuite. C'est ce que j'ai fait, je suis entré dans la mangrove jusqu'à mi-cuisse, j'ai plongé la besace et l’ai ouverte.


Ah ! Le crocodile était tout content, il fit un petit tour vers le large, une boucle et revint vite vers moi.

- « Dis-moi... Cette histoire d’ingratitude… Je n'ai jamais entendu parler de ça. Vous êtes comme ça, vous, les Humains ?

- Oh non, non, sûrement pas. Nous, les humains, nous nous épaulons et remercions ceux qui nous protègent ou nous aident, ça se passe seulement entre non-civilisés, entre barbares, entre sauvages si tu préfères.

- Tiens, tiens, tu veux dire entre bêtes sauvages reprit le crocodile. On va voir ça. On va demander aux passants leur expérience de la chose, ce qu’ils pensent de la gratitude ou de l’ingratitude des êtres vivants. » Et hop, il m'attrape le mollet.

J’ai feint d’être d’accord.

- Et après, tu me montres le trou d’eau et d’or ?

- Mais bien sûr, répondit le crocodile, pour qui me prends-tu ? Pour un sauvage ?… Pour un ingrat ?... Pour un ingrat sauvage ?

Je ne sus que dire. Me voilà obligé d'attendre, la patte dans le piège des mâchoires puissantes.

Au bout d'un long temps, je vois arriver une jument, vieille et squelettique, la peau râpée et pleine de nids à moustiques, qui tenait à peine sur ses pattes, descendant la pente n'importe comment, glissant, tantôt sur le dos, tantôt sur la tête, tantôt sur les fesses, se rattrapant de justesse à n’importe quel bout de plante. Elle finit par arriver et s’approcha pour boire.

Le crocodile sort de l’eau et la jument s’effraie. Elle supplie : « Je suis vieille, malade, éreintée, exténuée, j’essaie de boire en même temps que l’éléphant, mais je n’y arrive pas tous les jours ! » Et le crocodile de rétorquer :

- Débrouille-nous d’une dispute, et je te laisse te désaltérer. Connais-tu une histoire de bienfait payé d’ingratitude ou même d’un méfait ?

- Bien sûr. Il n’y a qu’à voir ma vie. Jeune, j’étais à la ferme, bien nourrie et choyée. On me promenait, on me faisait jouer. Les jours de fête, j’étais décorée, je défilais et tout le monde dans la foule applaudissait à mon passage. Cela a duré tant que j’ai eu des petits. Mes petits étaient pour l’homme, je ne les voyais pas. Mais quand j’ai pris trop d’âge, je n’ai plus eu que coups de bâtons, attelée à la charrette ou la charrue. Et puis, enfin, plus rien. Rendue à la nature, sans forces, sans plus de vitesse dans mes jambes. Voilà comme l’homme m’a récompensée des services que je lui ai rendus !

Je m’agite aussitôt.

- Elle raconte n’importe quoi, laisse-la boire et demandons encore à quelqu’un.

- Ce n’est pourtant pas une bête sauvage et elle parle de l’ingratitude des hommes.

- Tu vois bien qu’elle est devenue folle : elle vient boire toute seule et n’attend pas l’éléphant qui la protège de sa masse. Demandons à quelqu’un de censé et de bien portant. Pas à une vieille peau que l’âge a dérangée !

Le crocodile accepta. Il se tapit sous l’eau. L’attente reprit. Vint plus tard une poule. Le crocodile apparaît encore.

- Petite poule, tu ne boiras que lorsque tu auras donné ton avis sur la question qui nous occupe, sans quoi je te mange, bien que tu sois petite et que je resterai sur ma faim : Connais-tu une histoire dans laquelle un bien est payé par un mal ?

- Mais la mienne, crocodile : je nourris l’homme fort souvent, il me prend mes œufs et les faits cuire, il me fait faire des petits en veux-tu en voilà pour les tuer, les plumer, les manger. Il me nourrit de rien, des restes de ses repas. Et mes jours vont ainsi : rien pour moi, tout pour lui dans ma très courte vie sans jamais de merci !

Je repris en urgence :

- Laisse la boire, ce n’est pas une petite boule de plumes avec un bec tout tendre qui sait comment va le monde. Tu sais combien de temps vit une poule ?

- Je commence à être fatigué de toi. Tu récuses ceux qui passent, alors qu’ils disent la même chose. Encore un et pas un de plus !

Et il replongea lentement. Moins d’une minute après, il réapparut.

- Au fait, combien de temps ça vit, une poule ?

Je n’en savais rien. Nous, les poules, on ne les laisse pas vieillir ! J’ai répondu n’importe quoi : « Deux ans. » Heureusement, la petite poule était déjà repartie et ne pouvait me contredire.

- Ça laisse le temps de connaître les hommes.

