top of page

Russie : une génération sacrifiée sur l’autel de la guerre

Visite scolaire dans un musée moscovite consacré à la Seconde Guerre mondiale, en 2023. Photo Nanna Heitmann pour le New York Times.


Près d’un million de soldats russes tués ou blessés, des écoles transformées en casernes idéologiques, des manuels scolaires dictant les rôles genrés dès l’enfance… Alors que l’Europe prépare un tribunal spécial pour juger l’agression contre l’Ukraine, le Kremlin renforce son emprise militaro-patriotique sur les corps, les esprits — et l’avenir même de sa jeunesse.


964.580. C'est le nombre, hallucinant, de soldats russes morts ou blessés en Ukraine depuis le début de "l'opération militaire spéciale" (selon la terminologie du Kremlin). Ce chiffre a été rapporté hier par l'état-major des forces armées ukrainiennes. Le ministère russe de la Défense, après avoir longtemps minimisé ses pertes, ne publie plus de bilan régulier depuis belle lurette. A ces pertes humaines s'ajouterait la bagatelle de 10.790 chars, 22.440 véhicules blindés de combat, 47.830 véhicules et réservoirs de carburant, 27.637 systèmes d'artillerie, 1.380 systèmes de lanceurs multiples, 1.158 systèmes de défense aérienne, 372 avions, 335 hélicoptères, 35.482 drones, 28 navires et bateaux, et un sous-marin. Ça commence à faire beaucoup de dommages (et très peu d'intérêt), mais tant qu'il restera UN SEUL Poutine, le massacre continuera.


Le Führer du Kremlin avait décrété un semblant de trêve (même pas respecté) pour ne pas risquer trop de parasitages lors de la grande fiesta patriotico-militaire organisée ce 9 mai sur la Place Rouge. L'accalmie, toute relative, prend fin ce dimanche 11 mai. Et bombarder à tout va, pour Poutine, c'est comme une drogue. Il a besoin de doses régulières pour entretenir sa testostérone impérialiste et viriliste. Dans un communiqué mis en ligne le 9 mai, l'ambassade des États-Unis à Kyiv met en garde contre une attaque aérienne « potentiellement importante » dans les jours à venir. C'est que Poutine a trois de jours de "trêve" à rattraper. Ce sera aussi, pour lui, une façon de répondre à l'Union européenne qui est sur le point de décider de la création d'un tribunal spécial pour le crime d'agression contre l'Ukraine. Les ministres européens des affaires étrangères, réunis à Lviv le 9 mai, en ont approuvé le principe. Prochaine étape : une réunion du Comité des ministres du Conseil de l'Europe à Luxembourg les 13 et 14 mai. Tôt ou tard, ces crimes de guerre seront punis. Vu leur ampleur et leur caractère systématique (et sans vouloir comparer avec la Shoah), ce sera un nouveau Nuremberg. Pour la Russie même, ce procès sera essentiel, afin de déciller les consciences, engourdies par une incessante propagande.


Ladite propagande est instillée dès le plus jeune âge. On a consacré, ici-même, plusieurs publications à la militarisation des enfants, dès l'école primaire. D'ores et déjà, sous couvert d'un programme intitulé "Conversations importantes", les enfants sont obligés à écrire des lettres de soutien aux soldats, à apprendre à marcher au pas, voire à manipuler des armes ou à manier des drones. Cela ne suffit pas. Alors que la démographie russe est en berne, la Russie va introduire dès la prochaine rentrée scolaire, un cours "d'études familiales", déjà testé dans 42 régions, qui vise à ancrer des « valeurs spirituelles et morales traditionnelles russes », comme vient de le révéler Novaya Gazeta Europe.


Un nouveau manuel scolaire russe consacré aux « études familiales », présenté à Moscou lors d'une conférence de presse.

Photo Vasily Kuzmichyonok / Moscow Agency


Pour les garçons, l’accent est mis sur la préparation à devenir des « défenseurs » de la patrie. Pour les filles, le message central est la valorisation de la maternité et des rôles familiaux traditionnels. Un manuel, qui fait appel à des auteurs pseudoscientifiques, présente la famille nombreuse comme un idéal et attribue à la mère un rôle d’accompagnement émotionnel et éducatif, tandis que le père est présenté comme protecteur et figure d’autorité.


