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Robert Wilson, écouter le paysage

Dernière mise à jour : 16 sept.

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Walking, un projet de Robert Wilson (en collaboration avec deux artistes néerlandais,Theun Mosk et Boukje Schweigman),

du 13 au 22 juin 2008 pour le festival Oerol : "une promenade silencieuse de quatre heures à travers les paysages spectaculaires

de l'île de Terschelling, au large de la côte nord des Pays-Bas". Photo Anne Zorgdrager.


Hommage à Robert Wilson, suite. En 2008, sur l’île de Terschelling, au nord des Pays-Bas, le paysagiste de l’espace-temps se confrontait pour la toute première fois à une création in situ, hors scène de théâtre. Dans un entretien publié en 2011 par la revue Mouvement, dont nous exhumons l’archive, Robert Wilson racontait comment il a composé avec paysages et végétation, bruit des oiseaux et des insectes…


La pièce s'intitulait Walking, composée en 2008 pour le festival Oerol, qui se déploie sur l'île de Terschelling, au nord des Pays-Bas. Dans l'entretien qui suit, Robert Wilson dit qu'il n'avait « jamais rien fait de semblable ». Ce n'est pas tout à fait exact. Comme je l'ai brièvement relaté dans une précédente publication en hommage à Robert Wilson (ICI), il avait conçu en 1972 pour le festival des arts de Shiraz-Persépolis, en Iran, une performance-installation qui durait une semaine entière. « Je m'intéressais à l'observation de la vie telle qu'elle est et à ce qui la rend spéciale. Je trouvais intéressant de voir quelqu'un faire du pain, préparer une salade ou simplement boire une tasse de thé... J'ai eu l'idée de créer une pièce qui serait jouée en continu pendant sept jours, une sorte de cadre ou de fenêtre sur le monde où l'on pourrait voir se côtoyer des événements ordinaires et extraordinaires », a-t-il ultérieurement rapporté (ICI). Mais Robert Wilson a raison : la performance réalisée en Iran en 1972, qu'il qualifiait d'« événement unique, comme une étoile filante », est fort différente de ce qu'il conçoit trente six ans plus tard pour l'île de Terschelling. L'expérimentateur des débuts est devenu un metteur en scène reconnu, qui a su façonner sa marque de fabrique. Comment s'en extraire, ou plus exactement la transposer dans un univers non théâtral ? Dans la première partie de l'hommage à Robert Wilson, et notamment dans son intervention pour l'Académie expériementale des théâtres, il insiste sur l'écoute : « Le corps écoute. Je demande souvent aux acteurs d'écouter, d'écouter tout le temps ». Il n'y avait pas d'acteurs dans Walking ; d'une certaine manière les spectateurs étaient les acteurs. Et il n'y a pas grand chose à voir. Le dispositif que prépare et conçoit Robert Wilson consiste finalement à inviter les participants à écouter le paysage.


J'ai réalisé cet entretien en 2011 pour un tiré-à-part de la revue Mouvement. Cette archive n'est pas disponible sur Internet. L'exhumer aujourd'hui, pour les lectrices et lecteurs des humanités, c'est permettre à tout un chacun de se l'approprier, tout en continuant de rendre hommage à Robert Wilson, en attirant l'attention sur un aspect peu connu de son oeuvre. Jean-Marc Adolphe


ENTRETIEN


En 2008 votre projet Walking était présenté au festival Oerol, sur une île. Aviez-vous déjà réalisé auparavant une telle expérience, dans un contexte si spécifique ?


Robert Wilson. Non. C'était très nouveau pour moi. Je n'avais jamais rien fait de semblable.


Comment avez-vous appréhendé ce projet, et le cadre où il devait s'inscrire ?


