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Un "rien" qui dit tout. Chronique de Michel Strulovici



En 1947, des réfugiés juifs arrivent en Palestine avec une banderole proclamant :

"Les Allemands ont détruit nos familles et nos maisons - ne détruisez pas nos espoirs". Photo d'archives


Dès 2006, Judith Butler disait « considérer le Hamas et le Hezbollah comme des mouvements sociaux progressistes, qui font partie d’une gauche mondiale. » Le régime iranien des mollahs, qui soutient et finance ces deux organisations, n’en espérait pas tant ! Et pour l’universitaire américaine, les attaques du Hamas, le 7 octobre dernier, furent un « acte de résistance », comme elle l’a affirmé début mars lors d’une table ronde "décoloniale", emboitant ainsi le pas à Françoise Vergès pour qui le terrorisme du Hamas n’est « rien d’autre » qu’un « combat légitime pour la libération ». On trouve encore, dans cette même mouvance, des figures de "l’écoféminisme", ainsi que Houria Bouteldja, du Parti des Indigènes de la République pour qui les « sentiments anti-juifs hérités de la colonisation » ne doivent pas être confondus avec « l’antisémitisme européen ». Pour se propager, cet antisémitisme rampant, à peine déguisé en antisionisme, profite hélas de la tragédie aujourd’hui infligée à Gaza par le duo Nethanyaou – Ben Gvir, à la tête du gouvernement le plus raciste qu’ait jamais connu Israël.


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« Vis-à-vis de ces visions manichéennes, la seule arme du critique – fût-il un néophyte de cette attitude – est la lucidité, l'analyse nuancée des faits, la conviction du caractère multiforme et contradictoire du réel, la nécessité de trier à chaque instant au sein des représentations idéologiques les éléments rationnellement fondés et les extrapolations, les déformations, les focalisations abusives. » 

(Maxime Rodinson, Peuple juif ou problème juif ?, éditions Maspero, 1981)


Judith Butler est une théoricienne féministe américaine, dont l'ouvrage-phare, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l'identité (1) a profondément influencé le mouvement queer et les théories sur le genre. Professeure à Berkeley, elle y est titulaire de la chaire de rhétorique et de littérature comparée. Autant dire que le sens des mots, elle connaît. Judith Butler est diplômée honoris causa de nombre d'universités européennes et membre, entre autres, de la British academy et de l'Académie américaine des arts et sciences etc. En France, elle est invitée, tout au long de la saison 2023-2024, par le Centre Pompidou. Judith Butler est intouchable. Sa parole et ses écrits sont vénérés comme de purs diamants par nombre d'intellectuels, d'étudiants et de militants de par le monde.


S'affronter aux idées d'une telle sommité risque fort de passer pour de l’indécence. Moi, homme de rien, je l'ose. J'en connais le risque. J'ai déjà été gibier dans des chasses aux sorcières idéologiques. Ma vie, mon inconscient, ce qui est niché dans mon cervelet, depuis ma naissance, fut d'être traqué et descendant de traqués comme Juif. J'en ai fait part, ici, dans la chronique "Juifs en soi, juifs pour soi" . Mon propos aujourd'hui, de plus, concerne le Proche-Orient et le conflit israélo-palestinien. Intervenir sur le point le plus incandescent, le plus controversé des événements actuels, c'est donner des verges pour se faire frapper. Car en France et dans le monde, notamment chez les intellectuels de gauche et parmi la jeunesse étudiante, les certitudes et prises de parti en faveur du Hamas et de ses massacres- pogroms du 7 octobre font désormais florès.