Vint Leuk le lièvre et l’histoire recommença. Mais Leuk voulut savoir comment il se faisait que le crocodile tenait l’homme par le mollet dans la rivière, loin du bord. On lui conta. Il ne voulut point croire l’histoire :

- Quoi ? Le crocodile a tenu dans ce petit sac ? Non non non, ce n’est pas possible. Et toi l’homme, gringalet comme tu es, tu as pu le porter ? Vous mentez tous deux. Je ne vous crois pas. Je ne vous croirais pas tant que je ne l’aurais pas vu.

- On va te montrer, fit le crocodile, vexé.

A ces mots, il sortit de l’eau, entra dans la besace et je la fermai avec les ficelles.

- Porte-le ! Montre-moi ! reprit le lièvre et quand le crocodile fut sur mes épaules : Ne mange-t-on pas la chair de crocodile chez les hommes ?

- Si !

- Rapporte-le chez toi et régalez-vous de ma part. Il n’y a plus de mal puisque le crocodile a tenté de perpétrer un méfait en échange d’un bienfait.


Et nous revoilà en campagne ! Non loin du village, je croisai un chasseur, je lui dis que le lièvre était en train de boire à la rivière et qu’il lui fallait se dépêcher pour ne pas laisser partir cette viande si bonne. Mais quand le chasseur arriva, Leuk le lièvre, qui connaissait l’affaire, avait déguerpi depuis longtemps ! Le chasseur avisa Diargone-l’araignée dans sa toile au deuxième étage d’un arbre : « Tu n’as pas vu Leuk de là-haut ?

- Et pourquoi devrais-je te répondre ?

- Tu as des yeux pour voir, tu pourrais m’aider.

- Terrien de pas grand-chose, tu as tous les toupets. Ainsi, je pourrais t’aider ! Sais-tu seulement pourquoi je loge ici ?

- Comment le saurais je ? Je ne suis pas gardien de tes jours.

- Eh bien vois-tu, je logeais dans ta case. Je te débarrassais de mille moustiques, mouches et autres gêneurs qui te tannent le derme et abiment ta vie, et puis un jour tu m’as vue, toute petite dans un coin, juste sous le toit et je ne sais pas ce qui t’a pris, ça t’a rendu fou, tu m’as chassée à grands coups de balai. Tu as brisé ma toile et si j’avais eu des os, tu m’aurais brisé les os ! C’est grâce à ça que je ne suis pas morte !

- Veux-tu te taire petit animal de pacotille !

Et là-dessus, le chasseur lui décocha sa sagaie, qui fut attrapée par un singe au troisième étage de l’arbre : « Sauve toi gredin, tu es le Terrien le plus ingrat de tous les Terriens de cette planète. Tu te crois fort alors que nous, les bêtes, nous t’assistons pour tout ! »

Le chasseur repartit à reculons, de crainte que le singe ne lui plante la lance dans le dos. Il ne dit jamais à personne comment il avait perdu sa sagaie en courant après le lièvre.

Quant au trou d’eau avec de l’or au fond, personne n’a jamais su où il se trouvait !


Tu vois, Terrien, tu as su tenir un peu par la pensée ton avidité et ton ingratitude. Au moins entre humains. Pour les animaux, tu t’es toujours lâché. Pour tout ce qui ne dépend pas de toi, qui ne te ressemble pas, pour les montagnes et les paysages, pour la mer immense et abyssale, pour les plantes, les arbres, les légumes, les fruits, pour les pierres, que ce soit les cailloux du chemin ou les émeraudes, pour les matières souterraines qui te chauffent l’hiver, te transportent en nos temps modernes, pour l’air invisible que tu avales et recraches sans cesse, tu t’es toujours lâché. Tu as su te tricoter un peu de restriction sur ta cupidité, ta ladrerie, ton mépris de la vie de l’autre. Un peu.


L’idée de Dieu.

L’idée de Dieu, créateur du Ciel et de la Terre, rend les humains tous frères et sœurs. Cette transcendance est humano-déclarée, sauf pour les croyants. L’idée à peine posée, la division reprend : il y plusieurs Dieux uniques et les tenants de l’un font la guerre aux tenants de l’autre. Et même ceux qui croient dans le même Dieu unique arrivent à se diviser, à se haïr, et à s’entretuer. Oh ! Les frères et les sœurs ne sont pas forcés d’être les meilleurs amis du monde. Même, depuis Abel et Caïn, on ne déteste vraiment bien que son frère.

Rien ne marche jamais vraiment !


Il est des civilisations sans Dieu. Plutôt à l’Orient. L’orient par rapport aux Européens. Des civilisations pour lesquelles l’idée de dieu est incompréhensible. Des civilisations pour lesquelles il ne pourrait y avoir une création d’un côté, avec un créateur de l’autre. Tout est là, donné, révélé et absolument mystérieux. Ce donné n’est donné par personne, et ne peut qu’être respecté.