On m'a demandé de faire quelque chose sur l'île de Terschelling. J'y suis allé et j'ai marché à travers toute l'île, en particulier à l'extrémité ouest, parce qu'il y a une très grande réserve naturelle. J'ai remarqué que les bruits des oiseaux et le bruit des insectes étaient différents. J'étais aussi très intéressé par les paysages, qui varient assez sur l'île. Cette extrémité a attisé ma curiosité. Nous avons commencé sur le côté est, à l'opposé des Pays-Bas. Il y avait très peu d'herbe et, en marchant vers la Mer du Nord, nous sommes tombés sur un endroit avec un peu d'arbustes. Puis plus loin dans un bois assez dense. Et en sortant de ce bois, nous avons été confrontés à des dunes de sables. Assez grosses ! On devait traverser les dunes pour rejoindre la mer. J'ai été fasciné par cette promenade, cette marche. Je l'ai refaite de nombreuses fois, en pensant trouver peut-être un lieu pour installer un travail théâtral. Il m'est alors apparu que la promenade elle-même était peut-être le plus intéressant. Expérimenter la manière dont les paysages, la végétation, mais aussi Ie bruit des insectes et des oiseaux changent.


Alors, j'ai placé un arrêt au début, deux autres au milieu et à la fin. Celui du début était une sorte de marque ou d'introduction pour cette pièce. Pour traverser l'île il me fallait une heure 40 à 45 minutes, en marchant "normalement". Mais j'ai fait quelque chose de spécial : j'ai marché plus lentement et je me suis chronométré. J'avais mis un peu moins de 4h, et soudain ma perception était différente, parce que j'avais pris plus de temps pour marcher. J'ai perçu différemment tout ce que j'avais entendu, senti avant : j'ai fait un chemin différent. C'est là qu'est venue cette idée d'avoir une pièce appelée Walking, où quelqu'un marcherait seul, comme cela personne ne vous parle et vous pouvez être conscient de tous vos sens : la vue, l'odorat, l'écoute, etc. J'ai donc établi ces trois stations. La première était une espèce d'espace vide, quelqu'un entrait dans un cube noir qui était totalement silencieux pendant 4 ou 5 minutes. Puis on quittait le cube et on entrait dans un jardin de 15 m2 ouvert sur le ciel. Une petite dizaine de personnes pouvaient s'y tenir. Au sol, il y avait le sable de la plage et, au centre, un cône de 5 m2 creusé dans la terre, dont nous avions peint les parois en noir, et d'où sortait le son enregistré d'un bourdon. C'était presque comme si vous sentiez le centre de la Terre trembler.


Après 10 ou 12 minutes, une personne partait, dans une file, à travers une porte basse, et on commençait à marcher à travers l'île. Pour mettre en place le rythme de la marche, j'avais des guides. Cela durait de 9 h à 21 h. Un guide commençait à 9 h et il y avait au moins 5 mètres entre chaque personne. Vous n'aviez donc aucune chance de parler à qui que ce soit. Au milieu de l'île, il y avait un lieu pour se reposer où les gens s'asseyaient sur des chaises et il y avait des longues tables en bois étranges sur lesquelles étaient posés des pommes et des verres d'eau. Les chaises n'étaient pas côte à côte mais placées autour du terrain broussailleux, des petits buissons. J'ai utilisé le chant des criquets, insectes qui vivent en moyenne 21 jours, et en prenant l'espérance de vie moyenne d'un homme, qui est de 70 ans, j'ai rallongé la durée de vie du criquet. [Le chant du criquet a donc été ralenti pour durer 70 ans, NdT.] Ce que nous avons entendu alors était incroyable. On n'aurait jamais reconnu le "cricri" du criquet, ça ressemblait à des anges ou à une chorale. Nous l'avons installé sur l'aire de repos, c'était incroyable parce que les oiseaux et les insectes répondaient à l'enregistrement. Les sons de la nature étaient exacerbés, et après dix minutes de repos, les gens se levaient et continuaient seuls à marcher vers la Mer du Nord. Dans la forêt, j'ai fabriqué deux très grand murs, à un bon mètre d'écart et assez hauts. On marchait à travers ce couloir naturel de bois, et un autre apparaissait comme une clairière de forêt. En passant à travers cette clairière, on commençait à grimper les dunes de sable qui menaient jusqu'à la Mer du Nord. Là, j'ai fabriqué une structure avec la boue du trou de la première station. Il y avait un aspect positif et négatif dans l'utilisation de cette boue. Ici, le trou était placé dans la mer, on pouvait entrer par une entrée circulaire et regarder la mer à travers une autre. Au sommet de ce cône de boue, j'ai placé une clochette qui produisait des sons assez hauts en contrepoint des sons très bas du bourdon qui sortaient du premier cône creusé dans la terre. Voilà la pièce que j'ai appelée Walking.