Judith Butler, lors d'une table ronde à Pantin le 3 mars 2024, diffusée par "Paroles d'honneur" (capture d'écran)


Pour Judith Butler, ces raids du 7 octobre ne sont ni « une attaque terroriste » ni «  une attaque antisémite » mais « un acte de résistance armée » et un « soulèvement ». (2) Ces propos définitifs furent tenus, lors d'une table ronde tenue à Pantin le 3 mars dernier, organisée par l’appel "Guerre permanente ou paix révolutionnaire, il faut choisir !" et relayée par le média "Paroles d'honneur" (qui se définit comme "média indépendant et décolonial, contre le racisme d’État", uniquement diffusé sur YouTube, et proche du Parti des Indigènes de la République de Houria Bouteldja).


Or, ces affirmations sont un déni de réalité, les centaines d' assassins du Hamas s'étant filmés eux-mêmes dans ce qu'ils appelaient, face iphone, leur « chasse aux Juifs ». Françoise Vergès, autre figure iconique du féminisme et du mouvement dit "décolonial", avait tweeté le jour même des raids du Hamas (donc bien avant la riposte israélienne et ses nombreuses victimes)  : « D’un côté une occupation coloniale avec sa violence systémique, son racisme structurel, son illusion de démocratie, le vol des terres, la torture, de l’autre un combat légitime pour la libération. Rien d'autre »


Ce « rien d'autre » glace le sang. 1.200 israéliens, du bébé au vieillard, assassinés, démembrés, décapités, brûles vifs, violés, et 230 kibboutzims pris en otages, ce ne serait donc « rien ». Que les victimes soient toutes, sans exception, des habitants pacifistes aidant au mieux de leur possibilité les Gazaouis, militant activement pour une solution à deux États, rejetant le racisme et le néo-fascisme de leur gouvernement, n'est pas signifiant pour ces théoriciennes d'un monde nouveau.


Ce « rien » dit tout. Car le sous-texte d'un tel mot signifie : ce n'est rien puisqu'ils sont Juifs. Il faut remonter loin dans le temps pour retrouver l’expression à peine voilée d’un tel remugle antisémite, propagé par des membres d’une élite se proclamant "de gauche". Comment s’étonner dès lors qu’en quelques mois, depuis le 7 octobre, le nombre des actes antisémites en France ait été multiplié par quatre (Le Monde du 20 janvier 2024), tandis que dans les mondes arabe, perse et occidental, des dizaines de millions de personnes ont manifesté leur soutien aux actions du Hamas, accompagnés de slogans contre Israël et, bien souvent, contre les Juifs.


"Cela dépend du contexte"


Ce « rien » court les rues du monde entier, enflamme la jeunesse étudiante et se décline en « du Jourdain à la Mer ». (3) Ce slogan, inventé par les plus extrémistes des mouvements palestiniens, est désormais aussi populaire que nos "Ho, Ho Chi Minh, Che, Che Guévara" des années 1960.


Les milieux universitaires sont particulièrement à l'action dans cette aventure guerrière (par procuration). Au Capitole, le 5 décembre 2023, les présidentes de trois établissements d'élite, celles d'Harvard, du MIT et de Pennsylvanie étaient auditionnées par les parlementaires américains. A la question : « Le fait d'appeler au génocide des Juifs constitue-t-il une violation de votre règlement ? » elles répondirent en chœur : « cela dépend du contexte ». Il faut bien mesurer la signification de tels propos tenus 83 ans après le début de l'extermination de masse des Juifs d'Europe par la "Shoah par balles" (4). Le « Plus jamais ça » qui courut l'Occident est passé à la trappe. Et c'est l'élite de l'élite qui donne en quelque sorte la permission morale de recommencer le crime innommable.


Mon ami, l'historien et journaliste Didier Epelbaum, a travaillé sur le rôle des intellectuels dans les divers génocides qui marquent notre XXe siècle (celui des Arméniens, des Juifs, des Khmers et des Tutsis). Dans son très intéressant Des hommes vraiment ordinaires. Les bourreaux génocidaires », il remarque que dans la SS « on comptait près de 3.500 médecins et autant de juristes et d'enseignants sur un total de 22.000 en 1937 ». Il note que « la moitié des chefs des unités d'extermination jugés à Nuremberg avaient le titre de docteur » en philosophie, en droit public, en économie politique, etc. (5) L'Histoire nous enseigne donc qu'être un ou une surdiplomé(e) n'interdit pas la tentation du crime.