La Chine se place sous la bienveillance du Ciel… et du tao, la voie. Le ciel est la nature. Les règles : Commencement – essor – profit – rectitude. Printemps-germination, éclosion-maturité, récolte, droiture envers cet ordonnancement des choses. Régulation de la vie, le mal est le dérèglement. L’homme accompli impacte le moins possible ce qui l’entoure et dont il est fait. Le temps n’accumule pas. Il n’y a pas de sens de l’Histoire, il n’y a pas de déchéance originelle à réparer.


Ailleurs en Asie, Bouddha et ses disciples ont vu que le désir était source des manques et des frustrations, ainsi source de la souffrance humaine, source de l’agressivité. Ils ont choisi de calmer ce désir insistant d’avoir ce qu’on n’a pas, d’avoir plus de ce qu’on a. Bouddha dit : « Vivez comme si vous deviez mourir demain, apprenez comme si vous deviez vivre toujours. » Et encore : « La vie n’est pas un problème, mais une vérité à expérimenter. »


A l’inverse, l’idée de Dieu fut la maitresse de l’Occident, comme une maitresse d’école. Au commencement était le Verbe et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous. L’idée d’abord. La parole, la Parole de Dieu, la prière, le sens de la vie… L’idée d’abord ! L’homme de Dieu cherche à comprendre. Il voit la vie comme un problème qu’il décompose en une multitude de problèmes plus petits.


Les droits de l’Homme.

Les droits de l’Homme posent une égalité des hommes, sans prétendre la tenir d’une transcendance. L’irréductible solidarité humaine de fait se donne des tables de la loi.


En principe, les croyants en dieu peuvent remettre, en leur for intérieur, l’égalité contenue par l’idée de Dieu, les frères et les sœurs, dans l’égalité des droits de l’Homme. Les droits de l’Homme intègrent toutes les autres aspirations à l’égalité, pour les hommes de bonne volonté. D’une certaine façon, c’est encore une égalité liée à l’idée de dieu.


Quant à l’application de ces droits, elle laisse autant à désirer que l’application de l’égalité des frères et sœurs en dieu. On peut penser à la colonisation de l’Afrique et à l’esclavage des Africains, dont on parle beaucoup en ce moment, et qui donne l’air de montrer que les droits de l’Homme étaient les droits de l’homme blanc. Mais que l’on songe à Zola, à la mine, aux guerres, aux tranchées, à l’extermination des juifs, à la déportation des Lituaniens et à la façon dont on ne la connaît pas… à la fusillade de Fourmies, et à la façon dont on ne la connaît pas… à l’holodomor et à la façon dont on l’a appris… que l’on songe à la colonisation de l’Irlande par les Anglais et à celle de la Chine et de la Corée par les Japonais, à celle de la Grèce dans l’Empire Ottoman.

Rien ne marche jamais vraiment.


Les droits de l’Homme postulent, encore ! un homme pur esprit, un homme qui est parce qu’il pense. Il manque à cet Homme de se reconnaître Terrien. Il manque à l’Homme des droits de l’Homme, ses atomes, ses molécules, ses cellules, ses liquides, son sang, sa salive, son urine, ses deux semences, il lui manque ses humeurs, ses invités, parasites et commensaux internes et externes. Il lui manque de se prendre pour un Terrien. Comme à chaque fois ! Le tort des droits de l’Homme est de ne rien considérer de ce qui le fait Homme. L’homme des droits de l’Homme est une ile dans le ciel des idées. C’est un bel effort de solidarité intercontinentale, planétaire, entre les Terriens, qui va clopinclopant, mais qui shunte ce qu’il faut bien appeler la nature, ce que le Terrien trouve et sur lequel il ne peut rien. Il manque aux droits de l’Homme les droits de la Nature, car il est un homme… naturel… l’homme. Les droits de l’Homme ne sont pas les droits du Terrien.


La nature, de par le fait que les droits de l’Homme n’en parlent pas, est comme un grand sac sans fond dans lequel l’Homme puise sans retenue. Tu n’as rien fait, Terrien, pour que ladite nature soit là… tu as le pouvoir de t’en servir et de t’y servir… si ladite nature le rend possible. Et tu te sers à foison, si tu le peux. Tu te goinfres si tu le peux. Tu en veux toujours plus. Tu n’es pas regardant, tu es confiant, confiant, confiant…


Il t’a fallu du temps pour inventer un Dieu unique et encore plus de temps pour inventer les droits de l’Homme et quand tu les as inventés, l’un et les autres, tu as continué à chercher à avoir raison par la force.


L’égalité réside dans le fait que les hommes sont mortels et le savent. Solidarité de la faiblesse. Subséquemment, tu ne devrais pas infliger à autrui la mort ; ni les petites morts : les embrouilles, les mensonges, les calomnies, les fausses promesses, les trahisons, les mépris, les paroles cassantes, les gestes offensants, les coups, les blessures, les souffrances, l’exploitation…


L’égalité des hommes réside dans le fait qu’ils sont mortels et le savent. À rebours, si un homme en tue un autre, il devient comme Dieu, il maîtrise la vie d’un semblable, par la maitrise de sa mort. Que la situation qui lui permet cette supériorité, qui brise les systèmes de modération en leur assise universelle, que cette situation puisse lui échapper et se renverser ne retient pas tous les hommes.