Walking (2008), projet de Robert Wilson sur l'île de Terschelling pour le festival Oerol aux Pays-Bas.

Photos Chris Taylor et Anne Zorgdrager.


Même dans ce contexte particulier de l'île de Terschelling, on pourrait dire que vous avez, comme à l'accoutumée, travaillé sur le temps et l'espace.


Tout mon travail gravite autour du temps et de la construction de l'espace. Le temps est la ligne qui va du plus profond de la Terre au Paradis, tandis que l'espace est une ligne horizontale. Cette traversée du temps et de l'espace est la base de toute forme d'architecture. Regardez une goutte de lait dans un tableau de Vermeer, c'est cette ligne verticale qui est l'architecture du tableau. Regardez Barnet Newman, qui peint une ligne noire au milieu d'une toile : cette ligne verticale rencontre un sol horizontal ou l'espace au-dessus. Si vous jouez Mozart sur un piano, vos doigts vont en bas sur une touche blanche et ensuite en haut sur une touche noire : il s'agit encore une fois d'une relation verticale et horizontale. Vous pouvez frapper la touche fort ou doucement, cette tension fait la différence entre le vertical et l'horizontal ; puis la différence ultime, c'est le son. C'est donc un moyen pour construire n'importe quoi, que ce soit un ballet, un opéra ou un immeuble... Il n'y a que deux lignes dans le monde.


A Terscheling, vous avez traduit cette pensée de l’espace et du temps dans un cadre naturel, en vous laissant inspirer par le paysage. Walk in Progress, le projet que vous allez parrainer en 2013 à Marseille, va impliquer neuf artistes dans un milieu très urbain. Pensez-vous qu’il soit possible d’avoir les mêmes sentiments, les mêmes expériences que vous avez décrits, dans un milieu urbain ?


Marseille est un environnement très différent de Terscheling, je pense donc que l’expérience de la promenade sera très différente. Je dois d’abord trouver un lieu pour pouvoir penser ce que la promenade sera, combien de temps elle durera, ce qu’on y verra. On passe de la nature à un lieu façonné par les hommes.

 

Devez-vous expérimenter cette marche par vous-même en premier lieu ?


Oui. Ensuite nous ferons la structure.

 

Vous êtes connu pour beaucoup voyager , rapidement, d’une ville à une autre mais, quand vous êtes en Europe, aimez-vous vous promener dans les villes ? Qu’y ressentez-vous ?


Paris est une ville géniale, tout comme New York. Vous pouvez marcher à travers Paris. C’est merveilleux, c’est comme de petits villages, vous pouvez aller d’un lieu à un autre. C’est une ville faite pour marcher, contrairement à Los Angeles ou Pékin.

 

En tant qu’artiste américain, vous avez une grande expérience de l’Europe. Quelle est selon vous la plus grande différence entre États-Unis et Europe ? Qu’est-ce qui fait qu’une ville est « européenne » ?