Devant le tollé provoqué par la permission (pour le moins) accordée par ces présidentes d'universités aux différentes formes d’agit-prop antisémites sur les campus, celle de l'université de Pennsylvanie démissionna. Celle de Harvard reste en place et fut confirmée le 12 décembre par son conseil d'administration… Au-delà de la stupéfaction ressentie, ces prises de position en disent long sur l'état du débat théorique parmi les intellectuels américains, dont font activement partie Mesdames Butler et Vergès. Pour une partie du monde intellectuel anglo-saxon et de leurs affidés français, le "Judenrei" hitlérien ne provoque plus de haut-le-cœur. Ça dépend du contexte !



Ali-Reza Panahian, chef du "groupe de réflexion pour les universités" du dictateur Ali Khamenei. Photo DR


Ainsi est en train de se réaliser le projet savamment élaboré de l'islamisme politique. Ses idéologues ne se cachent pas de ses finalités. Comme il suffisait de lire Mein Kampf et de prendre au sérieux les objectifs d'Adolf Hitler pour comprendre ses intentions., il suffit d'écouter les prophéties de l'hodjatoleslam iranien Ali-Reza Panahian, chef du "groupe de réflexion pour les universités" du dictateur Ali Khamenei pour éclairer les raisons des combats actuels et futurs. Dans un entretien accordé à la première chaîne de télévision de Téhéran, le 8 novembre 2023, cet inspirateur de l’Ayatollah confie : « Nous sommes en train de mener une guerre à petits feux contre l’Occident. Nous, le Hezbollah et le Hamas. Nous ferons naître un tel anti-sionisme dans le cœur de leurs peuples que tous ceux qui manifestent aujourd’hui dans leurs rues seront les mêmes qui les détruiront demain de l’intérieur ». Et lorsque le journaliste lui demande : « donc quand Abdollahian [ministre des Affaires étrangères de la république islamique] demande un cessez le feu... En fait nous n’en voulons pas ? », Panahian répond sans ambages « non. De toute façon, nous avons déjà gagné. Quoi qu’ils fassent ces gens seront avec nous » (6) 


Les agents recruteurs sont à l’œuvre pour cette mise à bas de ce que la dictature religieuse des mollahs appelle l'Occident. Ce concept géographico-idéologique passe-partout, utilisé à tire-larigot, signifie concrètement l'horreur absolue pour tous les djihadistes, tous les salafistes, les Frères musulmans et… une partie de la gauche européenne. Horreur de la démocratie, horreur des droits de l'Homme, horreur de ses valeurs d'égalité notamment entre les hommes et les femmes, même s'il reste du chemin à parcourir, horreur de la laïcité. Horreur, horreur, horreur. Dans notre pays, l’une des représentantes de ce « courant de pensée »  est Houria Bouteldja, co-organisatrice de la table ronde du 3 mars dernier avec Judith Butler.


La race comme critère


Établir la liste des propos agressifs, voire injurieux, proférés par la cofondatrice du PIR (parti des indigènes de la République) est quasi impossible tant ils sont nombreux. Mais il existe quelques points obsessionnels dans la pensée de cette dénonciatrice des « souchiens », c'est à dire des Français blancs, qui par essence sont, à ses yeux, tous des racistes, colonialistes, favorables à la domination sur les minorités, particulièrement noire et/ou musulmane. Le directeur de la rédaction du Monde diplomatique, Serge Halimi, qu'il est difficile de qualifier de partisan du colonialisme blanc, remarque notamment la volonté de Madame Bouteldja de « tout subordonner — la domination sociale, la domination masculine, la persécution des minorités sexuelles — au combat contre l’hégémonie "blanche" et de le faire, adossée à une réflexion théorique ne comportant en définitive qu’une variable, "Occident" contre "Indigènes", symétriquement conçus en blocs presque toujours homogènes, solidaires, immuables » (7). Cette supposée unicité "blanche" l'amène ainsi à vouloir dénier à l'historien Pascal Blanchard le droit de travailler sur le fait colonial parce qu'il est blanc ! (8) Mais n'en rions pas. Nombre d’œuvres théâtrales ne peuvent plus être représentées, des tableaux exposes sont condamnés par des idéologues "racialisées" ou "décoloniales" du même acabit. De même, des groupes de débat sur les questions de discrimination raciale sont réservés exclusivement à des minorités noires, des lieux sont interdits aux hommes car on y discute des inégalités hommes-femmes, etc. (9). Il ne s'agit pas là d'actions épisodiques mais d'une vague de fond.