Sans les autres Terriens, t’es rien. A ceci près, qu’un t’es rien que tu peux rendre moins que rien… Tu as du mal à t’empêcher… Tu es fait ainsi. Et on peut tout de même te le reprocher, te brimer, te sanctionner, te punir, si tu ne t’empêches pas… pour te punir, il faut être plus fort que toi !


Tu es devenu reprochable, selon les règles que toi-même t’es fixées. Ce qui n’assure pas le bonheur de tous mais qui n’est pas rien. Il vaut mieux conserver la possibilité du jugement contenu dans ces Droits.


Se passer de Dieu, faire de l’homme la mesure de toutes choses, lui donner des Droits, autonomes des croyances, ne s’est pas fait n’importe où, ne pouvait pas être et apparaître n’importe où. Il a fallu une sorte de miracle, pardonnez-moi ce trait d’esprit : un territoire assez petit, l’Europe, avait des caractéristiques propices à ce développement de l’esprit humain. L’Europe est partie, dans ce parcours qui a entrainé le monde entier, avantagée par son territoire, sans avoir rien fait, sans l’avoir mérité !


Elle avait l’eau en grande quantité, elle avait des terres arables qui donnaient plus quand on les travaillait bien, conférant grande valeur au travail. Elle avait une température modérée, avec des saisons. Elle avait des animaux sympathiques et résolus compagnons des hommes. Certains peuples n’ont pas de chevaux, certains peuples ont des lamas, ou des chameaux, mal commodes, ou des zèbres, sauvages et rebelles… ils ne font pas ces progrès, ce n’est pas de leur faute, c’est comme ça, un désavantage, rédhibitoire.


L’Europe avait une religion, s’était fait une religion, suffisamment détachée de la politique pour accepter, après bien des combats, que l’observation des choses passe la révélation divine.


L’Europe a réussi à intégrer aux chemins de son progrès le travail positif du négatif… cela consiste à prendre la critique comme contenant de la vérité et susceptible, de ce fait, de rapprocher les critiqués de ladite vérité. Il y a eu des opposants empêchés de s’exprimer, mis en prison, assassinés même. Cependant, l’exclusion des opposants n’a pas été érigé en principe. Elle n’a pas été inscrite dans la loi, comme dans des pays où existent des délits appelés « atteinte à la sûreté de l‘État », « discrédit de l’armée »… des pays où il y a une vérité officielle et des délits ou crimes de « propagation de fausses nouvelles »… et d’autres appellations de contrainte sur le constat des faits, la naissance de la pensée. L’application du respect de la critique a eu bien des exceptions, tout comme l’amour du prochain en Dieu, tout comme l’égalité des droits de l’Homme ; c’est pourtant avec l’inscription de ce principe dans son mental que la science a pu progresser en Europe.


L’intégration des critiques au flot du discours commun a produit la connaissance exacte, véridique du monde et dans les relations des hommes entre eux, la démocratie comme résolution des conflits : débattons plutôt que des bâtons. On a choisi l’idéal, débattre ; dans les faits, ça n’est ni pur ni parfait.


Dans leur recherche des lois du monde, prenant entre autres moyens le respect réciproque des hommes en désaccords, les Occidentaux ont trouvé la force de la vapeur et, par une chance qu’ils n’ont pas provoquée, l’Europe avait dans son sous-sol le charbon pour le feu et le fer pour la mécanique. L’Europe s’est développé donc avec ces moyens et elle n’a vu que sa compréhension des lois de la physique, elle n’a pas vu l’extraordinaire participation gratuitement offerte du fer et du charbon, qui stagnaient sous les pieds des Européens. Pendant tout ce temps, elle a continué à qui mieux mieux ses guerres intestines entre nations et aussi à l’intérieur des nations. Elle a même augmenté la puissance de ces guerres par la puissance de ses machines ; des problèmes politiques l’ont amenée souvent à utiliser son progrès technique contre elle-même.


Cependant, la science a pris quasiment la première place. La science est le discours conforme à ce qui se passe vraiment. La science se soumet à ce qui existe, dit de quoi les choses sont faites, d’où elles viennent, comment elles évoluent, comment elles changent, de forme, de place, de température, de structure… La science dit, si elle le peut, comment les choses vont se transformer au cours du temps et ce qu’elles vont devenir.


Les Européens se sont mis à tout noter. Ce sont les seuls à avoir fait cela. Linné, Suédois, Buffon, Français, ont documenté les animaux, espèce par espèce. Ces savants ont observé les anatomies, l’emploi que les animaux faisaient de leurs journées, leurs modes de nourriture, de reproduction, ils ont noté, noté, noté comment étaient les bêtes, dans leur détail, finement. Travail de greffier, fastidieux, pointilleux, sans imagination. Ils ont commencé à établir des critères de classement et des débuts de classement. Ils ont peu créé, ils ont besogné patiemment, systématiquement. Buffon s’est éclaté par le style de ses descriptions ! Ç’a été sa part de création. Avec cette observation obstinée des choses et des phénomènes, la science a fait progresser la technique.