J’ai grandi dans une ville qui n’a rien de vieux, ce qui fait que nous n’avons aucun sens de l’Histoire. L’Europe a en premier lieu une culture plus ancienne que celle des États-Unis, nation vieille de deux cents ans seulement. Nous sommes venus de l’Europe pour échapper à une pression politique, sociale et économique. Contrairement à l’Europe, où vous vivez plus près les uns des autres (Anglais, Français, Allemands, etc.), les Américains vivent dans un très grand pays, et ne connaissent pas vraiment les frontières. Nous avons envahi Grenade |en 1983, une coalition amenée par les États-Unis renversa le régime pro-soviétique qui avait pris le pouvoir sur cette île des Caraïbes, Ndlr] mais cela aurait pu être le Groenland. Nous ne savons pas où est Grenade parce que nous vivons dans un grand pays. Les Américains sont en quelque sorte moins conscients de l’Histoire, et il y a donc chez eux une certaine naïveté, à la différence des Européens. Nous sommes moins concernés par les autres cultures Je pense qu’en Europe vous êtes plus intéressés par ce qui se passe actuellement en Tunisie, en Lybie ou au Moyen-Orient. Vous avez ce qui se passe avec Israël et les Palestiniens. Et je pense que vous êtes beaucoup plus conscients de ce qui se passe au Japon ou en Chine. Vous voyez l’influence au XIXe siècle de la venue de l’amiral Perry au Japon, quand l’Est a commencé à s’ouvrir à l’Ouest, du moins au Japon. Les Français ont très tôt adopté la peinture japonaise. Et vous voyez comment le wood-block [instrument de musique asiatique, Ndlr] et les compositions japonaises ont été immédiatement absorbés dans la culture française. Au XXe siècle, vous avez accueilli Stravinsky, Picasso, jusqu’à Peter Brook. Plus de Français ont vu mon travail que les Américains. J’ai eu quasiment chaque année une production en France depuis 1971. Les Français sont plus intéressés par mon travail que ne l’est mon propre pays. Einstein on the Beach était une commande de Michel Guy, alors ministre de la Culture. J’avoue que jamais le National Endowment for the Arts aux États-Unis ne demanderait à un Français d’écrire un opéra…


Propos recueillis par Jean-Marc Adolphe

Entretien publié sous le titre "Robert Wilson au fil des espaces" dans "La quête de l’espace, une odyssée européenne", tiré-à-part de la revue Mouvement avec Lieux publics, centre national de création, juillet 2011.


Compléments / mises à jour.


  • Créé en 1981 par Joop Mulder, Oerol s’est imposé comme le plus grand festival d’arts de site (site-specific arts) d’Europe et un laboratoire pour de nouvelles formes artistiques en lien avec le paysage. Le nom « Oerol » vient d'une ancienne tradition de Terschelling, où au printemps, le bétail paissait « oerol » (qui signifie « partout » dans le dialecte de Terschelling) dans les prairies à l'extérieur des villages. Joop Mulder a profondément marqué la scène artistique néerlandaise en ouvrant l’île à des centaines d’artistes (théâtre, danse, musique, arts visuels), et en promouvant la démocratisation culturelle et l’inclusion territoriale : les productions étaient souvent conçues spécifiquement pour des lieux uniques, du sommet d’une dune à la plage à marée basse. Cette année, le festival a eu lieu du 13 au 22 juin, attirant 45.000 spectateurs (https://oerol.nl/en). Joop Mulder est mort en 2021, à 67 ans. Quelques-unes de ses devises préférées étaient :  « Comprendre où l’on est, avec le vent dans les oreilles et le sel sur la langue », et  « Si tes rêves ne te font pas peur, c'est qu'ils ne sont pas assez grands »...


  • Deux artistes néerlandais, Theun Mosk et Boukje Schweigman, ont collaboré avec Robert Wilson pour Walking. Scénographe et designer lumière, Theun Mosk signe de nombreuses installations immersives et scénographies monumentales, dont “End of nature” ou la conception de l'installation sonore “Drifting” lors du dernier festival Oerol. Il a été associé sur de nombreux projets à Boukje Schweigman, mime et metteuse en scène, dont le travail interroge la frontière entre public et interprètes, revendiquant une poésie corporelle et site-specific.


  • Le projet Walk in Progress, pour Marseille capitale européenne de la culture en 2013, évoqué dans l'entretien ci-dessus, n'a finalement pas abouti.


  • Walking, créé en 2008 pour le festival Oerol, a été repris et adapté en 2012 au domaine Holkham, dans le nord du Norfolk. Cette reprise faisait l'objet d'une commande conjointe du Norfolk & Norwich Festival et du London 2012 Festival. A cette occasion a été réalisée la vidéo ci-dessous (réalisation Hydar Dewachi) :



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