Apôtre de la pensée "décoloniale", Houria Bouteldja est non seulement opposée aux Blancs mais également aux Juifs qui en seraient l’abjecte quintessence. « Aller à Auschwitz », disait-elle en 2017, « c'est nous faire endosser les crimes coloniaux » (vidéo ci-dessous).



« Je n’irai pas à Auschwitz… ». A l’occasion de la sortie aux éditions La Fabrique de son ouvrage Les Blancs, les Juifs et nous, rencontre avec Houria Bouteldja, en présence de son éditeur Eric Hazan, avec la participation de l’universitaire franco-ivorienne Maboula Soumahoro, le 25 mars 2016 à Paris. Houria Bouteldja y explique pourquoi elle n’ira pas à Auschwitz, confortée par Eric Hazan, pour qui « il faut résister à l’instrumentalisation du génocide nazi », cette « blague sinistre » devenue selon lui une « religion internationale ». Pour Houria Bouteldja, « la volonté de créer Israël répondait à des intérêts stratégiques occidentaux et certainement pas à un sentiment de culpabilité vis à vis du génocide. » Israël, selon elle, « est une excroissance de l’Occident en Orient et fait partie du projet occidental blanc. » (débat entre Houria Bouteldja et Gilles Clavreul, publié par Le Nouvel Observateur le 6 novembre 2018).

Dans une interview à la revue Vacarme, en février 2015, elle disait encore : « il ne faut pas faire l’amalgame entre les sentiments anti-juifs hérités de la colonisation et l’antisémitisme européen. Sans cela, on risque de commettre l’erreur politique de combattre Dieudonné comme on combat l’extrême-droite et les néo-nazis. (…) Dieudonné est un indigène qui fait de la provocation avec ce qui emmerde le plus,

ce qu’il assimile à de la bien pensance… Il joue avec la bonne conscience, les tabous de la société française. (…) Dieudonné n’est pas politisé : il est le produit de la dépolitisation de la jeunesse de l’ère Mitterrand,

bercée à l’antiracisme moral. (…) Il est un peu comme tout le monde, il voit des juifs à la télé particulièrement présents comme Finkielkraut, BHL, Élisabeth Lévy, Glucksmann… »


L'obsession de la race ne pouvait mener ces communautaristes "de gauche" qu'à se trouver des filiations avec les héritiers d'Arthur de Gobineau (10). Dans son dernier ouvrage, Beaufs et Barbares, paru en janvier 2023, voici Madame Bouteldja qui rend hommage à Alain Soral, l'un des propagandistes d'un néo-fascisme français, négationniste et antisémite déclaré qui manifeste dès qu'il le peut aux cris de "Juifs dehors" (11).  Laure Daussy épingle dans Charlie Hebdo reprend ces propos tenus par Houria Bouteldja : « Il faut reconnaître à Alain Soral le ­mérite d’avoir su toucher simultanément les âmes de deux groupes aux intérêts contradictoires et d’avoir envisagé avant tout le monde une politique des beaufs et des barbares. » Et la journaliste remarque, pour le moins étonnée, le flirt engagé par Houria Bouteldja  : « En gros, les pires thèses masculinistes à la Zemmour ou, là encore, celles inspirées par Soral. C’est via le machisme que l’on va unir les prolos blancs et les minorités, quel progressisme, quelle subtile vision des classes populaires ! » (12)