En écartant l’idée d’un Dieu créateur, source et enveloppe de toutes choses, le Terrien des Droits de l’Homme, tout non-Terrien qu’il s’est déclaré, s’est mis à s’intéresser à la Terre entière, à observer la Terre et ses mystères, tu as consigné tout ce que tu as pu, tu ne t’es pas toujours enquis de savoir à quoi cela servait, tu as mesuré les choses et les phénomènes, tu as pesé, tu as calculé les durées, les vitesses, les impacts, tu as classé les éléments, les minéraux, le vivant, les plantes, les animaux, les champignons et les virus… les atomes, les molécules, tu es passé derrière les apparences, tu as vu l’invisible à l’œuvre, tu ne l’as pas interprété par le merveilleux, tu as continué à calculer, tu as vu les forces, tu as vu leur travail, tu as vu les généalogies, l’histoire, tu les as vues aussi sûrement que tu avais vu la pierre que tu avais pris il y a longtemps pour faire le feu…


Tu as creusé la terre ! Non seulement pour extraire des matières énergétiques, mais pour remonter le temps. En certains endroits, la Terre a maintenu des vestiges des époques reculées, et tu as compris d’où tu venais, tu as compris ce qui t’a créé peu à peu, par étapes involontaires, sans aucun plan, aucun but, aucun projet, aucune force vitale.


Ton crime : tu t’es autorisé à penser que tout était à toi, de tout temps, pour tout temps, que tu en étais « propriétaire ». Tu t’es autorisé à penser que tu maitrisais le feu, alors que la plupart des Terriens savent acheter des allumettes ou un briquet, et, de l’autre côté, les Terriens ne savent pas comment stopper les gigantesques incendies de forêts en Australie, en Californie, en Sibérie, au Québec...


Même si tu vises à tout savoir du monde, tu ne lâches pas ton besoin de domestiquer les choses de la nature, tu crées des matériaux, fais pousser les arbres, tu crois que c’est toi qui fais pousser les arbres, tu crois que tu crées des matériaux nouveaux… la part de la nature est toujours là, pourquoi s’en inquiéter, pourquoi la considérer ? comment pourrait-elle faiblir ? tu bâtis des vaisseaux, traverses les océans, tu vas partout. Tu t’élèves dans les airs, poussé n’importe où d’abord comme un nuage puis tu fais voler des « plus lourds que l’air » qui, malgré les vents, choisissent leur destination !


La science des Terriens a su calculer le local, le petit. Elle a bâti des laboratoires, mais la force des marées, la force des tempêtes, la force du cycle de l’eau… La science n’a pas su calculer cela. Elle a su faire voler des avions, elle n’a pas su calculer ce qu’il adviendrait du ciel si des milliers d’avions le parcouraient en tous sens. Elle a su voir les objets qu’elle confectionnait, elle n’a pas su voir la réponse des milieux naturels dans lesquels ses objets évoluent, elle n’a même pas su prévoir qu’il y aurait une réponse. Elle a vu la voiture, elle n’a pas vu la route, elle n’a pas vu la terre sous la route, privée d’humidité pendant des décennies… elle n’a pas vu la forêt coupée en deux par la route… Elle a vu le principe agissant, elle n’a pas vu le principe agi, dans lequel l’agissant agit.


Je suis Plastoc, la terreur des bacs à sable. Je plaisante. Je suis plutôt le pirate des mers, avec un bandeau sur ton œil !


