
lundi 3 novembre 2025
Dans la novlangue du poutinisme
Langage, poison et pouvoir : avant d’être guerre, propagande ou oppression, le totalitarisme est une manière de parler. En disséquant la novlangue du Kremlin, Michel Niqueux révèle dans Le Vocabulaire du poutinisme la matrice idéologique d’un régime qui ne se contente plus de falsifier les faits, mais cherche à coloniser les esprits. Le totalitarisme n’est pas seulement un système politique. Il ne se contente pas de surgir dans l’histoire, d’agir et de détruire. Il est également, et avant tout, une pensée : c’est elle qui guide et justifie l’action. Il peut y avoir une tyrannie fondée sur le seul caprice du tyran ; le totalitarisme y adjoint nécessairement une weltanschauung : une vision de l’univers. Et, parce qu’il est une pensée avant d’entrer dans les faits, puisqu’il trouve une forme dans les esprits avant de prendre chair dans les foules et les événements, le totalitarisme est premièrement un langage. Dès l’origine de ses apparitions, il s’impose comme une logique et un verbe : une manière d’exprimer son intention, de convaincre et de vaincre. C’est donc comme langage qu’il doit être étudié en priorité. L’aventure totalitaire, pour être comprise à fond - et à temps - doit être examinée dans son style oral et écrit, son dictionnaire propre. Cette religion est révélée par ses écritures, les massacres ne viendront qu’après. C’est pourquoi, depuis un siècle, les intelligences qui ont le mieux traqué le totalitarisme ont étudié avec la plus grande précaution ses textes, ses slogans et ses manifestes, non comme de simples collections de signes à traduire mécaniquement, mais comme des symptômes organisés de manière systémique, porteurs d’une métaphysique : là réside leur puissance de viralité. Cette démarche a donné lieu à de grandes œuvres. LTI, la langue du IIIe Reich de Viktor Klemperer, les Principes de la novlangue de George Orwell, La Langue de bois de Françoise Thom, sont autant d’outils magistraux pour saisir le totalitarisme dans son essence, parce qu’en disséquant la forme de ses pensées, on tient son être. Le système totalitaire, qui est essentiellement un néant à l’assaut du réel, n’est jamais autant lui-même ni aussi visible que quand il parle. Mieux : il peut se résumer à son langage. Parce qu’il est un fantasme, un mensonge, une fiction, et que tout le reste est anéantissement du vrai par le faux, de la civilisation par la souffrance, de l’humanité par la violence, le totalitarisme doit impérativement noyer les peuples dans ses chimères toxiques. Parce qu’il n’a pas de substance propre, l’idiome est sa seule substance. Tout le reste n’en est que la conséquence, c’est-à-dire, in fine , la mort. Les sociétés qui considèrent qu’il est inutile de se pencher sur de tels tissus d’absurdités le paient cher. En cela, le Vocabulaire du poutinisme , publié par les éditions À l’Est de Brest-Litovsk , est un livre fondamental. L’auteur, Michel Niqueux, agrégé de russe et docteur d’État, est un expert de la société soviétique. Il nous invite à un bien étrange voyage dans les méandres de la mentalité actuelle du Kremlin. Dans ce petit livre fort bien conçu, organisé par ordre alphabétique, et très joliment présenté, le lecteur rencontre le système poutinien dans toute sa fausse splendeur impériale et son insondable vacuité philosophique. Article après article, on apprend à l’écouter, pour mieux le combattre. Confronté à cette parole dure, sombre, triste, incapable d’humour, absolument jamais heureuse, on le voit enfin les yeux dans les yeux, et l’on songe à Galia Ackerman lorsqu’elle dit que cette Russie-là est « un monde sans amour ». On pense également à l’idée de Françoise Thom, selon laquelle il n’y a rien d’autre dans le poutinisme qu’une rage dirigée contre l’Occident. Michel Niqueux démontre que cette rage est déjà ancienne - on croisera Dostoïevski -, certes ancrée dans les visions apocalyptiques antérieures au bolchévisme, mais qu’elle atteint avec Poutine un état de pureté et de dureté extrêmement inquiétant. Un mot concentre à lui seul l’énergie négative du régime : « panphobie ». Quelque chose de plus dangereux que le communisme et le nazisme : la haine du monde en tant que tel. On n’est pas ici seulement frappé par la laideur morale du poutinisme - la guerre en Ukraine pourrait suffire à nous en convaincre -, mais aussi par l’absence de toute espérance, de tout pardon et de toute charité, frappante pour un dogme qui prétend sauver le christianisme. Les