Comme l'analyse Pierre Boyer, philosophe et écrivain, professeur à l’École polytechnique, « le récit du monde que produisent ces philosophes féministes revient à exclure les femmes israéliennes victimes du 7 octobre de toute considération morale et juridique. Et à faire de la négation d’un des premiers “féminicides de masse” du XXIe siècle un titre de gloire de la rhétorique féministe. (...) Cela revient non pas à rendre partageable une expérience, mais à décider une fois pour toutes qui est du bon côté de l’histoire et qui a le droit, ou pas, au respect. À ce titre, le conflit israélo-palestinien signe aussi la triste défaite d’un certain féminisme. » (13)


Fixation névrotique


Cette fixation de masse sur le conflit israélo-palestinien à l'exclusion de tout autre ne manque pas d'étonner. Pourtant Ouïghours derrière les barbelés, Kurdes emprisonnés, Afghanes enfermées, Somaliens, Érythréens assassinés, Tibétains sous la botte, Karens et autres Birmans liquidés par la Junte, Congolaises et Maliennes violées, etc. devraient également susciter l’émotion. Non, seul ce terrible conflit qui met aux prises deux légitimités sur la même terre, occupe le devant de la scène.


Dans cette indignation sélective, ces féministes ne trouvent rien à redire de leurs compagnons de lutte, ces mouvements qui professent un anti-laïcisme sans rivage. Ces islamistes politiques sont favorables à la mutilation de l'excision, au mariage forcé des petites filles dès l'âge de 9 ans. Ils ont noyé dans le sang, comme en Syrie ou en Iran, toutes les tentatives d'émancipation. Ils lapident les femmes accusées d'adultère, leur interdisent l'enseignement, les cloîtrent. Ils organisent des raids contre les villages, violent et enlèvent, pratiquent l'esclavage. Ici-même, les Frères musulmans tentent d'imposer dans les cités populaires leur loi et leur vision du monde, cet islam des ténèbres passé au tamis de l’intégrisme. Ils rêvent de charia, théorisent dans des prêches enflammés et cinglés la nécessaire soumission des femmes, la haine des Juifs et des laïcs. Bref, ils sont tout ce que les révolutionnaires, les réformistes, les féministes et les écologistes devraient détester. Et pourtant... Non seulement, ces étranges féministes ne leur objectent rien mais, pire, elles font la promotion de l'alliance entre intégristes et progressistes.

 

Dès 2006, comme l’a rappelé l’Observatoire du décolonialisme, Judith Butler expliquait qu’« il est extrêmement important de considérer le Hamas et le Hezbollah comme des mouvements sociaux progressistes, qui se situent à gauche et font partie d’une gauche mondiale. » Elle reprenait des arguments avancés auparavant par deux autres figures de la "gauche radicale", Michael Hardt et Antonio Negri (dans Empire, paru en 2000), qui n’hésitaient pas à affirmer : « La postmodernité du fondamentalisme se reconnaît à son refus de la modernité comme arme de l’hégémonie euro-américaine – à cet égard, le fondamentalisme islamique représente bien un exemple paradigmatique. » En 2014, Judith Butler collaborait encore à l’ouvrage Deconstructing Zionism, sous la direction du philosophe italien Gianni Vatimo, qui écrivait alors, noir sur blanc : « Quant à l’idée de faire “disparaître” l’État d’Israël de la carte – un des thèmes ordinaires de la “menace” iranienne –, elle semble n’être pas complètement déraisonnable. (…) Parler d’Israël comme d’un “péché impardonnable” n’est donc pas si excessif. »