Ce qui arrive dans la vie descend de la chance, il faut le voir, le reconnaitre et s’en servir, ce n’est pas donné à tout le monde, mais ce qui est donné à chacun descend de la chance… ou de la malchance. Enfin, revenons à moi, Plastoc, je suis presque carré, jaune, bien jaune et j’ai pas été fabriqué comme ça. J’étais inclus dans une pelle, une pelle pour que les enfants remuent le sable. Ça les amuse. C’était très bien comme ça, j’ai rien fait. Et puis, la petite fille qui jouait avec cette pelle s’est disputée. Elle en a donné un coup à une autre enfant, qui a pleuré avant de la lui arracher, de faire quelques pas vers les rochers, c’était sur la plage, et de taper pour fendre la pierre. C’est un péché, c’est l’envie. Qu’on confond souvent avec la jalousie. L’envieux veut faire mal à l’objet ou au propriétaire de l’objet qu’il voudrait posséder. Le jaloux peut travailler et se débrouiller pour avoir ce qui le rend jaloux, il peut aussi rester avec sa souffrance de jaloux toute sa vie, comme l’envieux… Bref, je digresse, je philosophe… un morceau s’est cassé et est tombé. Un morceau de la pelle, pas un morceau du rocher ! Voilà ma naissance, c’est moi, Plastoc, petit bout de pelle ! La petite fille qui pleurait m’a pris entre son pouce et son index, tenant le manche dans l’autre main, demandant qu’on me recolle. Le père est arrivé, il a séparé les deux filles, il a dit qu’on rachèterait une pelle, il m’a jeté là… je suis tombé par terre… il a gardé la pelle, sans doute pour la jeter dans un endroit adéquat… en fait, je ne le sais pas. Je pense qu’il a vraiment racheté une pelle parce que la pelle cassée devait être coupante à l’endroit de la brisure. Je le crois parce que je suis coupant. Vous n’imaginez pas combien de pelles pour enfants sont en circulation, ni combien vont être produites dans l’année, à peu près autant que celles qui vont disparaitre… 8 milliards d’humains, il y a 11 ans vous étiez 7 milliards ce qui veut dire qu’un milliard d’humains a moins de 11 ans. Alors ? Combien de pelles pour ce petit milliard de petits ? Combien de brisures de plastique comme moi ? Personne n’en sait rien. Je ne peux pas vous dire combien j’ai de cousins. Combien j’ai croisé de mes semblables ! Car, il n’y a pas que les pelles pour être en plastique ; il y a la vaisselle, les chaussures, les cartables, les tables, les meubles de jardin, les sièges dans les trains et les avions, le tableau de bord des voitures, des boites de toutes sortes et de toutes tailles !... La liste des objets en plastique est trop longue. Alors, voilà, je suis né comme ça, d’une dispute effroyable, historique. Je suis là, sur le sable. Pour moi, très bien. La marée monte, c’est frais… Je flotte un peu, balançoire, et je gagne en altitude, si j’ose dire… la marée descendante m’abandonne un peu plus haut, côté continent. Un crabe m’attrape et, je pense, tente de me briser. Il serre tellement fort !… Toujours est-il qu’il me ramène dans l’eau, et je flotte un peu sous la surface. Je m’balade. Des petites algues. Salut les copines ! On s’approche, on se frôle, une qui passe trop près et hop je lui entaille la feuille. Ah moi, j’ai rien fait ! et d’ailleurs, j’m’en fous… ça dure quelques dizaines d’années, je coupe, je cisaille, j’égratigne, je scarifie, je tranche, je sépare… les petites plantes aquatiques toutes petites ; et les petits animaux itou… on s’accoste et hop ! je détache deux morceaux. Ça les gêne pas toujours, certains repartent en double. Les coquillages minuscules pareil ! Ils vont au fond et deviennent du sable… Je croise des potes de mon espèce en pagaille, des tout-petits minus invisibles et de très gros magnifiques imposants, oh j’en ai vu un ! majestueux, un ballon transparent, gros comme une méduse, il m’a abrité un long moment. Je lui ai un peu coupé les flancs par-ci par-là, j’y suis pour rien ! Et puis un gros poisson nous a avalé, je ne sais pas, une tortue ? Là, elle a pas pu nous digérer. Mon pote le sac était presqu’aussi gros que son estomac, il était plein de sa nourriture dont elle ne pouvait plus profiter. La malheureuse tortue est morte. Moi j’ai été évacué… par où vous savez… (Mon cousin le boss, je ne sais pas). Retour à la flottaison tranquille, les courants me portent, je traverse l’Atlantique, et je ne sais quoi encore… je suis une matière inerte, que la nature naturelle ne fabrique pas, que la nature naturelle ne fabrique qu’avec la commande, les ordres et les procédures des Terriens. Comme un minéral, je n’ai pas besoin de respirer, ni de manger ; pour être là, je n’ai pas à faire d’efforts. Une centaine d’années après, mes bords sont bien émoussés… La belle couleur jaune a disparu depuis longtemps, fondue dans l’océan, gaspillée en nappes fugitives. Je ne l’ai pas vue s’évaporer. C’est comme « on ne voit pas un enfant grandir ! ... » Depuis le début, mes atomes se font la malle, en loucedé, un petit qui part par là avec un chlorure de sodium, ou qui se fait prendre dans la blessure que j’ai infligée à je ne sais quoi je ne sais qui, c’est qu’ils sont des millions, là, végétaux, animaux, krill… enfin, après deux centaines d’années, je suis affaibli, amoché, je tue moins qu’avant et paf, je passe sous les crocs de je ne sais quel viandard, et me voilà éparpillé en six morceaux, et de nouveau avec des bords tranchants. Mes proies involontaires, c’est pas des proies, je ne les mange pas, c’est des victimes… collatérales, c’est le cas de le dire, mes victimes involontaires ont de nouveau du souci à se faire. Voilà, six morceaux !… Enfin, comment dire ? ça continue… avec changement d’échelle ! On ne nous voit même plus, ternes et gris, si petits que nous sommes devenus maintenant. Mais on est là !


