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A fleur de bidonville


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Le cinéaste espagnol Guillermo Galoe, remarqué pour Fragil Equilibrio, signe un film immersif dans le « secteur 85 » de la Cañada Real, aux portes de Madrid. À travers le regard de deux adolescents, il mêle observation sociale et poésie visuelle, transformant un bidonville gitan et marocain en un territoire d’enfance, de liberté et de surréalisme.


No duerme nadie por el cielo. Nadie, nadie.

No duerme nadie.

Las criaturas de la luna huelen y rondan sus cabañas.V

endrán las iguanas vivas a morder a los hombres que no sueñan

y el que huye con el corazón roto encontrará por las esquinasas

el increíble cocodrilo quieto bajo la tierna protesta de los astros.

Federico García Lorca, Poeta in Nueva York, écrit en 1929-1930, publié en 1940) (1)

 

Personne ne dort dans le ciel. Personne, personne.

Personne ne dort.

Les créatures de la lune flairent et rôdent autour de leurs cabanes.

Viendront les iguanes vivants mordre les hommes qui ne rêvent pas

et celui qui fuit le cœur brisé trouvera au coin de la rue

l’incroyable crocodile placide sous la tendre protestation des astres.

Federico García Lorca, Poète à New York (2)

  

Aucun rapport direct entre ce que le poète de Grenade nommait son « nocturne de Brooklyn Bridge » et Ciudad sin Sueño, le nouveau long métrage du documentariste Guillermo Galoe, remarqué pour Fragil Equilibrio en 2016. Il a posé sa caméra dans la Cañada real (« le vallon royal »), chemin de transhumance depuis le Moyen-Âge, leu de passage au fil du temps devenu le plus grand bidonville d’Europe. Situé à une dizaine de kilomètres du centre de Madrid, c’est un autre monde, sans électricité, sans eau courante. La population totale, en constante progression, y est estimée à près de 9.000 habitants dont 3.000 mineurs. Galoe a choisi le « secteur 85 » où cohabitent gitans et Marocains. Le metteur en scène s’est livré à une observation participante deux ans avant de tourner. Il a obtenu un résultat très naturel : le campement vit. Enfiévré, il ne dort jamais.

 

Ses deux protagonistes, Tonino et Saïd, ont treize ou quatorze ans et appartiennent chacun à une de ces deux communautés. Ils savent qu’ils se sépareront à la fin de l’été, l’un devant rejoindre sa famille en France, l’autre un logement décent, les siens, menacés d’expulsion, ayant obtenu un HLM. La mère de Tonino s’était chargée des démarches, ne pouvant plus vivre dans les conditions de confort et d’hygiène supportées jusque-là. Dans un clan dominé par le pai, ce grand père ferrailleur qui fascine Toni, cet évènement constitue une révolution de palais.  Le film se développe sur cette trame mais se nourrit d’écarts et de digressions.

 

Le terrain est jonché de carcasses de voitures détournées, recyclées par les enfants en balançoires. Y traîne « tout ce que les gadjos jettent ». Les animaux y sont présents comme dans l’Arche de Noé, avec notamment un iguane (référence à celui de Lorca ?) que les deux gamins ont capturé dans la garrigue, ainsi que la chienne Atomica, un lévrier avec lequel le pai et les adolescents pratiquent la chasse, leur tacot faisant avec le limier une course de vitesse. La cousine de Toni, un vrai garçon manqué, abat le lièvre d’un coup de carabine sans le moindre état d’âme. Il existe aussi un refuge secret d'où des oiseaux exotiques, sans doute chapardés, se libèrent dans un magnifique et dangereux envol.


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Guillermo Galeo pendant le tournage de Ciudad sin Sueño


Guillermo Galeo refuse de présenter le campement comme une zone de misère et de détresse. L’espace, photographié par le chef-opérateur Rui Poça, collaborateur, entre autres, de Miguel Gomes, est composé de vues d’ensemble qui, de nuit, évoquent des toiles de Goya et de Ribera. Autour d’un feu de bois, la grand-mère raconte des histoires de pays où coulent café, vin, lait et miel. Ces images contrastent avec des plans moyens ou rapprochés sur des visages d’enfants à l’exceptionnelle photogénie. Il faut dire que tous les protagonistes ont gardé quelque chose de l’enfance.

 

Le contenu est suggéré, plus que narré de façon linéaire. Le montage, surprenant, quelque peu illogique, introduit des ruptures de ton et de temps, des images hallucinatoires, rapprochant la docu fiction du surréalisme de Lorca. S’ajoutent à cette magie les continuels inserts de selfies pris par les adolescents, leur permettant d’imaginer et de sublimer la vie hors de la Cañada. Ils modifient les teintes de l’écran, cherchant à obtenir un monde rouge, oranger, turquoise. Jeunes et vieux, filles et garçons fument ou vapotent à qui mieux mieux. Ou s’adonnent à d’autres paradis artificiels.

 

En marche vers son « clapier », on sent que Tonino redoute ce que sera sa nouvelle vie. Il refuse, peut-être par superstition, de monter dans l’ascenseur. Et de gravir un échelon supplémentaire dans la sédentarisation. Ses sœurs ont déjà adapté leurs rêves : « Y aura-t-il un supermarket ? Un coiffeur ? J’irai tous les jours chez le coiffeur ». Les derniers plans du film s’attardent sur ce qui fait l’esprit et le symbole de la culture gitane :  latcho drom, un souhait amical de sécurité, de bonheur ou de chance sur le chemin que l'on peut traduire par "bonne route".

 

Nicole Gabriel


  • Ciudad sin Sueño, de Guillermo Galeo, sort en salles ce mercredi 3 septembre 2025.

 

NOTES

1). À propos de la publication et l’édition de Poeta in Nueva York, du rôle de José Bergamín « exécuteur testamentaire sans testament », voir le compte rendu de l’édition critique de Eutimio Martin (Barcelone 1981) par Marcilly Charles dans le Bulletin hispanique, 1984 (ICI).


2). Traduction Carole Fillière et Zoralda Carandell, Robert Laffont, 2023 (légèrement modifiée). Dans leur préface, les deux auteures insistent sur les ultimes péripéties du manuscrit remis par Lorca à Bergamin. Ce manuscrit, longtemps disparu, fut mis aux enchères chez Christie’s à Londres en 1999, puis retiré de la vente à la demande de la Fondation García Lorca qui intervint pour qu’il soit remis à la communauté scientifique.


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