Les Trotskystes anglais, puis aujourd'hui le NPA et leurs amis belges furent en Europe les initiateurs de ce front avec le Hamas. Nous savons comment il fit ses preuves en Iran notamment quand le mouvement progressiste des "Moudjahidin du Peuple" fut décimé par ses supposés alliés mollahs, après les avoir portés au pouvoir. Khomeiny avait dû lire cet aphorisme de Brecht : « viens m'aider à faire un civet, dit le cuisinier au lièvre. »


Cette erreur des clercs n'est pas nouvelle. Rappelons-nous Michel Foucault se faisant journaliste en Iran, en septembre et décembre 1978, au moment des manifestations contre le Shah et de ses textes intitulés "À quoi rêvent les Iraniens ?" et "L’esprit d’un monde sans esprit" où il exprimait un soutien sans faille à Khomeiny, décelant dans l'arrivée des religieux chiites au pouvoir un renouveau de la Liberté. D'où sa notion de « spiritualité politique » :  « L’autre [question] concerne ce petit coin de terre dont le sol et le sous-sol sont l’enjeu de stratégies mondiales. Quel sens, pour les hommes qui l’habitent, à rechercher au prix même de leur vie cette chose dont nous avons, nous autres, oublié la possibilité depuis la Renaissance et les grandes crises du christianisme : une spiritualité politique. J’entends déjà les Français qui rient, mais je sais qu’ils ont tort. » (14)

Cette "spiritualité politique" est aujourd’hui devenue une prison dont on ne s'échappe que par la mort.



Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou, à gauche, et le ministre de la Sécurité nationale Itamar Ben Gvir

lors de la réunion du cabinet, à Jérusalem, le 10 septembre 2023. Photos Chaïm Goldberg/Flash 90


Netanyahou l’incapable


Dans la tragédie qui a commencé avec les pogroms du 7 Octobre, la responsabilité du gouvernement israélien de droite et d’extrême droite raciste ne doit pas être évacuée. Tout d'abord, le duo Netanyaouh-Ben Gvir, à la tête du gouvernement le plus raciste qu'ait jamais connu Israël est coupable de la facilité avec laquelle les terroristes ont pu perpétrer, pendant des heures, leurs massacres en toute quiétude. Obnubilé par son désir forcené d'implanter de nouvelles colonies en Cisjordanie occupée, ce pouvoir animé par des racistes messianistes a mobilisé l'ensemble de Tsahal en couverture de ces amputations du territoire palestinien. Et a donc dégarni le front sud comme jamais. Leur projet est clair, "confétiser" à tel point la géographie politique des Palestiniens qu'il ne leur restera plus rien de l'espace nécessaire à leur vie tout court et de leur juste rêve de créer leur État.


Ensuite ce même groupe, la Thora d'une main, le pistolet-mitrailleur Uzi de l'autre, a cru pouvoir se jouer du Hamas en le cajolant pour lui accorder un statut refusé à l'Autorité palestinienne. Netanyaouh et ses amis accompagnaient même d'une protection militaire la livraison mensuelle des valises de millions de dollars, fournis par les banques qataries, de l'aéroport de Tel Aviv jusqu'à Gaza. Cette irrigation en continu signifiait au Hamas de la part du gouvernement israélien : vous êtes de facto nos alliés, "voyez comme nous vous traitons". Ainsi croyaient-ils, ces imbéciles, inventer une stratégie d'oubli d'un éventuel État palestinien sur les espaces recommandées par l'ONU et réduit à cette bande côtière. Jamais Netanyaouh et sa clique d’obsessionnels racistes ne se sont inquiétés de la manière dont la manne financière du Quatar et de l'ONU était utilisée. Pendant ces longues années, le Hamas jouait avec sagacité aux idiots heureux tandis que ses hommes, suivant les conseils d’ingénieurs du génie iranien, creusaient des centaines de kilomètres de tunnels et entraînaient ses hommes à la guerre asymétrique, au nez et à la barbe des services de renseignement israéliens. Le regard du Shin Bet était orienté vers les territoires occupés de Cisjordanie afin de satisfaire à l'obsession du criminel BenGvir. "Ramallah, unique objet de mon ressentiment", psalmodiait-il. Car la mise à mort de l'Autorité (si peu réelle) palestinienne était prioritaire pour la clique au pouvoir. Plus de gouvernement palestinien et hop, la question est réglée. Ainsi la pensée magique fait disparaître la réalité.