Tu t’es voulu pur esprit, Terrien, t’as rien voulu voir de ton corps, hormis ce qui te gène en lui, et que tu as réduit, amplement : la blessure, la faim, la maladie ; t’as rien voulu voir de ta planète, hormis ce qui te plait en elle : les bienfaits qu’elle te faisait ou que tu lui arrachais, comment savoir ? un peu les deux… Tu as empiété sur elle sans vergogne. Comme la petite souris des contes pour enfants, qui fait sa maison dans un fromage… qu’elle mange, qu’elle mange jusqu’à ne plus avoir de maison. Tu as consommé les produits de la terre plus qu’elle ne peut en recréer. Tu t’es vu comme les anges de tes croyances. Alors que sans la Terre, t’es rien.


L’homme sans corps des droits de l’Homme trouve des lois, des permanences : tu trouves de la mathématique en action dans la nature, tu trouves une nature en figure pareille à ta cervelle… tu vises à conduire ton action selon les lois de l’univers que tu n’as pas voulues, que tu ne peux contourner, que tu ne pourrais empêcher d’être là ; que tu découvres, que tu découvres de plus en plus finement, finesse du côté de l’infiniment petit et de l’infiniment grand.


Avec les lois de la thermodynamique, tu parviens à faire faire un travail à l’eau, pas seulement en plaçant une roue dans son courant, mais en la faisant bouillir. Tu crois que c’est toi qui fais ça tout seul, alors que tu exploites une loi du monde. Tu ne veux voir que ton œuvre, bien que tu saches que tu exploites une loi du monde. On devrait appeler la machine à vapeur machine à charbon parce que faire bouillir l’eau est une activité humaine fréquente, et les centrales nucléaires sont des machines à vapeur.


Tu as calculé les tenants et les aboutissants de ton travail. Le monde réel qui prenait une forme semblable à ton intérieur mental t’a conforté dans tes prémices, dans cette idée d’un homme pur esprit dans un monde comme pur esprit lui-aussi. Les prolongements des efforts de ta pensée, Terrien, dans les mathématiques retombaient si fréquemment dans des phénomènes physiques loin de la perception courante de la vie quotidienne et que tu pouvais, de ce fait, appréhender, connaître, décrire, et dans ton imaginaire fou, conduire.


Tu n’as plus juré que par « l’économie ». Et l’économie théorique commence à l’intervention de l’homme, il n’y a pas d’avant et pas d’après. Avant et après font partie des « externalités ! », positives ou négatives.


Le mot économie, dans la vie courante et dans les théories économiques, est double : il désigne la façon dont les Terriens se nourrissent, se protègent… l’économie est le domaine de la production de la richesse nécessaire à la continuation de la vie, de sa consommation, des stocks qu’il faut bien faire, de sa répartition, c’est-à-dire de son échange.


D’un autre côté, les théories économiques s’occupent d’argent, seulement d’argent. L’action de l’homme, en théorie économique, commence aux relations des hommes entre eux, commence, finit et se réduit à elles : Comment créer la monnaie, comment la faire circuler, comment la stocker ? Comment prendre là pour le mettre ailleurs et le tour est joué.


En économie théorique, il n’est resté qu’une moitié. Production, stock, consommation, répartition… n’auraient qu’un versant : la monnaie. Qu’une mesure : le prix ; la monnaie fixe le prix des choses. Tout est compris.

Le discours économique a la forme d’une banane, dont le terrien a coupé les deux bouts ! Des « externalités », soi-disant ! Ce qu’il prend et ce qu’il rend. À la Terre. Tu ne paies pas ce que tu prends, donc ça ne vaut rien. Pas de monnaie, pas de valeur ! Ça n’entre pas dans les théories économiques. Tu ne paies pas l’élimination du non-consommable, autrement dit des déchets. Donc ça ne vaut rien. Pas de monnaie, pas de valeur. Ça n’entre pas dans les théories économiques.


Tu extrais des stocks de charbon, des stocks de pétrole, de gaz, de tous les métaux… tu ne veux pas calculer, toi qui aimes tant les calculs, toi qui as bâti la science sur la notation de tout… tu ne veux même pas reconnaitre que tout stock qu’on diminue sans cesse finit par disparaître. Tu ne le veux pas.


Tout commence et finit à ton action qui n’est gouvernée que par ton intelligence. Pour toi, il n’y a pas d’autre loi !

À l’autre bout : ce que tu rends à la nature et dont elle ne peut rien faire, qu’elle ne peut recycler en si peu de temps. Comme il lui a fallu des millions d’années pour faire le pétrole, il lui faudrait des milliers d’années pour faire entrer de nouveau dans la terre le CO2 libéré par toi, Terrien, et tous les tiens.