aphorismes de Douguine - qui, s’il n’est pas un idéologue aussi structuré que Lénine, n’en est pas moins un prophète rappelant les pires moments du nazisme - nous montrent, même si nous sommes prévenus contre la pensée du Kremlin, que nous ne sommes pas suffisamment méfiants. Le Vocabulaire du poutinisme nous indique à quelle fuite en avant nous sommes confrontés : il nous appartient d’imaginer que les choses pourraient encore empirer. On sait comment commence une idéologie, on ne sait jamais comment elle va finir, et nul ne peut prédire si le vaste désordre mental, national-nihiliste, décrit par Michel Niqueux est en voie d’effondrement parce qu’un tel chaos ne saurait perdurer, ou s’il n’a pas encore atteint sa maturité. Sur la guerre, sur la civilisation, sur l’Histoire, sur la religion, sur la Russie elle-même, le caractère délirant des thèses officielles est frappant. La vertu de ce livre est de les juxtaposer sans les diluer les unes dans les autres. Apparaît alors le caractère hétéroclite, incohérent, sauvage , très pauvre intellectuellement, de cette idéologie, et sa noire vitalité : le nerf à vif de chacun de ses éléments. Ce livre aurait tout aussi bien pu s’appeler Dictionnaire de la paranoïa d’État , ou Lexique de la vengeance culturelle . Poutine n’y apparaît pas comme le grand architecte d’une théorie - il en serait bien incapable -, mais comme le centre de gravité d’une agrégation d’idées disparates, le rassembleur de toutes leurs nocivités qui, additionnées, forment une catastrophe. Impossible de ne pas s’exclamer « Pauvre peuple russe ! » lorsqu’on le sait hanté par ce fatras de bêtises et de méchanceté. Alain Besançon disait que l’idéologue ne veut pas être crue : elle veut être parlée. Le Vocabulaire du poutinisme est en cela salutaire. Car peu importe que les Russes adhèrent à ce langage par foi aveugle ou par mauvaise foi : ils le parlent. Ils le font être, il lui prêtent leurs esprits et, au pire, leurs âmes. Si bien que, pour les comprendre, que cette langue politique leur soit devenue naturelle ou qu’elle reste à l’état de seconde langue destinée à éviter d’être punis par le pouvoir, elle est là, sa pratique les tient et, déjà, elle déborde chez nous, chez certains de nos décideurs et de nos intellectuels, et même chez nos braves gens. Peu importe qu’un Thierry Mariani ou un Alain Soral adhèrent intimement au poutinisme : l’essentiel est qu’ils en ont les vecteurs. Ils facilitent la contagion verbale et la maladie progresse. La sincérité est secondaire. L’année dernière, à la terrasse d’un café de village de la Beauce profonde, j’ai entendu un paysan s’exclamer : « De toute façon, les Ukrainiens, c’est tous des nazis ! » Mon sang s’est glacé. J’avais la démonstration que la lingua putinia avait fait son entrée jusque dans nos campagnes les plus humbles. La vérité est communicative, le mensonge est épidémique. Le Vocabulaire du poutinisme ne suffira sans doute pas à vacciner les Français, mais il constitue à coup sûr un masque de protection respiratoire indispensable. On attirera l’attention sur les nombreuses citations, sourcées, datées et utilement indiquées en italiques, qui font mieux que de ponctuer la lecture : elles la guident et la rendent spectaculaire. « Le jugement dernier de notre monde est venu. » Alexandre Herzen, 1849 « Quant à l’ennemi, il est toujours le même : c’est l’Occident. » Fiodor Tioutchev, 1853 « L’européanisation est un mal absolu. » Nikolaï Troubetzkoy, 1920 « L’Occident est le royaume de l’Antéchrist. » Alexandre Douguine, 2006 « Je le répète : la dictature des élites occidentales vise toutes les sociétés, y compris les pays occidentaux eux-mêmes. C’est un défi adressé à tout le monde. Cette négation profonde de l’humanité, cette subversion de la foi et des valeurs traditionnelles, cet écrasement de la liberté prennent les traits d’une « religion à l’envers » - d’un satanisme pur et simple. » Vladimir Poutine, 2022 Pascal Avot Consultant en communication, Pascal Avot publie régulièrement sur des sites comme Contrepoints, Causeur ou Desk Russie Michel Niqueux, Vocabulaire du poutinisme , À l’Est de Brest-Litovsk Éditions, 236 p., 19 € ( ICI ) DONS DÉFISCALISABLES JUSQU'AU 31/12/2025 Nous avons fait le choix d'un site entièrement gratuit, sans publicité, qui ne dépend que de l'engagement de nos lecteurs. Dons ou abonnements ICI Et pour recevoir notre infolettre : https://www.leshumanites-media.com/info-lettre




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