La mise en cause de Netanyaouh et de son gouvernement dans ce désastre court aujourd'hui parmi la population israélienne et les forces armées. Beaucoup les accusent d'être responsables de la déstabilisation profonde et la mise en danger de l'existence de l’État même, créées par les pogroms du 7 octobre et de la manière dont ce pouvoir fut berné par le Hamas qui sut jouer avec maestria de la taquiya (la dissimulation).


De son incapacité à protéger son peuple, ce gouvernement cherche à faire une force pour perpétuer son pouvoir. La riposte contre le Hamas s'est transformée en une agression généralisée contre les Gazaouis. Les haines sont devenues telles pour beaucoup, de chaque côté, qu'elles justifient les destructions de masse, les très nombreuses victimes civiles et la continuation (jusqu'où?) de la guerre. Les deux extrémismes se repaissent du sang versé.


Piège machiavélique


Il faut toujours lire et écouter les dirigeants des organisations terroristes quand ils s'adressent à leurs troupes. Loin de toute nécessité "propagandesque", ils dévoilent, en terrain acquis et bienveillant, leur vérité, toute crue. Ainsi la déclaration du N°1 de la branche politique du Hamas, Ismael Haniyeh, le 27 octobre dernier à la télévision Al Mayadeen (la chaîne d'information par satellite du Hezbollah) dit tout des raisons de la tactique du bouclier humain voulue par son mouvement : « Le sang des femmes, des enfants et des personnes âgées, nous en avons besoin, pour qu’il éveille en nous l’esprit révolutionnaire, pour qu’il éveille avec nous la détermination. » 


En refusant de relâcher les otages qu’il détient, le Hamas souhaite qu'il y ait le plus grand nombre de victimes palestiniennes et particulièrement en ce mois de Ramadan. C'est pourquoi il extrémise ses exigences dans les négociations indirectes qu'il mène avec Israël sur leur libération.  Plus il y a de victimes gazaouies, et de bombardements qui rasent des quartiers entiers de Gaza, mieux se diffuse son message dans le monde entier sur l'impossibilité des Juifs d'être "en terre d'islam", mieux se façonne son image de leader de la lutte palestinienne, particulièrement auprès de la jeunesse, plus devient impossible toute résolution du conflit, plus deviennent caducs les Accords d'Abraham qui voyaient un arc anti-Téhéran se constituer sous l'égide de Washington, incluant Israël et l'Arabie saoudite.


Ce piège machiavélique inventée par la théocratie iranienne et ses affidés, patiemment mis en place, sur une longue période, a pleinement réussi dans tous ses objectifs. C'est de cette situation que le gouvernement Netanyaouh veut également profiter. Faire durer la guerre à Gaza le plus longtemps possible au nom de la destruction des capacités militaires et organisationnelles du Hamas, présente à ses yeux l'avantage de pouvoir attendre l'arrivée, espérée comme le Messie, de Trump au pouvoir. L'augmentation des victimes civiles, dans cette situation, où le Hamas se sert des Gazaouis comme boucliers humains, ne peut que troubler l'électorat de gauche du candidat Biden. En créant, par leur action, l'irréparable, les deux extrêmes dansent la même java, celle du diable.


Michel Strulovici


NOTES


(1). Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l'identité, paru aux États-Unis en 1990, a été traduit et publié en France par les éditions La Découverte en 2005.