Terrien, tout rien que tu es, comme tu ne veux voir dans le monde que les projections de ton esprit, tu crois que ton intelligence va se débrouiller du surplus de CO2 dans l’air, en inventant un nouveau « Truc ». Tu ne sais pas encore lequel, tu sais, ou crois savoir, que tu as déjà réussi ce tour : quand le charbon a donné un certain bien-être, et un certain état de la société, un certain développement, tu as inventé le moteur à explosion. Tu es allé plus vite, plus loin, plus haut, tu as pu voler et sauter d’un continent à l’autre en peu de temps et en très bonne sécurité. Tu as cru voir que le progrès était structurel. Automatique et certain, si tu préfères. L’Europe a inscrit cette automaticité dans ses lois politiques.


Tu as su trouver les moyens électroniques de faire voler aussi les écrits, les images et les sons. Loin n’est plus loin. Ceux qui voyagent restent des voisins, on voit les voisins sans bouger de chez soi !


On pourrait avoir l’impression que les Terriens qui ont eu cette vision du monde et se comportent dans cette idée de détachement et de toute-puissance par rapport à tout le non-humain… ne sont qu’une fraction, une petite fraction des Terriens, seulement l’Occident… et qu’ils sont donc responsables de l’état de la planète. Rechercher les coupables, c’est conserver l’insularité de l’Homme. C’est s’en tenir à la politique : n’existent que les relations interhumaines et la répartition des avantages de la science et de la démocratie fut faite de façon injuste, fut faite au profit des inventeurs de ces systèmes.


L’Occident a répandu cette exploitation de la nature partout, en usant des armes certes, quelquefois, mais pas plus qu’avant, pas plus que dans l’entre-soi occidental. La technique et ses objets ont été bien accueillis : on n’a guère vu que quelques rares tribus pour refuser les protections agréables de la modernité… Les trouvailles de l’Occident, personne n’a eu besoin d’être forcé pour les adopter et prendre celles qui passaient à portée de sa main.


Les récriminations hésitent entre une condamnation du système en son entier, et une condamnation de l’inégalité dans la répartition de ses bienfaits : les anciens colonisés n’ont pas atteint le niveau de leurs colonisateurs. Il faudrait observer que c’était déjà ainsi au moment de leur colonisation, que c’est une « cause » de cette colonisation. Comment mesurer l’écart pour savoir s’il a grandi ou rapetissé dans ces derniers siècles ?


Terrien, tu ferais mieux de préserver l’universalité humaine plutôt que de te dresser contre certains groupes dans des procès ne tenant pas compte de l’histoire. La blanchité n’a pas protégé les communards fusillés durant la Semaine sanglante, ni les Résistants fusillés au Mont Valérien.


Les Terriens de la terre entière ont bénéficié de cet éloignement des contraintes corporelles humaines, de façon inégalitaire certes, mais tout de même, pas trop mal. Notre nombre a grossi, grossi… Une médecine qui soigne, une agriculture de chimie industrielle qui prend le sol pour un support et produit, ou le fait produire, tellement plus (le rendement laitier des vaches a été multiplié par 4 entre 1960 et 1980, à tel point qu’il a fallu établir des quotas), les Terriens, très à l’aise, ne se sentant plus de joie, ivres de qu’ils imaginent être les fruits de leur intelligence font pléthore d’enfants, à leur habitude, et la population mondiale passe d’un milliard en 1800 à 2 milliards et demi en 1950 à 8 milliards aujourd’hui.


Il est temps de te rendre compte, Terrien, que sans la Terre, t’es rien. Tu lui as tant pris qu’elle ne peut plus te donner ce dont tu as pris besoin de lui prendre nonchalamment, sans pause ni repos pour elle. Tu as rejeté tant de déchets que ses poches ne sont plus assez grandes pour les faire disparaître. Terrien, t’es moins que rien de ne pas avoir vu le cadeau du réel à ton intelligence. T’es moins que rien à n’avoir pas vu que ton intelligence ne produit pas tout ce que tu aimes à la folie mais que cette intelligence s’applique au réel. T’es moins que rien d’avoir cru que ton intelligence était une fleur de ta personne, qui ne devait rien à rien.


Avec cette mentalité, Terrien, t’es bien maintenant ! Ah t’es bien ! Ah t’es à l’aise… tu t’es mis dans de beaux draps… Pour en sortir, il faudrait que tu vois enfin cette loi permanente qui a toujours été là sous ton nez : Sans la Terre, t’es rien, sans les Terriens, t’es rien, sans les t’es rien, t’es rien.


Tu devrais tout lâcher pour restaurer la Terre à ton besoin d’elle, qui n’est pas réciproque. Tu n’arrives pas à le voir, ou pas suffisamment, ou pas conséquemment. Tu continues tes discours, tes guerres, tes disputes, tes idolâtries. Tu continues ton économie sans antériorité ni suite. Tu continues à prendre et à rendre comme si de rien n’était. T’es rien, Terrien. T’es vraiment rien. Mentalement, t’as fait de la Terre, rien. Réellement, t’as fait de la Terre, rien (pour toi). T’as rendu la Terre à l’état de rien. T’as fait la Terre à ton image.


Orélien Péréol (juin 2023)



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