D'ores et déjà, se multiplient des événements ciblant spécifiquement les filles : conférences sur la chasteté, la fidélité, la « pureté », la prévention de l’avortement et la valorisation du mariage hétérosexuel. Les intervenants utilisent des objets symboliques comme les poupées matriochka pour illustrer les « sept visages de la féminité », de la fille à la grand-mère, chaque rôle étant présenté comme essentiel à la société russe. Des devoirs scolaires demandent aux élèves de condamner l’avortement ou d’affirmer que la valeur d’une femme réside dans le mariage et la maternité. Les filles sont parfois explicitement découragées de poursuivre des études supérieures ou des carrières, l’accent étant mis sur leur futur rôle d’épouse et de mère.


Dans la région de Perm, le 24 mars dernier, une religieuse orthodoxe est intervenue dans une classe pour évoquer les rôles des hommes

et des femmes « du point de vue de l'anthropologie chrétienne et de la culture traditionnelle russe »,

en évoquant « les fléaux nationaux tels que l'avortement ». Pour faire passer son message, la religieuse a utilisé

des modèles de fœtus en plastique et des poupées matriochka: « Les sept visages de la féminité ont été révélés à travers

la figure familière et éternelle de la matriochka, permettant d'essayer chaque rôle féminin, de la fille à la grand-mère »...


Comment parents et enseignants résistent-ils à l'endoctrinement ? C'est le sujet d'un article de Nataliya Vasilyeva dans le New York Times (ICI, en anglais). De nombreuses écoles ont tenté de saboter discrètement les cours « Conversations importantes », en utilisant cette heure pour des révisions ou des devoirs. Et certains responsables scolaires ferment largement les yeux sur les enfants qui sèchent ces cours. Irina, une mère de deux enfants qui vit dans la banlieue de Moscou, déclare ainsi que son fils de 11 ans pouvait manquer ces cours parce qu'elle l'avait inscrit à des cours supplémentaires de mathématiques. Elle ajoute en outre qu'elle l'aidait également à éviter un enseignant zélé qui collecte des fonds pour l'armée.


Certains parents se sont tournés vers l'enseignement à domicile pour éviter ce qu'ils décrivent comme une atmosphère toxique dans les écoles. L'enseignement à domicile est autorisé par la loi russe à condition que les élèves passent chaque année des examens organisés par l'État. « Je veux protéger mon enfant : je veux qu'elle grandisse dans une atmosphère de paix et d'acceptation, et non dans une atmosphère de de militarisation », indique encore Vera, une mère célibataire de 43 ans, qui a retiré sa fille de 16 ans de l'école, après qu'y aient été organisés une conférence donnée par un vétéran de la guerre en Ukraine et le rassemblement d'enfants pour des activités paramilitaires.


Selon Olga, une professeure d'histoire de 47 ans originaire de Moscou, de nombreuses écoles de Moscou se livrent à une « comptabilité créative » : il existe un emploi du temps officiel destiné aux autorités et un second, sans cours de propagande, qu'applique l'école suit. La "résistance" des parents qui tentent de contourner la propagande officielle n'est toutefois pas sans risques : certains de ces parents ont été sanctionnés, voire privés de la garde de leurs enfants, pour des actes jugés « antipatriotiques ».

Aux humanités, on a fait vœu de gratuité. Mais ce choix militant a ses limites. En l'absence d'aides publiques, faute de soutiens plus substantiels, sera-t-on contraints de devoir interrompre une voie singulière, hors des sentiers battus, qui vient d'entrer dans sa cinquième année ? Sans remettre à demain, abonnements (5 € / mois ou 60 € / an) ou dons défiscalisables, dès 25 €, ICI


nos  thématiques  et  mots-clés

Conception du site :

Jean-Charles Herrmann  / Art + Culture + Développement (2021),

Malena Hurtado Desgoutte (2024)

bottom of page