(2). Les propos de Judith Butler ont été rapportés sur le réseau social X par le média indigéniste et décolonial "Paroles d’honneur", une émanation du "QG décolonial" chapeauté notamment par  Houria Bouteldja, du Parti des Indigènes de la République. Ce mouvement fondé sur une idéologie post-coloniale se consacre principalement à la dénonciation de l'histoire coloniale de la France et à la persistance d'un supposé racisme systémique dans le pays. La dénonciation de la laïcité, et le soutien aux mouvements palestiniens les plus extrêmes, sont en outre parmi ses thèmes de prédilection.


(3). Ce slogan fait référence géographiquement à la zone comprise entre le fleuve Jourdain et la mer Méditerranée, qui comprend actuellement l'État d'Israël et les territoires palestiniens : la Cisjordanie, comprenant l'Est de Jérusalem ainsi que la bande de Gaza.


(4). Entre 1941 et 1944, près d’un million et demi de Juifs d’Ukraine ont été assassinés lors de l’invasion de l’Union soviétique par l’Allemagne nazie. L’immense majorité est morte sous les balles des Einsatzgruppen  (unités de tueries mobiles à l’Est), d’unités de la Waffen SS, de la police allemande et de collaborateurs locaux.


(5). Didier Epelbaum, Des Hommes vraiment ordinaires ? Les bourreaux génocidaires, éditions Stock, Essais, septembre 2015.


(6). Consultable sur la chaîne MEMRI TV qui, de Los Angeles, reprend les émissions des pays arabes et persan.


(7). Serge Halimi, "Ahmadinejab, mon héros", Le Monde diplomatique, août 2016. 


(8). Cité par Anne Sophie Mercier dans Le Canard enchainé du 15 novembre 2017, "La politique du PIR".


(9). Le mouvement pro-palestinien suit parfois le même chemin. Dernièrement, une peinture de Lord Balfour a été lacérée au cuter et couverte de peinture rouge dans un musée de Cambridge par une jeune militante qui protestait ainsi contre sa fameuse déclaration de 1917 accordant un « foyer national pour le peuple juif » en Palestine. A quand les interdictions de représenter Bérénice de Racine car l’héroïne est une princesse juive de Judée ? A quand des litres de sang déversés sur les peintures de Chagall ? Quand brûlera-t-on les œuvres de David Grossman et de Primo Levi ?


(10). Arthur de Gobineau (1816-1882), auteur d'une œuvre littéraire d'inspiration romantique, d'essais polémiques et de travaux historiques, est surtout connu pour son Essai sur l'inégalité des races humaines (1853-1855) dans lequel il défend l'idée que la noblesse française descend des envahisseurs germaniques, par opposition au peuple d'ascendance gallo-romaine, pour justifier leurs privilèges historiques de vainqueurs. Dans cet ouvrage, Gobineau plus largement reprend à son compte la théorie raciale de hiérarchisation des groupes humains. Les écrits de Gobineau, qui trouvent peu d'écho dans la France post-révolutionnaire acquise à l'abandon des privilèges et des traditions de l'Ancien Régime, alimentent en revanche dans d'autres pays, notamment en Allemagne (avec le mouvement völkisch), les théories pseudo-scientifiques alléguant le mythe de la race aryenne.


(11). Depuis 2008, Alain Soral est régulièrement condamné, notamment à une peine de prison ferme en 2019, pour diffamationinjures raciales ou antisémitesincitation à la haine raciale, provocation à la haine, la discrimination ou la violence, apologie de crime de guerre et contre l'humanité, négationnisme... La dernière condamnation pour diffamation concerne ses accusations contre les Juifs qui seraient les auteurs de l'incendie de Notre-Dame ! Il est proche de Dieudonné et Faurisson. Le voici ami avec Houria Bouteldja.


(12). Charlie Hebdo, numéro du 1er février 2023.


(13). Pierre Boyer, publié sur sa page Facebook, le 6 mars 2024.


(14). "L’esprit d’un monde sans esprit", entretien avec Pierre Blanchet et Claire Brière, reporters de Libération en Iran, publié en conclusion de leur livre Iran : la révolution au nom de Dieu, Paris, Seuil, 1979.


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